En qualifiant les clercs mariés ou incontinents de « nicolaïtes », l’Église du XIe siècle a cherché à consolider l’influence du pape en s’appuyant sur des traditions anciennes.

Le célibat des prêtres est une spécificité catholique : les autres Églises chrétiennes et les autres monothéismes n’imposent pas de restrictions aussi strictes à la conjugalité et à la sexualité de leurs desservants. Avec la question de l’ordination des femmes, il s’agit de l’un des grands débats qui agite l’Église du XXIe siècle. Isabelle Rosé, maîtresse de conférences à l’université Rennes 2 et spécialiste de l’histoire de l’Église aux premiers siècles du Moyen Âge, ne prétend pas revenir en détail sur les causes de cette prohibition, mais sur un point plus précis. Dans cet ouvrage dense et très savant, elle montre comment le mariage des prêtres a pu être considéré comme une hérésie particulière : l’hérésie des nicolaïtes.

Cinquante nuances de nicolaïsme

Depuis le XIXe siècle, la réforme de l’Église qui commence au milieu du XIe siècle et que l’on appelle souvent « réforme grégorienne » est pensée selon plusieurs critères. Elle vise à distinguer plus clairement les clercs des laïcs en affirmant la supériorité des premiers et aurait commencé par une lutte contre la simonie et le nicolaïsme. La simonie, du nom de Simon le Magicien, un personnage biblique qui aurait voulu acheter à saint Pierre son don de faire des miracles, désigne le trafic des fonctions ecclésiastiques ; en d’autres termes, c’est une accusation contre les clercs qui auraient acheté leur charge. Le nicolaïsme, terme inconnu des auteurs médiévaux qui parlent plutôt d’« hérésie des nicolaïtes », désigne quant à lui le mariage et plus largement la sexualité des clercs, que l’Église cherche alors à interdire. Ces accusations ne naissent pas de la multiplication des mauvais comportements dans le clergé, mais du durcissement des contraintes pesant sur ce corps à part du reste de la société. Jusqu’au milieu du XIe siècle, les clercs peuvent être mariés mais ils sont censés renoncer à toute vie conjugale, à toute vie sexuelle : c’est la sexualité et non le mariage qui est interdite. On attend des diacres, des prêtres et des évêques qu’ils soient continents.

Accuser les prêtres incontinents d’hérétiques et en faire des simoniaques est une nouveauté du milieu du XIe siècle. C’est en 1059, « année hérétique » où cristallisent de nombreux discours antérieurs, que le nicolaïsme est considéré pour la première fois comme une déviance cléricale des clercs d’Occident et qu’il devient le pendant de la simonie. Auparavant, et depuis le VIIIe siècle, la simonie est davantage associée à une autre hérésie, l’hérésie des néophytes. Cette expression désigne, sous la plume de Beatus de Liébana en 776 et sous celle de Jean Diacre un siècle plus tard, les clercs ordonnés trop vite. Les néophytes sont par conséquent des quasi-laïcs ignorants et inaptes à assurer l’encadrement de leurs ouailles.

Mais d’où vient alors l’hérésie des nicolaïtes ? Isabelle Rosé explore les multiples définitions de cette hérésie, de la Bible au milieu du XIe siècle. Dans l’Apocalypse, dernier livre du Nouveau Testament, les nicolaïtes (nikolaitaï) sont des mauvais chrétiens qui consomment de la viande sacrifiée selon des rites polythéistes et s’adonnent à la fornication. Dès le IIe siècle, Irénée de Lyon leur attribue un chef, un hérésiarque : il s’agit de Nicolas, un personnage des Actes des Apôtres. Avant le IVe siècle, aucun lien n’est fait entre cette hérésie des nicolaïtes et le sacerdoce : l’idée de souillure sexuelle prime. Dans un second temps, Nicolas devient un contre-modèle d’accès à la cléricature.

C’est le concile de Tours II, tenu en 567, qui fait pour la première fois de l’hérésie des nicolaïtes une hérésie de clercs mariés qui devraient être exclus de l’Église. La mobilisation de la notion d’hérésie est alors une nouveauté pour qualifier le comportement des clercs mariés. Mais les textes issus du concile de Tours II connaissent une très faible diffusion et l’idée ne se développe pas. À l’époque carolingienne, l’hérésie des nicolaïtes ne renvoie ainsi jamais à une déviance de clercs mariés. Nicolas est surtout perçu par les penseurs du IXe siècle comme un mauvais clerc, un exemple de dissidence qui aurait menacé l’Église dès ses débuts. La seule exception se trouve dans une table des matières du monastère de Reichenau, qui qualifie la déviance conjugale des clercs d’hérésie nicolaïte : c’est dire le peu de mention de cette idée.

Au Xe siècle, Rathier, évêque de Vérone puis de Liège fréquemment en conflit avec son clergé, évoque sa « peur d’être nicolaïte » quand il doit abandonner son siège de Vérone. C’est la première fois que « nicolaïte » est utilisé comme un adjectif et au singulier, puisqu’auparavant seule l’expression « hérésie des nicolaïtes » était utilisée en latin. Rathier n’explique pas ce qu’il entend par là mais il semble qu’il considère qu’un prélat est nicolaïte quand il abandonne son épouse, c’est-à-dire, symboliquement, l’Église.

Si depuis le début du Xe siècle la définition du sacerdoce est discutée et le mariage des prêtres de plus en plus remis en cause, aucun texte composé entre 970 et 1050 ne lie vie conjugale des clercs et hérésie. Cette accusation est formulée clairement pour la première fois en 1054, date à laquelle apparaît l’expression « hérésie des nicolaïtes », considérée comme synonyme d’incontinence cléricale. Mais elle ne concerne pas tous les clercs : c’est une accusation portée contre les prêtres de l’empire byzantin, dans le cadre d’une violente polémique qui aboutit au schisme entre catholiques et orthodoxes. Les légats du pape affirment que les prêtres grecs, autorisés à conserver une vie conjugale avec leur épouse (sauf les évêques), fondent leurs pratiques sur des mauvais textes. Les Latins, eux, seraient plus en accord avec le message apostolique. Ce « plaidoyer en faveur du célibat ecclésiastique » en 1054 est une expérimentation, un « laboratoire grégorien » qui aboutit aux formulations de 1059.

Politique et hérésie

Comme le montrent les textes de 1054, l’accusation de nicolaïsme n’est jamais fortuite et elle sert des desseins particuliers (ici, discréditer les clercs byzantins). Entre le concile de Tours II et le milieu du XIe siècle, les accusations de déviances portées contre les clercs sont de « véritables leviers pour construire certaines primaties, notamment celle du pape. » En effet, dans tous les moments de cristallisation du discours sur les nicolaïtes, les simoniaques et les néophytes, l’hérésie est utilisée dans un cadre politique qui sert à mieux définir l’Église et ses prérogatives. En 567, le concile de Tours II est peut-être déjà une accusation portée contre le puissant évêque de Bordeaux Léonce II et son épouse.

Les deux définitions de l’hérésie des néophytes ont lieu lors de querelles au sein de l’Église : en 768, le pape Constantin II est déposé, entre autres parce qu’il est passé de laïc à pape en une semaine. De même, les réflexions de Jean Diacre s’inscrivent dans le cadre du schisme de Photiôs : celui-ci est devenu patriarche de Constantinople en cinq jours en 858 et n’est pas reconnu par le pape.

Plus largement, à l’époque carolingienne, le thème de la menace hérétique a pour but de construire l’unité de l’Église en excluant les non-chrétiens et en dénonçant les déviances. Quelle que soit la définition de l’hérésie des nicolaïtes à cette époque, « les nicolaïtes présents dans l’Église carolingienne ont donc pour point commun de fractionner la communauté chrétienne. »

C’est dans la continuité de ces usages politiques et polémiques que le nicolaïsme est pleinement défini en 1059. Le contexte est essentiel pour comprendre ces formulations. Le nouveau pape Nicolas II (1058-1061) fait face à un antipape et sa légitimité est fragile. Pour renforcer son pouvoir, il s’intéresse à la pataria qui sévit à Milan depuis 1057. La pataria désigne une opposition de clercs, mais aussi de laïcs, au très haut clergé de la cité milanaise et à son mode de vie aristocratique. Dans un premier temps, les « patarins » (terme qui signifie « loqueteux » ou « pauvres » et qui leur est donné par leurs adversaires) n’accusent pas ce haut clergé d’hérésie. Il s’agit là d’une idée importée de Rome et développée par Pierre Damien, qui est envoyé par le pape en mission à Milan au printemps 1059.

Pierre Damien est un ermite intransigeant, obsédé par la sexualité cléricale et la sodomie – qui n’a pas sous sa plume le sens de pénétration anale (c’est rarement le cas au Moyen Âge) mais de contact entre un clerc et un organe masculin, le sien ou un autre. En 1059, l’accusation de sodomie devient accusation d’hérésie des nicolaïtes : c’est la première fois que la fornication des clercs mariés est qualifiée comme telle en Occident, après l’expérimentation de 1054 en Orient. Pierre Damien réserve d’abord cette hérésie aux évêques, puis un concile tenu à Rome au printemps 1059 étend l’accusation à tous les clercs fornicateurs. Il s’agit bien de la « transposition sur le terrain occidental des logiques de primatie mises en œuvre contre Byzance en 1054 ». C’est aussi dans ce cadre que l’hérésie des nicolaïtes est associée à la simonie.

Dans le même temps, le pape Nicolas II intervient aussi en Aquitaine, où il fait déposer plusieurs prélats pour simonie et peut-être nicolaïsme. Les interventions en Gaule et à Milan ont pour originalité de contourner les procédures judiciaires classiques de l’Église, ce que Pierre Damien justifie pleinement : pour lui, le pape doit intervenir directement contre les hérétiques et effectuer une purge dans l’épiscopat, en-dehors des procédures disciplinaires classiques.

La formulation de l’hérésie des nicolaïtes en tant que déviance sexuelle des clercs en 1059 sert finalement à renforcer le pouvoir du pape, qui doit pouvoir éradiquer la menace hérétique. « L’essentiel est bien l’aptitude à accuser d’hérésie, parce que débusquer la déviance octroie le droit d’intervenir d’urgence, de manière autoritaire, au nom du combat pour la foi. » La définition du nicolaïsme s’inscrit donc pleinement dans les réflexions du XIe siècle sur le rôle du pape et dans le renforcement de son pouvoir sur le clergé.

Toutefois, l’expression « hérésie des nicolaïtes » est loin de devenir hégémonique dans le discours de l’Église. Pierre Damien lui-même ne l’emploie pas toujours et les termes d’incontinence ou de fornication lui sont souvent préférés. L’association entre simonie et nicolaïsme n’est pas souvent reprise, et même la définition de 1059 de l’hérésie nicolaïte n’est pas universellement acceptée. Le terme même de nicolaïsme (nicolaismus) est inventé au XVIe siècle et reste rare jusqu’au XIXe : c’est l’historiographie de cette période qui, en définitive, popularise le thème du nicolaïsme.

Ce panorama des milles facettes d’une hérésie renouvelle donc ce que l’on pensait savoir du nicolaïsme, qui n’est pas un simple mariage de prêtres. Le livre d'Isabelle Rosé permet de comprendre en détail la mécanique des hérésies et la manière dont les discours de l’Église, plus que les pratiques des fidèles, construisent les normes de comportement à suivre.