Alors que la transition écologique peine à atteindre le rythme nécessaire, Patrick Viveret et Julie Chabaud mettent en lumière les discrets processus qui contribuent à la faire vivre.

La transition écologique marque le pas, alors que l'on prend progressivement conscience de l'ampleur des transformations à réaliser pour assurer la survie de l'humanité. Repérer, pour chercher à les articuler, les différents outils et les initiatives d'ores et déjà à l’œuvre, dans l'ensemble des domaines concernés, présente ainsi un intérêt tout particulier.

C'est tout le sens de ce « livre-chantier », La Traversée. Du temps des chenilles à celui des métamorphoses, de Patrick Viveret et Julie Chabaud. Le premier est philosophe et magistrat honoraire à la Cour des comptes, cofondateur des rencontres internationales « Dialogues en humanité » et membre de plusieurs réseaux citoyens ; la seconde est psychosociologue et docteure en sciences politiques, anciennement responsable de l’Agenda 21 de la Gironde. Tous deux ont aimablement accepté de répondre à des questions pour présenter leur ouvrage à nos lecteurs.

 

Nonfiction : La transition, c’est mort ? Si elle veut survivre, l’humanité doit désormais se transformer du tout au tout, expliquez-vous, à la fois dans l’ordre économique, politique, et anthropologique. Pourriez-vous dire ce qui constitue votre point de départ ?

Patrick Viveret, Julie Chabaud : Dire que « la transition, c’est mort » est trop violent, surtout pour tous les acteurs et toutes les actrices qui sont aujourd’hui sincèrement engagés sous cet étendard. Ce que nous essayons de montrer c’est que ce qu’on appelle la « transition » a été sabotée par intérêt et par manque d’ambition, de courage et par des actions absolument pas à la hauteur des enjeux. Cette falsification de la transition par des pouvoirs politiques, technocratiques et économiques relève d’un crime contre l’humanité, le vivant et l’habitabilité de la planète.

Au stade d’urgence où nous en sommes aujourd’hui, nous pensons qu’il ne s’agit plus seulement de transition mais bien de transformations radicales qui relèvent davantage d’une approche en termes de « métamorphoses ». Et nous parlons de métamorphoses « très-humaines » pour les distinguer des discours sur la « post » ou la « trans-humanité » ou des croyances qui imaginent que l’on peut régler des défis aussi immenses par des solutions seulement techniques.

Par ailleurs nous insistons sur ce que nous appelons le double dérèglement climatique, celui qui n’est pas seulement physique mais aussi émotionnel et se traduit par la montée des logiques de haine, d’intolérance et de guerre. Il faut de toute urgence s’attaquer aussi à ce dérèglement-là, qui menace l’humanité autant sur le plan éthique que sur le plan biologique.

Penser en termes de métamorphose nécessaire incite à considérer avec la plus grande attention les freins d’une part, mais également les différentes préfigurations d’une telle métamorphose. C’est un ensemble de chantiers qu’il convient de mener de front. Quel était votre objectif en publiant un tel livre ?

Bien qu’elle ait ses limites, la métaphore biologique de la métamorphose de la chenille en papillon, que nous filons dans cet ouvrage, nous permet de désigner les « chenilles » voraces, qu’elles soient géopolitiques, économiques, sociales, patriarcales ou encore dans notre rapport au vivant… Elle nous permet aussi de pister les anticorps de la chenille qui se défendent contre le développement des « cellules imaginales » qui portent les ferments des métamorphoses.

Pour des métamorphoses très-humaines, il n’y a rien de prescriptif, pas de recettes ni de voies tracées, pas de déterminisme comme dans le processus biologique. C’est pourquoi nous avons fait le choix d’ouvrir un livre-chantier en identifiant 21 premiers chantiers à ouvrir pour le reste du XXIe siècle. La liste est une invitation au travail en commun, elle n’est pas limitative. Notre objectif est de montrer que la mise en chantier est primordiale pour mettre en action des notions qui peuvent sembler un peu théoriques, avec des mots qui ont parfois été vidés de sens par les « chenilles », justement : il faut expérimenter, apprendre en faisant, exercer collectivement nos discernements pour garder le bénéfique et renoncer au nuisible.

Ce qui est certain, c’est que ce n’est pas une humanité « bête et méchante » qui peut faire face aux défis écologiques. Nous avons besoin au contraire d’un surcroît d’intelligence et de sagesse, aux antipodes donc des postures de guerre et de haine qui sont l'une des caractéristiques de notre « temps des chenilles ».

La deuxième partie du livre constitue une réflexion sur la pratique d’une action transformatrice dans ses trois dimensions de l’enquête, de l’expérimentation et du déploiement, qui répertorie tout un ensemble d’outils d’ores et déjà disponibles pour cela. Pourriez-vous en dire un mot ?

Dire qu’il faut des transformations radicales n’est pas si compliqué, cela a été dit de nombreuses fois et par de nombreuses voix avant nous. Nous proposons une pensée en acte qui n’appelle pas seulement de nouvelles « solutions » et invite à transformer en profondeur, par l’expérimentation et le tissage des capacités dans le réel, nos rapports aux dominations, au vivant, à la connaissance, à soi-même et aux autres. La confiance qui porte notre propos s’appuie sur un existant qui est méconnu (les outils et initiatives dont vous parlez), alors qu’il est de nature à nous équiper pour changer nos postures, nos manières de faire, nos manières de prendre soin et de rendre compte, nos façons de décider en commun.

Pour prendre un exemple dramatique, les « chenilles » sont autant du côté du Hamas qui tue des Israéliens, du régime de Netanyahou qui cherche à abolir l’État de droit dans son pays que des mollahs iraniens qui cherchent à museler le mouvement des femmes dans leur pays. C’est pourquoi nous disons que les enjeux de ces métamorphoses touchent tous les territoires, non seulement du local au global mais même de l’intime au planétaire.

Quels seraient pour vous les acteurs de ces métamorphoses ?

Nous en voyons beaucoup dans les chantiers, notamment dans les chantiers 18 (Explorer les cellules imaginiales des transformations très-humaines) et 21 (Oser le mégalodeste : le projet Terra). Si l’on veut s’épargner une liste nominative, vexante pour celles et ceux qui n’y figureraient pas, nous pourrions juste en esquisser ici un profil. Les actrices et les acteurs de ces métamorphoses sont des personnes conscientes de leurs vulnérabilités comme de leurs capacités, conscientes de la puissance des « chenilles », à l’écoute et dans le dialogue avec celles et ceux qui subissent, comme avec celles et ceux qui ont le pouvoir, qu’il soit économique, politique ou technocratique à toutes les échelles. Elles sont libérées des imaginaires de la toute-puissance comme de ceux de l’impuissance. Capables de se préserver dans l’inconfort du chaos de la chrysalide, elles savent en amour et en confiance porter la voix des récits des futurs souhaitables et tisser les capacités et les initiatives. Elles s’équipent individuellement et collectivement pour avoir une action bénéfique à toutes les échelles (du local au planétaire) et sur tous les plans (de l’intime au sociétal). Elles se relient et se donnent l’autorisation d’expérimenter en commun, de partager sincèrement les ressources et d’oser proposer des changements structurels. Enfin, elles s’inscrivent dans des généalogies avec des « avants » et des « après » elles, qui leur permettent d’assumer une attitude que nous avons appelée « mégalodeste » : à la fois mégalo (changer le monde !) et modeste (humilité et compostage).

Nous pourrions aujourd’hui actualiser notre propos en écho à la situation dramatique au Proche-Orient : les « cellules imaginales » sont les forces de vie qui se constituent face aux logiques de terreur et de guerre. Par exemple, le mouvement des femmes israéliennes et palestiniennes pour la paix, premières endeuillées de l'attaque terroriste du Hamas ; le mouvement des femmes iraniennes en lutte pour leurs droits contre les mollahs et qui refusent d'être enrôlées dans la croisade nationaliste de leur régime ; les ONG comme Amnesty International qui réclament avec le secrétaire général des Nations Unies un couloir humanitaire pour la population de Gaza ; partout dans le monde, les forces de vie, de justice, de paix qui témoignent d'un point de vue d'humanité face aux logiques de mort et de barbarie. La métamorphose très-humaine elle est aussi en marche dans de telles situations.

Avant cela ou en même temps, vous faites une apologie d’une manière de faire qui reste « sous les radars » et fait ainsi la part belle au concept de « furtivité ». Pourriez-vous en dire un mot et préciser comment une telle attitude conçoit le conflit ou l’adversité, dont vous avez à cœur de définir le rôle.

La furtivité, conçue comme une posture, doit beaucoup aux personnages de fiction d’Alain Damasio ainsi qu’à la pensée philosophique de Cynthia Fleury et au design d'Antoine Fenoglio. Dans le chaos de la chrysalide, la furtivité est une force vitale, un principe créatif d’action attentif de nos intégrités physiques et psychiques pour faire advenir le réel sans s’abîmer. Ce n’est ni une fuite ni une dérobade, mais bien une manière d’exercer son pouvoir d’agir et de transformer sans subir la domination et la confiscation de la décision politique. Face à la toxicité des anticorps des chenilles, la furtivité telle que nous la concevons s’invite ainsi dans les interstices pour attraper individuellement et collectivement du pouvoir pour une vie bonne et pour le maintien des libertés publiques.

Étant « sous les radars » la furtivité permet de créer des modes d’apparition et de choisir ce que l’on rend visible et ce qu’on laisse invisible. En cela, elle est inclusive et protectrice des personnes et des collectifs qui ne sont pas en situation de prendre position dans des conflits ouverts sans se mettre en danger. La limite entre ce que l’on rend visible et invisible est mouvante et perméable en fonction des vulnérabilités et des capacités. Le conflit et la distinction entre ennemis et adversaires sont dans la partie visible de la scène publique.