Ce volume collectif explore un corpus de lettres envoyées par des écrivains à leurs ennemis, leurs adversaires et leurs rivaux, proposant un riche panorama du sentiment d'inimitié littéraire.

Qu’est-ce que la haine ? Ce volume collectif ne prétend pas répondre à cette question, car la littérature nous apprend non seulement qu’un sentiment connaît autant de nuances qu’il y a de termes pour le désigner, mais qu’en outre une infinité de tonalités intermédiaires viennent se glisser entre les mots.

Parcourir l’iris de l’inimitié

Ce n’est pas, d’ailleurs, le terme de haine qui a été choisi pour subsumer toutes les variétés de sentiments hostiles qui occupent les contributeurs de ce livre, mais plutôt celui d'inimitié, conformément à la perspective générale de ce projet au long cours, qui étudie les mécanismes épistolaires de l'amitié. Le présent volume a en effet été précédé d'un autre (paru en 2022 chez le même éditeur), qui s’occupait des amitiés épistolaires entre écrivains et sera complété par un troisième, qui traitera des amitiés épistolaires entre gens de Lettres et gens d’État.

Or, le volume précédent avait mis en évidence un mécanisme récurrent : il est peu d’amitiés qui ne menacent, à un moment donné de leur développement, de tourner à la détestation (certaines, même, se nourrissant de ce risque constant qu’elles courent). Et parce qu’entre épistoliers, on ne peut s’écrire avec malveillance que si l’antagonisme est assaisonné, au moins, d’un soupçon d’attachement amical. Les éditeurs du volume, Augustin Voegele, Nikol Dziub et Régine Battiston, ont donc préféré à la notion de haine celle d'inimitié, dont l’étymologie est éloquente : ce terme vient du latin inimicitia (la haine), dérivé d’inimicus (l’ennemi), lui-même dérivé d’amicus (l’ami), auquel on a ajouté un préfixe négatif.

En somme, après avoir étudié l’amitié en train de se constuire, les collaborateurs de ce volume ont voulu l’observer alors qu'elle se défait, dans les lettres d’écrivains qui ont souvent été d’abord amis, comme Drieu la Rochelle et Aragon, par exemple. Ce terme d’inimitié, cela dit, n’est qu’un label générique, et les autres sentiments inamicaux voisins ou parents ne sont pas exclus du champ d’investigation. Du ressentiment et de la rancœur à l’animosité en passant, entre autres, par l’aversion, l’animadversion, l’antipathie, l’hostilité, la malveillance, la répulsion, la répugnance, le dégoût, l’aigreur et le fiel, c’est tout l’arc-en-ciel de l’inimitié qui est parcouru.

Des inimitiés d’épistoliers et d’écrivains

Ce volume s’organise autour de trois grands axes d’étude. Le premier axe interroge « l’ennemi littéraire comme alter ego ou comme evil twin ». L’ennemi littéraire pourrait bien être pour l’écrivain le moi que donc je ne suis pas – d’où le besoin qu’éprouvent les écrivains de maintenir vivant le lien avec cette autre figure de soi. Comment ne pas citer ici le Zola de Mes haines : « Si je vaux quelque chose aujourd’hui, c’est que je suis seul et que je hais » ? Et comment ne pas convoquer aussi un homme qui méprisait absolument Zola, à savoir Oscar Wilde, qui fait dire au Lord Henry du Portrait de Dorian Gray : « Un homme ne saurait être trop circonspect dans le choix de ses ennemis » ?

Ce rôle spécifique de l’adversaire littéraire est particulièrement évident dans certaines correspondances. On pensera notamment à telle lettre de D. H. Lawrence à Bertrand Russel envoyée le 14 septembre 1915, où le romancier, qui reproche au philosophe de ne savoir assumer son identité réelle, peint son portrait en « anti-ego » : « J’aime mieux encore les soldats allemands avec leurs rapines et leur cruauté, que vous et vos bonnes paroles. C’est l’inauthenticité que je ne peux pas supporter. Je me moquerais que vous soyez six fois meurtrier, si vous étiez capable de vous dire à vous-même : C’est cela que je suis. […] Redevenons étrangers l’un à l’autre. Je pense que cela vaut mieux. »

Un deuxième axe analyse « l’invective comme engrais poétique et comme moteur esthétique ». Prendre son adversaire à partie, n’est-ce pas un moyen particulièrement efficace de travailler son style ? Car il faut faire mouche quand on s’en prend à un ennemi, sous peine d’avoir le dessous, ou de tomber dans le ridicule. Francis Scott Fitzgerald, par exemple, n’a jamais si bien défendu la littérature et son esprit d’insoumission que dans ses réponses aux hate letters qu’il reçut après la publication de This Side of Paradise (1920), roman jugé par beaucoup irrespectueux à l’égard des « gens en place ».

Certains échanges épistolaires se transforment en véritables champs de bataille verbaux, comme celui entre Voltaire et son rival La Beaumelle, qui, selon la formule de Marianne Charrier-Vozel, « trouve dans la littérarité de la lettre des ressources rhétoriques et stylistiques qui décuplent la violence et la portée des attaques ».

Le troisième axe de l'étude procède « de la haine à l’œuvre, et retour ». Si la lettre est souvent décrite, à juste titre, comme le laboratoire de l’œuvre, en va-t-il de même quand elle se fait le creuset d’une hostilité ou d’une aversion ? On se souviendra ici des traces que l’antipathie entre André Gide et Jules Romains laisse non seulement dans leur correspondance, mais aussi dans l’œuvre du second, qui, persuadé que son aîné a emprunté à ses Copains (1913) l’idée du crime gratuit exploitée dans Les Caves du Vatican (1914), fait dire à l’un de ses personnages des Hommes de bonne volonté (Vorge contre Quinette, t. 17, 1939) : « André Gide. Il m’amuse, mais il m’agace. Je suis sûr que l’idée d’un commissaire de police le fait trembler ».

Et l’on pourra penser aussi au terrible Boon (1915) de H. G. Wells, dont le chapitre 4 constitue une caricature assassine du style et de la conception de l’art du dernier Henry James… lequel, parodiant la rhétorique malveillante du héros éponyme du livre de Wells, écrira à ce dernier (qu’il avait pourtant longtemps considéré comme son ami) le 10 juin 1915 : « C’est l’art qui fait la vie, […] et je ne connais pas de substitut à la force et à la beauté de cette démarche. Si j’étais Boon, je dirais que tout simulacre d’un tel substitut n’est que méprisable et vaine billevesée ; mais pour rien au monde je ne voudrais être Boon, et ne suis que votre fidèle Henry James. »

Ce sont donc bien des inimitiés spécifiquement épistolaires et littéraires qu’analysent les contributions de ce volume, qui décrivent comment les écrivains se servent du cadre énonciatif et des codes de civilité propres à la lettre pour cultiver leurs personnalités littéraires respectives, pour développer une écriture de l’hostilité parfois presque prétéritive, parfois quasiment outrancière, et pour nourrir, dans leurs œuvres mêmes, une authentique poétique de la haine.