Jérusalem évoque à la fois le berceau des grandes religions mais aussi un conflit d’identité qui semble indépassable. Son histoire est retracée dans cette bande dessinée ambitieuse et réussie.

Il y a quelques semaines, le nouveau ministre de la sécurité d’Israël menaçait le calme de la ville en se rendant sur l’esplanade des Mosquées : cette provocation conduit aujourd’hui à un fort regain des tensions entre Israéliens et Palestiniens. Elle vient aussi nous rappeler que Jérusalem, ville millénaire et trois fois sainte, reste au centre des grands enjeux internationaux. Dans une ambitieuse bande dessinée, l’historien Vincent Lemire, spécialiste de Jérusalem, où il dirige le Centre de recherche français, s’associe au dessinateur Christophe Gaultier, pour nous proposer un retour passionnant sur les 4000 ans qui font l’histoire fascinante cette ville.

Un témoin et de multiples sources

Au sommet du mont des Oliviers trône Zeitoun/Olivia, un arbre vieux de 4 000 ans, choisi par Vincent Lemire pour être le témoin et le narrateur omniscient de cette histoire. L’olivier est ainsi spectateur de toutes les transformations de la ville : du site nu de l’Antiquité à la ville moderne en passant par les déchirements, les reconstructions et le cosmopolitisme qui marquent Jérusalem très tôt dans son histoire. Si « au commencement de cette histoire, il n’y avait rien, ou presque », l’arbre se fait conteur et permet au lecteur de suivre, siècle après siècle, ces évolutions complexes.

L’arbre, somptueusement représenté et dominant le mont des Oliviers, est le fil conducteur de cette histoire. Vincent Lemire source chacune des pages qui composent la bande dessinée : les chroniques, guides de pèlerins, témoignages, sources juridiques et archéologiques sont amenées subtilement à travers les personnages, célèbres ou anonymes, qui les ont produits. On croise ainsi dans ce livre les commerçants, le roi Hérode, les sultans Saladin et Soliman, les religieux de chaque obédience, les chroniqueurs des rois chrétiens et les croisés, le Cadi (juge), les maires successifs... Ainsi, au milieu du XVIIe siècle, c’est à travers le récit d’un riche aventurier que se laisse découvrir une ville prospère, moderne et ouverte à tous. Deux siècles plus tard, le récit des voyageurs chrétiens européens est tout autre : Chateaubriand sur les traces de la Passion, dépeint ainsi une cité mystique et macabre, image qui nourrit ensuite l’imaginaire occidental. Les perceptions, parfois divergentes de l’atmosphère de Jérusalem et de son histoire, entretiennent le mystère : c’est le cas par exemple de la mythique visite, en 1799, de Napoléon Bonaparte. Et l’auteur de le rappeler : « ce n’est pas la première fois qu’un récit légendaire détourne le trajet d’un grand conquérant pour le faire passer par Jérusalem... comme si cette onction symbolique forgeait les destins hors du commun ». Comme dans tout travail d’histoire, les sources sont croisées, confrontées et interrogées : les voyageurs et chroniqueurs nous décrivent ainsi par le menu les pratiques tant religieuses qu’économiques et sociales. Car la ville n’est pas seulement un sanctuaire : c’est un espace vivant dans lequel la population évolue au fil des siècles. A travers les récits, très nombreux et complémentaires, et surtout leur mise en image, le lecteur est plongé dans cette ville mouvante, au plus près. Le dessinateur place le lecteur tantôt surplombant la ville, tantôt à l’échelle de l’échoppe ou de l’individu, comme lorsque sur une page se côtoient les différents officiers du sultan turc.

Décrivant Jérusalem comme « une ville neutre... qui n’eut jamais de passé », la bande dessinée est construite autour de nombreuses double-pages comportant notamment des cartographies qui rendent claires et lisibles les différentes organisations d’une ville célèbre dans le monde entier, mais dont l’histoire n’est pas si connue. On cite par exemple la carte circulaire de la ville au début du XIIe siècle, au temps des bâtisseurs, où Jérusalem est vue comme « une cité idéale ». A la fin du livre, un plan de la ville actuelle permet de mettre en évidence le déséquilibre Ouest/Est, après la partition de 1948 : « comme si le centre de Jérusalem avait implosé : le cœur battant de la cité [...] est aujourd’hui un no man’s land désolé ».

Les flux et reflux d’une cité « conquise et reconquise tant de fois »

« Les époques se télescopent à Jérusalem...le passé ne cesse de remonter », fait dire l’auteur à notre olivier. En effet, à la lecture de l’ouvrage, on est plongé dans un monde qui alterne entre prospérité et cosmopolitisme à certaines époques, et exclusions et destructions à d’autres. Dès le départ, l’auteur précise : « pas facile de comprendre comment cette petite ville perdue au milieu des montagnes est devenue le nombril du monde », tant le climat, le manque d’eau et l’accès contraignent le lieu. Pourtant, dès les premières civilisations, le site est l’objet de toutes les ambitions : l’Egypte puis la Babylone de Nabuchodonosor convoitent la ville. Ce dernier est responsable de la destruction du premier temple, obligeant la fuite des premiers juifs : « en exil, les Judéens inventent le judaïsme et [...] fixent par écrit les premiers textes bibliques ». Au VIe siècle avant J.-C., les Perses conquièrent Jérusalem et les Juifs regagnent la ville : le temple est reconstruit et les pratiques sont maintenues après le basculement du Proche-Orient dans le monde grec, avec les conquêtes d’Alexandre. Les politiques religieuses apparaissent alors contradictoires : à une politique de tolérance et d’avantages fiscaux sous les Ptolémées puis les Séleucides, succède une période plus sombre au IIe s avant J.-C.

Au siècle suivant, la ville connaît un nouvel essor, sous la dynastie hasmonéenne qui fixe les rites. La ville compte 25 000 habitants au début du Ier siècle avant J.-C., 80 000 habitants dès -40, alors que débute le règne d’Hérode « roi bâtisseur et mégalomane » qui mêle traditions juives et grecques : « sous son règne, Jérusalem connaît une prospérité inégalée », elle est célèbre dans tout l’Orient. La cité ouvre ensuite ses horizons vers l’Occident, lorsqu’elle est conquise par Rome : on lit, dans les récits et les illustrations de la bande dessinée, la difficile cohabitation entre les Romains, les Juifs, et les multiples prophètes : en 66 après J.-C., les armées de Titus répriment la population et détruisent le Temple, faisant du 9 de Av l’une des dates majeures du judaïsme. La longue histoire de la Jérusalem romaine prend fin avec le contrôle perse, puis byzantin, puis turc, jusqu’en 1099, quand les croisés prennent la ville dans des conditions complexes. La période chrétienne est un temps de reflux pour la ville : elle est « dévastée, dépouillée, dépeuplée » et n’y restent que quelques centaines d’habitants.  

Mais une fois encore, la ville renaît : le repeuplement est encouragé à partir du XIIe siècle, un quartier maghrébin est créé, illustrant le cosmopolitisme de la ville, qui passe ensuite sous la domination de Saladin. Ce dernier place l’Islam au centre de la cité, mais développe dans le même temps une politique de tolérance : les Juifs et les Chrétiens orientaux, persécutés aux temps de la domination occidentale, se réinstallent en masse. Finalement, après plusieurs décennies d’hésitation : « le règne des Francs à Jérusalem s’achève définitivement comme il avait commencé : par un effroyable massacre ».

Au tournant du Moyen Âge et de l’époque moderne, la ville est aux mains des Mamelouks puis des Ottomans et, à nouveau, « les communautés cohabitent plutôt harmonieusement ». La ville connaît un essor important. Elle devient une « ville sainte universelle, [et] est un incomparable joyau sur la couronne impériale ottomane ». Soliman relance le chantier, les murailles, met en place un système hydraulique, et Christophe Gaultier d’illustrer en quoi elle « produit une grande partie du splendide patrimoine architectural de la ville actuelle ». Comme le fait dire l’auteur à un rabbin s’adressant à son fils : « tout coule, tout s’écoule et tout circule à Jérusalem, l’eau potable comme les traditions ». L’Europe des guerres de religion a, elle, oublié pour un temps, Jérusalem, conquise au XIXe siècle par l’Egypte – la moitié environ des 10 000 habitants sont Musulmans, un quart Juifs et un quart Chrétiens (orientaux et catholiques confondus) – et s’y ajoutent des grands explorateurs, venus prouver l’authenticité des lieux saints. Au début du XXe siècle, la ville a su imposer un pouvoir municipal fort et connaît une grande prospérité : elle compte 60 000 habitants, dont la moitié de Juifs, un quart de Musulmans et un quart de Chrétiens: « au total, c’est bien la mixité qui l’emporte sur la séparation. La polarisation communautaire n’a pas encore segmenté les quartiers et les identités citadines ».

On sait ensuite les conséquences désastreuses de la déclaration Balfour, qui soutient le projet sioniste et entraîne des tensions fortes dans les années 1920 et 1930 : toute la société se politise autour de la question religieuse et identitaire. Pourtant, l’auteur rappele : il n’est pas question de Jérusalem dans les premières déclarations du projet de Théodor Herzl. Depuis la création de l’Etat d’Israël en 1948, la ville est le symbole du « déchirement d’une société citadine désormais clivée par les affrontements nationalistes ».

Une ville trois fois sainte : « tout s’emmêle et s’entremêle à Jérusalem »

Ville au cœur de tous les enjeux, c’est bien l’aspect religieux qui fait de Jérusalem une ville tant convoitée, berceau des trois grandes religions monothéistes. La cité, dans son architecture et ses pratiques urbaines, est construite autour des lieux saints : « Jérusalem est le point de contact entre tout cela ». Son premier lien avec le divin remonte à Abraham : le rocher du sacrifice de son fils devient la pierre fondatrice des trois religions. Elle est ensuite la cité de Salomon, « modèle du roi juste et sage », bâtisseur du premier temple, dont le père, David, aurait instauré le culte monothéiste en y apportant l’arche d’Alliance. Et dès le premier chapitre, l’auteur de nous le rappeler : « au commencement était le temple ». A partir de là, en effet, les différents pouvoirs temporels doivent composer avec un pouvoir spirituel intense : « la centralisation du culte monothéiste à Jérusalem marque un tournant majeur, le temple sanctifié, profané, restauré, dupliqué, détruit, reconstruit... sera désormais le pivot de l’histoire de la ville ». Les traditions juives se mêlent ensuite aux pratiques grecques, puis romaines, sans jamais disparaître.

Au tournant du 1er millénaire, la Jérusalem chrétienne suit les mêmes logiques : la mise en évidence par Hélène, mère de Constantin, premier empereur chrétien, des lieux de la passion, font de Jérusalem le berceau du christianisme autour notamment du Saint Sépulcre, construit à cette époque et qui « témoigne autant du syncrétisme romain que de la nouvelle religion chrétienne ». Mais c’est bien un phénomène d’ajout plus que de substitution qu’apportent les premiers Chrétiens : la cité est cosmopolite et multiconfessionnelle, « les traditions juives, romaines et chrétiennes ne sont pas encore séparées ; au contraire, elles se mélangent dans un surprenant processus de fusion ».

Si les Juifs sont parfois chassés et persécutés, ce sont globalement des politiques de tolérance qui sont mises en place au cours de l’Antiquité tardive, puis du Moyen-Age, même après l’arrivé des Mahométans qui s’emparent du mysticisme de la cité. Ils y construisent le Dôme du Rocher, devenu emblème de la ville : « comme le christianisme avant lui, l’Islam s’invente en réinterprétant les traditions juives ». Les Musulmans restaurent aussi le Mont du Temple, incitent les Juifs à s’y réinstaller et favorisent les brassages entre communautés. Devenue ville sainte de l’Islam au cours du IXe siècle, la Jérusalem musulmane fait preuve d’une politique de tolérance et d’accueil des différentes communautés. Si les lieux musulmans sont développés – un plan nous montre la multiplication des écoles coraniques et des Mosquées – les pèlerins venus du monde entier et des trois confessions peuvent y construire leurs lieux propres. Ainsi, en 1700, le mur occidental est sanctuarisé pour les Juifs par les Ottomans.

Le chapitre 8, la « ville sainte réinventée (1799-1897) » évoque les projets sionistes de retour en Israël. Pour les Juifs et pour les Chrétiens hiérosolymitains, existent dès lors des « tensions entre dynamiques internes et projections extérieures, entre modernisation et nostalgie de la Jérusalem biblique ». Dans ce contexte, l’archéologie prend une place centrale et « le patrimoine historique devient un enjeu stratégique majeur : chacun tente de conserver ses acquis et, si possible, de conquérir de nouveaux lieux emblématiques, en gage de souveraineté ». Notre olivier narrateur l'évoque : depuis 1947, ONU a opté pour un drapeau à rameau d’olivier, comme un symbole pour cette histoire. Mais les options et négociations de concorde échouent : le soulèvement des Arabes au lendemain de la création d’Israël faisant face aux milices juives entraîne le repli de chacun et la création d’une ligne de démarcation interne : Musulmans à l’Est, Juifs à l’Ouest.

La ville compte aujourd’hui près d’un million d’habitants. Dans l’imaginaire collectif, elle reste la ville trois fois sainte, tout à la fois celle du Mur des Lamentations, du Saint-Sépulcre et du Dôme du Rocher. Mais au sein la ville, les 40 % de palestiniens ne bénéficient que de 10 % du budget municipal et, depuis 2005, un mur les isole de la Cisjordanie. L’auteur conclut tristement que le « cycle des vengeance creuse un fossé chaque jour plus profond entre Juifs et Arabes de Jérusalem ».

Enfin, tout au long du livre, le dessin permet une identification claire des personnages et la compréhension du point de vue de chacun. Le travail remarquable de Marie Galopin, coloriste, est également à souligner et permet cette introspection : la lumière, en fonction de l’heure et de la saison, est ainsi travaillée superbement. L’échelle retenue, de la rue et à hauteur d’homme est graphiquement réussie : les bâtiments, les visages et les cartes reproduites appuient de manière convaincante le discours de l’historien et apportent une vraie plus-value en l’ouvrant à un large public.

Ce livre permet au lecteur de se plonger dans la réalité de cette cité millénaire, objet de toutes les convoitises, hier comme aujourd’hui, et au cœur d’un conflit qui dure depuis plus d’un demi-siècle. A ce titre, la reconnaissance par Donald Trump de Jérusalem comme capitale d’Israël, et la victoire de l’extrême droite israélienne aux dernières élections ne permettent pas d’être optimiste : « Jérusalem, ville-monde prise en tenaille entre deux projets nationalistes inconciliables, est devenue un champ de bataille », écrit l’auteur. L’olivier conclut son récit par quelques pistes pour l’avenir, là encore magnifiquement illustrées :  ville internationalisée, ville-musée, capitale de deux Etats ou « désert apocalyptique ». Cette question reste en suspens : « à quoi ressemblera ma chère Jérusalem dans 50 ans, dans 500 ans ? j’ai assez de recul pour n’avoir aucune certitude ».