Gérald Hess publie un bel ouvrage de philosophie de l'environnement qui fraie une voie nouvelle en s'inspirant de manière originale du courant de l'écophénoménologie.

Parmi tous les philosophes dont les œuvres ont récemment été revisitées dans la perspective d'une philosophie de l’environnement, c'est un fait que le père de la phénoménologie, Edmund Husserl (1859-1938), est celui dont la pensée a été la moins sollicitée. Tout se passe comme si l'inspiration de cette « philosophie comme science rigoureuse » la rendait par trop étrangère à cette affaire pour espérer en tirer un profit substantiel.

Comparées à l'abondante littérature critique qu'ont suscitée les écrits de Heidegger, Merleau-Ponty ou Lévinas, les études consacrées à la phénoménologie de Husserl font presque figure de parent pauvre au sein de cette vaste nébuleuse en développement constant qu'est la philosophie de l’environnement. Cette situation ne résulte certes pas d'une improbable négligence. Il semble bien plutôt que fassent ici défaut les structures d'un espace commun d'interlocution : phénoménologie husserlienne et philosophie de l’environnement, dirait-on, ne parlent tout simplement pas de la même chose, et ce qu'elles disent ne s'inscrit pas du tout dans le même registre discursif.

L’ouvrage à maints égards fondamental de Gérald Hess, à paraître ces jours-ci aux éditions Dehors sous le titre de Conscience cosmique. Pour une écologie en première personne (premier tome d'une trilogie, dont les volumes suivants paraîtront prochainement chez le même éditeur), reprend largement à son compte ce dernier constat. Pour bâtir la « cité écologique » de demain, comme le dit Serge Audier, il faut assurément sortir de la « citadelle » de la phénoménologie de Husserl, et par conséquent s’aventurer dans des espaces de réflexion inédits, puiser à bien d’autres sources d’inspiration et faire tout bonnement œuvre originale, sans craindre de rompre sur des points cruciaux avec le philosophe de Fribourg. C’est ce qu’entreprend de faire avec une certaine audace Gérald Hess en inscrivant son ouvrage dans les brisées de l’écophénoménologie — du nom de ce courant initié il y a une vingtaine d’années par Charles Brown et Ted Toadvine   —, à laquelle il fait beaucoup plus qu’apporter une contribution nouvelle.

L’origine du présent ouvrage, nous dit l’auteur dans l’Avant-propos, remonte au début des années 2000. Il suffit de parcourir, même au pas de charge, les 417 pages que compte Conscience cosmique pour se convaincre que ces longues années de recherche, d’écriture et de méditation n’ont pas été employées en vain. Gérald Hess donne le sentiment d’avoir tout lu et d’avoir pris le temps nécessaire de tout assimiler pour réussir à définir une position qui lui soit propre.

S’il fallait une raison pour recommander chaudement la lecture de cet ouvrage, celle-ci suffirait amplement : on trouvera difficilement, au sein de la littérature prolifique que suscite l’écologie de nos jours, un ouvrage qui synthétise mieux que celui-ci les travaux accomplis dans ce domaine depuis plusieurs décennies, aussi bien en Europe que dans les pays anglo-saxons. S’il fallait une seconde raison, nous dirions volontiers qu’on ne trouvera pas si facilement un ouvrage qui parvient à faire entendre, dans ce concert quelque peu assourdissant où tout le monde pense avoir quelque chose à dire en matière d’écologie, une voix aussi pleinement originale.

Esquisse d’une écophénoménologie en première personne

Bien que le propos soit d’une ampleur rare, on peut tenter d’en présenter l’idée fondamentale dans les termes suivants. L’auteur entreprend d’élaborer une écologie « en première personne » qui permettrait de restituer à la Terre une valeur qu’elle a perdue au regard de la science, de sorte à faire éprouver à chacun le « sentiment d’avoir affaire à une chose précieuse qu’il faut protéger à la manière d’un trésor ».

Il ne s’agit pour autant pas d’écarter d’un revers de la main les enseignements de la géologie, de la biologie de l’évolution ou des sciences du Système Terre — lesquels sont indispensables pour prendre la mesure de la gravité de la crise qui est en train de se produire —, mais de trouver un moyen d’articuler la perspective « en première personne » à la perspective « en troisième personne » caractéristique de la science. Autrement dit, il s’agit de pouvoir « exprimer, au sein de l’expérience vécue, le regard en extériorité de la perspective cosmique ». Si pareille articulation se révèle pensable, alors quelque chose comme une « conscience cosmique » aura été mise au jour, dans la perspective de laquelle il y aura un sens à se déclarer concerné par la Terre et les déséquilibres qu’elle subit.

Ce qui fait toute l’originalité de la démarche adoptée par l’auteur tient à ce que la perspective « en première personne » ne doit pas être comprise comme celle d’un individu singulier, doué d’une identité personnelle, biographique, narrative, sociale, etc., mais, paradoxalement, comme n’étant celle de personne en particulier : pareille perspective est censée témoigner « de tous les autres points de vue particuliers aussi bien que du sien propre », lequel « n’est le point de vue de plus rien de particulier  le point de vue de nulle part ».

En s’inspirant de la méthode de réduction phénoménologique, Gérald Hess s’efforce de « réduire » le moi personnel en montrant qu’il constitue une dimension superficielle de soi-même, qu’il recouvre un « moi profond » essentiellement impersonnel. Ce procédé consiste à réduire la conscience empirique de soi par le moyen de l’expérience de ces « petites morts » (expérience-limite vécue par Val Plumwood lorsqu’elle a échappé comme par miracle aux dents d’un crocodile ; expérience du sommeil profond et des premiers instants de réveil ; expériences chamaniques d’ascension céleste, etc.) au cours desquelles nous « mourons à nous-mêmes » et envisageons le monde dans son apparaître sans qu’il y ait quelqu’un à qui cela apparaisse.

Cette instance de type transcendantal, appelée « conscience-témoin », ne renvoie pas à un sujet individuel (auquel ferait face un objet), mais est plutôt impersonnelle, tout en demeurant singulière et concrète. En outre, elle se découvre elle-même, non pas comme esprit séparé de la nature, mais comme corps engagé dans la nature, comme une simple perspective exprimée par le corps propre. « Avant d’être moi-même, avant d’être une identité narrative et personnelle (avec ses intérêts, ses croyances, ses dispositions, ses projets, etc.), je suis mon corps. Je suis un être sentant, vivant, existant et je le suis grâce à mon corps. »

Par là est dépassée la conception constitutive de l’ego transcendantal, car la conscience-témoin révélée par le retour réflexif au corps propre ne conduit pas à un soi transcendantal désincarné : loin de constituer le monde depuis une position d’extériorité, elle est immanente au monde, selon des modalités qu’il importe d’explorer systématiquement. C’est ce à quoi s’emploie l’auteur en élucidant, tout d’abord, les diverses formes d’incarnation du sujet de l’expérience (le corps sentant, le corps vivant, le corps existant et le corps inconscient) ; puis les diverses modalités corrélatives de participation au monde non-humain, « les innombrables significations essentiellement non langagières de [nos] relations participatives et différenciées au monde naturel » (à l’animal, au vivant, à l’environnement naturel, au cosmos) ; et enfin, les divers modes d’altération de la conscience (expériences mystiques, extatiques ou oniriques, esthétiques ou méditatives) par lesquels s’active notre participation au cosmos portée par le corps inconscient.

Modes de participation au monde, chamanisme et mysticisme

Mais présenter le livre de Gérald Hess dans les termes inévitablement techniques que nous venons d’adopter serait prendre le risque de le trahir. Car s’il importe de souligner le haut niveau de conceptualisation de l’ouvrage, la rigueur impeccable de la démarche argumentative et la construction systématique du propos qui y est tenu, il y aurait une forme d’injustice à passer sous silence les efforts répétés de l’auteur visant à rendre aussi accessible que possible la réflexion qui se déploie. Celui-ci parvient à abaisser le niveau d’abstraction par le moyen d’intermèdes à valeur anecdotique où il est par exemple question de l’agression spectaculaire de la philosophe australienne Val Plumwood par un crocodile dans le parc Kakadu, du « devenir-babouin » de la primatologue Barabara Smuts dans la vallée du Grand Rift au Kenya, du « devenir-loup » de ce pisteur infatigable qu’est Baptiste Morizot sur le plateau de Canjuers dans le Var, des conséquences catastrophiques qu’a entraîné dans la vie de Luce Irigaray la publication de son livre Speculum (1974) et de la manière dont le retour à la nature l’a littéralement sauvée, de la vie passée par le poète chinois Bai Letian entre le VIIIe et le IXe siècle à contempler le Mont Lu, etc.

La finesse des analyses de détail et la richesse des références mobilisées, qui dépassent de très loin la seule tradition phénoménologique, contribuent également à rendre la lecture de l’ouvrage aussi agréable qu’instructive. Il faudrait pouvoir citer les belles pages qui sont consacrées à une description phénoménologique du corps sentant (de ses sensations, de ses sentiments, de ces affects tout à fait singuliers que l’auteur appelle les « sentiments spirituels » tels que l’effroi, la joie ou la honte), de l’expérience de participation empathique ou énactive au vivant et à l’animalité, de la respiration, de l’alimentation ; celles qui renvoient à ce que l’auteur appelle le « corps médial », c’est-à-dire le corps sentant et vivant en tant qu’il se projette dans l’espace-temps, et fait du milieu environnant son lieu de séjour et d’habitation à la faveur d’une « participation trajective » à l’écoumène ; celles consacrées, enfin, au corps subtil ou inconscient et aux expériences de type mystique, extatique ou méditatif par lesquelles il est donné à chacun, dans des circonstances exceptionnelles, de pouvoir participer au cosmos lui-même.

Ces dernières analyses sont assurément celles qui dérouteront le plus le lecteur de formation classique, qui n’a probablement jamais entendu parler du penseur japonais Yasuo Yuasa — régulièrement cité dans cette partie de l’ouvrage —, et qui se représente le chamanisme comme un paradigme d’arriération mentale. En dépit des efforts de Bergson et de William James au début du XXe siècle, et avant eux de Schopenhauer dans la première moitié du XIXe siècle, le mysticisme n’a pas bonne presse en philosophie, et il n’est pas sûr que les études de Rudolf Otto, de Michel Hulin et, dernièrement, de Frédéric Nef, aient sensiblement changé la donne.

L’un des coups de force de l’essai de Gérald Hess est de tenter et, dans une certaine mesure, de réussir à donner aux expériences mystiques une dignité philosophique en montrant qu’elles constituent une modalité originale de rapport au monde qui a tout à fait sa place dans le cadre de l’analytique existentiale des modes de participation. Ici comme ailleurs, on admirera la qualité de l’information dont bénéficie l’auteur sur ce sujet (qui ne se contente pas de renvoyer aux études bien connues, mais mobilise également les travaux les plus récents en esthétique environnementale), et la prudence générale des conclusions qu’il tire, laquelle lui permet de s’aventurer dans les eaux du mysticisme sans jamais s’y noyer ni se départir de sa rigueur coutumière.

Aussi étonnant que cela puisse paraître, donc, la lecture cet ouvrage extrêmement dense et exigeant ne laissera pas exsangues celles et ceux qui lui consacreront toute l’attention qu’il mérite. Porté par une écriture aussi claire qu’élégante, l’ouvrage alterne agréablement les séquences plutôt abstraites et les scènes de vie saisissantes ; les analyses conceptuelles serrées et les descriptions fines dans la plus pure tradition phénoménologique ; les discussions théoriques pointilleuses (comme celle, passionnante, avec Renaud Barbaras) et les longues citations littéraires ou poétiques. S’il fallait une troisième raison pour recommander la lecture d’un tel ouvrage, l’expérience de ce bel équilibre de composition pourrait en constituer une.