Un livre en hommage à la polyvalence et à l’inventivité de la plus grande star comique du cinéma italien.

Souvent comparé à Chaplin ou Jacques Tati (car il importe, comme eux, le même personnage récurrent de films en films), Antonio de Curtis, dit « Toto » (1898-1967), est considéré comme la plus grande star comique du théâtre et du cinéma italien. Acteur d’une très grande popularité, il a su perdurer, même s’il n’a jamais fait de carrière internationale.

Quelles sont les raisons de ce succès, et de cet ancrage spécifiquement italien ? Comment Toto a-t-il navigué, entre comédies populaires et films d’auteurs, tournant une centaine de films, souvent à contre-courant des idées dominantes, notamment sous le fascisme ou durant la période néo-réaliste, parodiant aussi bien les dictateurs que les films sociaux ? Ce sont quelques-unes des questions que pose Élodie Hachet dans son très riche ouvrage, qui vise à mieux comprendre la dimension artistique et esthétique de cet acteur, partagé entre sa quête de respectabilité (à l’âge adulte, il se fait adopter par un aristocrate) et sa « conscience de la vanité du jeu social ».

Le livre commence par traiter de la formation d’acteur de Toto, de ses multiples influences et sources d’inspiration. L'auteure définit Toto comme « un masque incarné », qui doit beaucoup à la culture populaire, mais qui se singularise également par sa créativité et son goût de l’innovation. Héritier du music-hall, qui lui a permis de développer un talent d’improvisateur, lui-même emprunté à la commedia dell’arte, Toto se caractérise par sa spontanéité, sa faculté à incarner des personnages-types, et sa façon virtuose de mélanger divers genres théâtraux.

À ses débuts, Toto a imité avec profit un comédien napolitain, Gustavo De Marco, avant de profiter de l’influence de l’acteur et dramaturge italien Ettore Petrolini, encensé par les futuristes, inspirateur du « masque de Toto » (qui est son visage même). L’écrivain Alberto Moravia l’a décrit comme un grand clown, une dimension qui saute parfois aux yeux, comme dans la fameuse scène des spaghettis de Misère et noblesse (Mario Mattoli, 1954).

Mais son comique puise également ses racines dans la tradition du carnaval, en particulier avec la figure du pazziarello, « un Napolitain fou, plaisantant, jouant ». Ce terme issu du dialecte napolitain renvoie à une sorte de crieur public, dont l’uniforme contraste avec le caractère grotesque. Tel Polichinelle, il est porteur « d’une valeur archétypale du concept de faim », en lien avec la satisfaction des besoins primaires. Le jeu d’acteur de Toto rend toutefois uniques ses reprises de ce personnage, en particulier dans le premier sketch de L’Or de Naples (Vittorio De Sica, 1954).

Pourtant, le registre complexe de Toto ne se limite pas à ces sources liées à la culture populaire italienne. Élodie Hachet le rapproche aussi volontiers de la FEKS, ou Fabrique de l’acteur excentrique, fondée par Kozintsev et Trauberg en URSS dans les années 1920. En accord avec les préconisations de cette école, Toto s’amuse en effet, dans certains de ses films, à détourner l’usage des objets, se positionne de façon très personnelle face à l’objectif de la caméra, et joue sur le décalage d’une manière qui fait songer « à la vision futuriste d’une utilisation mécanique ».

Proche de Depero et du futurisme, il apparaît comme un « acteur marionnette », un robot, un héros de « ballet mécanique ». Dans Toto en couleurs (Steno, 1952), on voit d’ailleurs intervenir de manière très manifeste l’usage de la peinture futuriste, par la réutilisation qu’opèrent les personnages de certains motifs picturaux. Il semblerait ainsi que l’histoire de l’art fournisse « des éléments à ses répliques ». Divers films, comme le court-métrage Qu’est-ce que les nuages ? de Pasolini (1967), où Toto joue le rôle d’un Iago-marionnette dans une surprenante variation sur Othello, reflètent l’influence de cette avant-garde.

Selon Élodie Hachet, « l’assimilation de Toto à un être tout entier conçu pour le jeu, un corps artificiel mais aussi mécanique, donne à voir toute la singularité visuelle de l’acteur ». Toto ne cesse d’étonner, car « l’originalité de son jeu et de sa gestuelle donnent une substance particulière et inédite au personnage qu’il incarne ». L’auteure se fonde ici sur un texte de Pier-Paolo Pasolini, qui a fait tourner plusieurs fois Toto (notamment dans Des oiseaux petits et gros, 1966), et qui met l’accent sur sa dimension poétique et son processus de réinvention perpétuelle.

Le livre met également l’accent sur l’inventivité de l’acteur à travers ses improvisations et autres innovations langagières. Dans certains de ses films, Toto fait appel à des formes dialectales, dont il fait un usage expressionniste en jouant sur leurs déformations en dépit de la vraisemblance. Son emploi spécifique des sonorités s’accompagne d’un usage « kaléidoscopique » des langues vernaculaires, qui marque « le triomphe du plurilinguisme sur le monolinguisme ». Il contribue ainsi à l’histoire linguistique italienne, grâce à une langue aussi sonore que malléable, qui repose sur les différentes fonctions du langage (conative, phatique, poétique, métalinguistique). Il a aussi recours au grammelot, né de la commedia dell’arte, que Toto transpose à l’écran, un langage par lequel on s’exprime sans mot, en recourant à l’expressivité des sons, pour embrouiller l’interlocuteur. Bref, au contraire d’un Charlot, Toto s’affirme comme « un acteur résolument parlant ».

Amplement documenté, le livre d’Élodie Hachet trace un portrait complexe et attachant de l’acteur du Pigeon et de Gendarmes et voleurs (Mario Monicceli, 1953 et 1958), qu’elle replace dans son contexte et dont elle explore toutes les facettes. Ses analyses brillantes, fondées sur l’anthropologie, la sociologie, l’histoire du cinéma et l’étude des films, construisent une argumentation destinée à la réhabilitation de Toto, et qui éclaire en filigrane plusieurs décennies du cinéma italien.