Avec Chumbo, Matthias Lehmann dévoile l’histoire du Brésil contemporain à travers le portrait de la famille Wallace.
Matthias Lehmann est un auteur franco-brésilien. Admirable, il y a quelques années en couverture de la revue Pandora, son avant dernier livre La Favorite marque une étape dans l’affirmation d’un style identifiable par son emploi de la hachure et une capacité à créer des récits étoffés. Chumbo représente plus de trois ans de travail et donne naissance à la famille Wallace. Le résultat est enthousiasmant.
Au nom du père
Nous sommes en 1937. Propriétaire de mines d’argent dans l’État du Minas Gerais, Oswaldo Wallace incarne avec force et brutalité le patrimoine économique de cette région située à l’intérieur du pays. Parangon d’un patriarcat colonial, il régit femme et enfants comme ses employés, ceux de la maison et ceux des mines. Son enrichissement, fruit de nombreuses combines et abus, lui coûtera la vie. Ses deux fils, Severino l’ainé d’un an et Ramires, sont frères sur le papier. Au quotidien, tout les oppose. Petit, grassouillet, adolescent à l’acné difficile, Severino est calme, observateur et plein d’empathie. Bellâtre latino, grand et fin, fourbe et veule, Ramires déballe son bagout avant que sa violence ne prenne le relais. Au-dessus, dans l’ombre d’une société provinciale empesée, Maria-Augusta Wallace subit son mari, surveille ses deux fils et conseille ses trois filles : Adélia la dévote, Ursula l’émancipée et Bérénice la dernière. Une grande partie de l’histoire se déroule dans la ville de Belo Horizonte.
Chronique moderne
Derrière cette famille bourgeoise, dont la richesse fond durant les 365 pages du livre, l’auteur revendique çà et là une inspiration autobiographique pour composer son histoire. Le Minas Gerais, État coincé entre les côtières Rio, Sao Paulo et la lointaine capitale Brasília, perpétue les rapports de classe ; une reproduction sociale dirigée par la bourgeoisie affairiste et justifiée par la religion. Chumbo raconte le Brésil qui s’industrialise, s’occidentalise, et qui bascule dans un régime autoritaire en 1964. En ville, chez les Wallace, la question politique anime les discussions. Renverser la dictature ? Ursula manifeste, Severino rejoint la guérilla ; une expérience fondatrice pour son métier d’auteur. Fidèle à l’image paternelle, Ramires soutient un pouvoir fort. Adélia soutient l’Église, Bérénice et sa mère maintiennent l’unité familiale.
L’opposition prend forme, au premier rang, avec Iara Fagenboim Rebendoleng, l’ennemie d’enfance des fils Wallace, la jeune fille noire, dont le père syndicaliste s’oppose au tout-puissant Oswaldo. De nouveau présente durant la période étudiante, elle retrouve Severino dans la guérilla, et dans les geôles du Département de l’Ordre Politique et Social (DOPS). Un second rôle, celui des marges, depuis l’enfance et le secret qui les unit, jusqu’à la dernière page. Le rôle du sale type revient à Porfirio Alacoque Martíns. Apparaissant en affidé fasciste au début de l’ouvrage, Oswaldo Wallace l’intronise homme de basses besognes. Le sicaire évolue toujours plus à la droite des Wallace. Il s’embourgeoise à la ville dans la police, monte en grade dans l’armée, devenant tortionnaire en chef au DOPS, avant de prendre sa retraite dans des combines de loterie illégale et lucrative. Cette trajectoire résume les arrangements de la droite aux affaires manipulant l’extrême droite, avant de se faire déborder lors du coup d’État de 1964. Climax que le roman graphique présente dans une séquence de torture surréaliste où l’on retrouve ces principaux personnages.
Une signature graphique
Depuis sa parution dans Comix 2000, le trait de Lehmann, caractérisé par les hachures, a gagné en lisibilité et en dynamisme. Pour Chumbo, de nombreuses trouvailles ponctuent la lecture : reproduction de journaux d’époque, changement de style pastichant des dessins satiriques. La composition des planches, avec ou sans cases, double pleine page animée en guise de plan large, constitue une part de récit. L’influence de la Bande dessinée indépendante américaine est perceptible, Chris Ware pour l’agencement des pages, Daniel Clowes pour les ambiances, et de façon évidente, le virtuose de la hachure, Robert Crumb. 365 pages laissent à l'auteur la possibilité de développer le potentiel de ses personnages, d’après cette inspiration personnelle romancée. Sans alourdir le propos, la contextualisation historique s’effectue sous la forme de coupures de presse, de portraits d'hommes politique ayant participé aux événements. Le noir et blanc assure une lisibilité d'ensemble.
Avec cette lecture captivante, Matthias Lehmann nous transporte au Brésil, celui de la caïpirinha, de la dictature, de la sensualité et de l'ultra-violence. Au-delà de cette galerie de portraits équilibrant profondeur psychologique et incarnation à l’image, le casting parfait, Chumbo aborde la dérive d’une idéologie suintant entre la droite extrême et l’extrême droite, clivant la famille comme la nation, lorsque l’autoritarisme grignote la démocratie avant de la remplacer, tel Bolsonaro. Nous sommes prévenus.