Une analyse approfondie de la pensée de Bruno Bauer, « jeune hégélien » et inspirateur du jeune Marx, à l'origine d'une philosophie tournée vers la critique sociale et politique.

Si l'on connaît le nom de Bruno Bauer, c’est le plus souvent du fait de ses polémiques avec le jeune Marx, ou de son appartenance au mouvement des « jeunes hégéliens » ou des « hégéliens de gauche ». Mais on disposait, en français, d’assez peu de travaux consacrés à Bruno Bauer lui-même avant la parution de l'ouvrage d'Éric Dufour.

L’étude de sa pensée a au moins un double intérêt. D’une part, elle permet de mieux cerner « l’idéal républicain » au nom duquel Bauer fait la critique de l’État prussien, et comment la réflexion politique qui l’y conduit dialogue avec celle de Marx. D’autre part, elle permet de mettre au jour la construction de l’idée de « critique » à ce moment de l’histoire, c’est-à-dire, comme le dit l’auteur, de voir « comment la critique, déjà élevée à la hauteur d’un type de questionnement philosophique par Kant, trouve sa renaissance, après le(s) dépassement(s) postkantien(s), mais dans une figure sociale et politique. La critique redevient la philosophie, mais la critique est désormais dans son essence une critique sociale et politique ».

Bauer et les « jeunes hégéliens »

Afin de comprendre la pensée de Bruno Bauer, il convient tout d'abord de la replacer dans le contexte intellectuel de la première moitié du XIXe siècle en Allemagne, qui voit deux camps se disputer l'héritage de Hegel après la mort du philosophe, en 1831. Les « vieux hégéliens » défendent, au nom de Hegel, un conservatisme religieux et politique qui tend à défendre les valeurs de l'État prussien — en tant qu'État chrétien —, tandis que les « jeunes hégéliens » revendiquent, sur la base de leur propre lecture de Hegel, des positions anticléricales et révolutionnaires, qui tendent à réformer voire à balayer l'État prussien. Plus précisément, ces derniers prônent une désinstitutionalisation et une intériorisation de la foi ; pour eux, la religion n'a plus sa place dans la sphère publique et ne peut plus légitimement constituer le fondement de l'État, comme c'est le cas dans l'État prussien. En ce sens, ceux qu’on appelle les « jeunes hégéliens » sont aussi des « hégéliens de gauche », qui tirent de leur interprétation de Hegel des positions politiques et sociales radicales.

Mais l'opposition entre les « vieux » et les « jeunes » hégéliens porte également sur des conceptions philosophiques plus générales. Le premier camp minore le rapport entre le réel et l’idéal : pour lui, l’idéal est déjà réalisé et ne requiert que quelques aménagements de détail — d'où son positionnement politique réactionnaire et son affirmation de l’État prussien existant. Le second camp, au contraire, majore la distance entre le réel et l’idéal : il se « fédère dans la volonté de changer l’État prussien existant au nom d’un certain idéal ; l’unité minimale du mouvement se trouve non seulement dans l’affirmation que cet idéal est indiqué par le progrès de l’histoire elle-même, mais dans l’attribution de cette conception à Hegel lui-même », comme l'écrit Éric Dufour. En somme, le jeune-hégélianisme se définit par une certaine conception de la philosophie qui en fait un discours permettant de modifier l’état de choses existant.

C'est en ce sens que la philosophie des jeunes hégélien devient « critique ». À la différence de la pure spéculation, elle se pose comme une théorie qui « assume ses positions, c’est-à-dire qui ne sombre pas dans l’incohérence parce qu’elle refuse le passage à la pratique et donc la possibilité de heurter l’État existant – c’est donc une philosophie qui analyse et conteste celui-ci au nom d’une certaine norme ou d’un certain idéal ».

La critique théologique : Bauer contre Strauss

Mais le cheminement de Bauer jusqu'à la critique est progressif et témoigne d'une évolution radicale de ses premières convictions. Ce cheminement trouve ses origines dans un questionnement d'ordre théologique portant sur le statut des Évangiles. Il est suscité par la publication, en 1835, de l'ouvrage de David Strauss intitulé La Vie de Jésus. Ce livre fait alors scandale car il défend l'idée que la vie de Jésus aurait été mythologisée par ses contemporains. Selon lui, l'analyse du texte évangélique devrait permettre de mettre au jour le mythe sous le récit prétendument historique, et ainsi de dépouiller le texte de tous ses aspects surnaturels (anges, miracles, récit de l’enfance de Jésus) ; ne subsisteraient alors que certains faits (le baptême de Jésus par Jean, le rassemblement de ses disciples et sa mise à mort sous la haine des pharisiens).

À partir de là, Strauss considère qu’il n’y a que trois manières d’appréhender la question de la réalité historique de la vie de Jésus dans le cadre de l’hégélianisme. D’une part, on trouve un côté droit, incarné alors par Bauer, qui pense à cette époque qu'on ne saurait mettre en doute le contenu des Écritures et qu'il faut prendre le texte au mot. La position que Strauss attribue au « centre », illustrée par Karl Rosenkranz, se caractérise par l'idée qu’on peut trier et sélectionner à l’intérieur du récit évangélique ce qui peut ou doit être conservé — c’est-à-dire lu littéralement —, et ce qui n’a qu’une valeur d’image ou de mythe ; dans cette optique, la partie principale du texte est tenue pour historique. Quant au côté gauche, dont Strauss se considère comme le seul représentant, il affirme que le récit évangélique ne doit pas être pris à la lettre et que plutôt que comme un récit historique, il doit être lu comme un mythe ou une image — ce qui n'implique pas, selon lui, d'invalider pour autant la religion et la croyance chrétienne.

Mais, en 1842, dans La Juste cause qu’est la liberté et ma propre affaire, Bruno Bauer rompt avec la théologie orthodoxe, qui accepte les textes de la Bible comme s’ils étaient des vérités intouchables qu’on ne peut pas critiquer. Il soutient désormais deux choses tout à fait incompatibles avec toute position religieuse, qui constituent les fondements de l’athéisme : d’une part, il ne faut pas prendre les faits narrés par les Évangiles littéralement, et d’autre part, ces récits ne sont rien d’autre que l’expression de la conscience de soi de l’humanité.

La critique théologique : Bauer contre Baur

En défendant cela, Bauer s’oppose à une autre figure intellectuelle, à savoir le théologien protestant Ferdinand Christian Baur. Ce dernier ne s'intéresse pas tant à la vie de Jésus, c'est-à-dire à l’ensemble des événements ou des faits qui sont racontés dans les Évangiles, mais aux tendances doctrinales qui s’expriment dans le récit. C'est ce qu'on a appelé par la suite la « critique de tendances ». Baur constate qu’il existe des divergences dans les différents récits de la vie de Jésus. Son problème n’est pas de les concilier ni même de les invalider sur la base des contradictions qu’on peut y repérer ; c’est, bien plutôt, de mettre en évidence le point de vue à partir duquel se construit le récit, les valeurs qu’il défend, ou son but. Cela implique d'aborder une perspective historique : le récit ne peut pas échapper à son temps et à ses polémiques, et ce sont précisément les valeurs qui s’y expriment qui font que chaque Évangile est « un moment de la conscience critique ».

Bauer, pour sa part, ne s’intéresse pas non plus à la littéralité du texte évangélique ; mais il ne cherche pas non plus à identifier les tendances de ceux qui l'ont rédigé. S’appuyant sur ce refus de la littéralité du contenu des Évangiles, il cherche bien plutôt dans le texte ce qu’il appelle la « réflexion » à partir de la révélation et qui permet, seule, de penser la conscience de soi de Dieu comme englobant la conscience de soi proprement humaine. C’est pourquoi il faut d'après lui comprendre les Évangiles comme l'expression de la parole divine au niveau du contenu, mais aussi comme l’expression humaine de cet absolu.

Mais en poursuivant jusqu’au bout cette réflexion, Bauer en vient à remarquer, comme l'écrit Éric Dufour, que « si la forme détermine le contenu, si donc celui-ci ne peut pas être séparé et par là même sécurisé, comme garantie qu’à travers le récit humain l’absolu divin se manifeste, c’est alors l’absolu qui se dissout, et les Évangiles synoptiques deviennent simplement une construction humaine sans qu’aucun absolu divin s’y manifeste ». Ce raisonnement aboutit à une rupture nette : la religion devient une construction de la conscience de soi humaine : elle n’est plus la révélation d’un quelconque donné ou élément positif. Une fois opérée la critique des Évangiles, la conscience de soi n’apparaît plus comme celle de Dieu, mais comme celle de l’humanité.

Or, cette idée a des conséquences politiques : si ce que la religion tient pour absolu n’est en fait que la conscience de soi de l’humanité, il apparaît impossible de fonder sur cela la légitimité de l’État chrétien. Ainsi, en 1840, dans L’Église nationale évangélique de Prusse et la science, Bauer défend comme une implication directe de sa conception de la religion l’idée d’une laïcisation de l’État prussien : celui-ci doit se défaire du lien étroit qu’il entretient avec l’Église. Pour cela, Bauer fait jouer la science contre l’Église : alors que la seconde cherche à incarner l'autorité spirituelle à la place de l'État, la première peut au contraire l'aider à réaliser sa destination. Pour autant, cela ne revient pas à jouer la spiritualité contre l’État, car en bonne logique hégélienne, l’État a à charge de produire une religion au sens d’une spiritualité véritable, appelée « éthicité » (dimension collective des mœurs qui inscrivent concrètement les devoirs et les valeurs de la vie d’un peuple, capitale pour Hegel, par opposition aux seules formules théoriques qui régissent la morale pour Kant, centrées autour de l’impératif catégorique).

La critique politique : Bauer contre les anarchistes

La critique de l'État tel qu'il s'est effectivement réalisé n'aboutit toutefois pas, chez Bauer, à la revendication anarchiste de la suppression pure et simple de l’État en tant qu'institution. Il rejette au contraire cette idée, car en croyant critiquer l'idéalisme bourgeois, elle en reproduit en fait tous les travers. Bauer se méfie notamment du caractère très restrictif des quelques indications qui sont données par les défenseurs d'une telle suppression relativement à l’organisation sociale de la société dans État qu'ils appellent de leur vœux et qui laissent envisager une organisation quasi-totalitaire en ce qu’elle aurait une forme de sur toutes les dimensions de l'existence, du public au privé.

Contre cette conception anarchiste trop vague et naïve à ses yeux, Bauer propose, à la manière dont le fera Marx après lui, une analyse précise des caractéristiques de la société issue de la Révolution industrielle. Il montre qu’avec la nouvelle organisation du travail, les individus sont réduits à de « purs atomes », parce que tous les liens qui caractérisaient l’ancien ordre social ont été dissous. Les seuls liens qui demeurent désormais ne relèvent que d’une convergence « d’intérêts individuels » d’ordre strictement économique. Ce faisant, Bauer anticipe la dénonciation marxienne de l’aliénation du travail ouvrier, du paupérisme et de la vie quasi animale des travailleurs.

Sur cette base descriptive de la société réelle, Bauer élabore un idéal démocratique, où la société serait conçue comme une totalité unifiée dans laquelle une multiplicité d’éléments entrent en rapport et assument leur différence — ou, dans un langage hégélien, comme une unité qui assume sa contradiction. Contrairement à l'État bourgeois, qui apparaît comme une sphère figée, supérieure, détachée de la société et prétendant répondre à ses tensions en confisquant le pouvoir au profit de la classe dominante, l'idéal démocratique de Bauer prétend réaliser une véritable unité de la communauté, qui ne se réduise pas à une atomisation des individus dans le suffrage. Aussi, comme le note Éric Dufour, « contre l’organisation du travail de la société marchande qui, comme l’a vu, découpe et individualise le travail, isolant l’individu, promouvant par là l’idée d’une autosuffisance de l’individu qui ferait monde à lui tout seul, la réorganisation du travail souhaitée par Bauer est celle qui vise à rendre sensible cette coopération inhérente à l’idée d’humanité qui fait que le même n’est rien sans l’autre ». Bauer espère ainsi parvenir à ce qu’il nomme une « démocratie extrême », c'est-à-dire à un moment où la libération du travail a fait advenir une égalité des citoyens — égalité sociale et civile, formelle et réelle.

La critique politique : Marx contre Bauer

On mesure dans ces analyses la perspective critique de la philosophie de Bauer, qui cherche à produire des effets pratiques. Ses descriptions de la société effective esquissent les contours de la société idéale, en rappelant au passage la nature construite de l'une comme de l'autre. Si l'aliénation consiste pour l'homme à oublier que c’est lui qui a créé le système politique et social dans lequel il vit, la philosophie conçue comme critique a au contraire vocation, selon Bauer, à l'émanciper : il s'agit par là de lui faire « mieux voir » le monde, c'est-à-dire, comme l'écrit Éric Dufour, « pas seulement de le voir autrement, mais de le voir enfin comme il est vraiment, débarrassé de toutes les fausses déterminations qui le recouvraient et le défiguraient ». Ainsi, non seulement l’homme découvre la véritable figure du réel, mais il conquiert aussi sa propre identité.

Or, cela n'est pas sans lien avec la critique théologique menée par Bauer : la possibilité même d’un changement dans les conditions de vie implique de ne pas considérer celles-ci comme une réalité indépassable, comme le laisse penser la doctrine religieuse érigée en discours politique. De ce point de vue, la philosophie de Bauer préfigure celle de Marx et sa critique de la religion comme « opium du peuple ».

En tant que critique, la philosophie de Bauer partage de fait un point commun central avec celle de Marx : les deux auteurs sont convaincus de l'importance, pour la théorie, de devenir pratique. Mais Marx polémique vivement avec Bauer et lui reproche d'aboutir à l'opposé de ce qu’il recherche, c'est-à-dire à la spéculation la plus vide et la plus vaine qui soit. Loin d'aboutir à la pratique, le discours de Bauer demeure, aux yeux de Marx, dans l’autosatisfaction coupée de la réalité – et le futur auteur du Capital pourrait condamner la perspective de Bauer dans les mêmes termes, célèbres, que celle de Feuerbach : « Les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de diverses manières, il s'agit maintenant de le transformer ».

Le dernier discrédit de Bauer

Éric Dufour termine son ouvrage en mentionnant le retournement de Bauer à partir de la fin des années 1850 et l’apparition d’une nouvelle facette qui achèvera de le discréditer auprès de ses contemporaines et de la postérité : celle du parfait antisémite, collaborant à l’agitation contre les Juifs qui se développe en Allemagne à cette époque. Pour lui, être juif, ce n’est pas appartenir à un peuple, mais à une race. Son texte de 1863, Das Judentum in der Fremde, commence par « une description de la constitution physique et mentale des Juifs » très différente du chrétien européen. Il affirme que le juif n’a pas de langue maternelle, ni d’Heimat, qu’il est nomade, hanté par l’argent et n’a aucune bonté. C’est un être « purement naturel », sans cœur, qu’il compare au coléoptère. Autrement dit, Bauer procède lui-même à ce qu’il avait toujours voulu démythifier : la naturalisation du social.

En somme, dans cet ouvrage clair et précis, examinant les différents aspects de l’œuvre de Bauer, on comprend d’où et comment naît (ou renaît, si l’on tient compte de la philosophie kantienne) le geste critique, adossé à une conception constructiviste du champ politique et social. Comme le formule l'auteur de manière pertinente, elle est un moyen « d’assurer une ouverture vers un avenir émancipateur à partir du moment où, puisque notre présent social et politique est construit, il aurait très bien pu être autrement : la situation politique et sociale n’a aucune nécessité et il y a des alternatives. Notre futur est ouvert et n’est en tout cas pas autre chose que ce que nous, nous en faisons ».