Jean-Pierre Berthomé publie un ouvrage de référence sur les fonctions expressives du décor au cinéma.

De Cabiria (Giovanni Pastrone, 1914) à Parasite (Bong Joon-ho, 2019), en passant par Metropolis (Fritz Lang, 1926), Le Jour se lève (Marcel Carné, 1938), Citizen Kane (Orson Welles, 1941), Fenêtre sur cour (Alfred Hitchcock, 1954), Playtime (Jacques Tati, 1968) ou Blade Runner (Ridley Scott, 1982), de nombreux films marquants ont mis en évidence l’importance expressive du décor tout au long de l’histoire du cinéma.

Il existe cependant relativement peu d’ouvrages théoriques approfondis sur la question du décor de cinéma (en dehors des études sur les films dialoguant avec l’expressionnisme théâtral et pictural, comme L’Écran démoniaque de Lotte Eisner). La raison en est que le décor a souvent été perçu comme un import pictural ou architectural étranger au médium cinématographique (selon sa définition intensive de « structure architecturale construite-pour-le-film ») et comme un concept trop vague pour être opératoire sur le plan théorique (selon sa définition extensive d’« organisation générale du lieu pro-filmique »).

De plus, les discours auteuristes sur le cinéma ont souvent relégué à l’arrière-plan la contribution des décorateurs à l’image de film, pour mieux mettre en valeur celle des réalisateurs. Cette évolution est particulièrement sensible dans les articles du cinéaste et théoricien Lev Koulechov : celui-ci commence par militer pour une pensée du décor spécifique au cinéma, non importée du théâtre (« Des tâches de l’artiste peintre au cinématographe », 1917), puis tend de plus en plus à réduire la part créative des décorateurs au profit du travail de la caméra, notamment avec les jeux plastiques de la « composition lumineuse » qui sont l’œuvre du metteur en scène (« Le Décorateur de cinéma », 1925).

Dans son sillage, la théorie cinéphile française de l’après-guerre ne s’intéresse guère au décor. On note toutefois quelques exceptions, pour souligner les vertus liées à son minimalisme (Amédée Ayfre dans son livre sur les Problèmes esthétiques du film religieux), à sa canalisation fictionnelle (Eric Rohmer dans son ouvrage sur L’Organisation de l’espace dans le Faust de Murnau), ou à la fonction symbolique de certains objets qui le composent (André Bazin dans son article « Le décor est un acteur », consacré aux accessoires de la chambre de Jean Gabin pour le film de Marcel Carné Le Jour se lève). Mais globalement, dans l’histoire de la pensée critique sur le cinéma, les courants filmiques dans lesquels la conception du décor occupe une place prépondérante (caligarisme allemand, réalisme poétique français, etc.) ont été en général moins estimés que ceux qui se sont émancipés des décors de studio pour plonger dans la « modernité » des tournages on location (néo-réalisme italien, Nouvelle Vague française, etc.).

Les raisons à de cette relative infortune théorique et critique de la notion de décor tiennent également au caractère assez paradoxal de cet élément de composition du film, dont la preuve de la qualité tient le plus souvent, dans le paradigme naturaliste dominant, à son « invisibilité » : pour paraître authentique, l’espace de l’action, intégré au style global du film, ne doit pas « faire décor », justement. À cet égard, tout le mérite de l’ouvrage-somme Le Décor au cinéma (2003) que Jean-Pierre Berthomé avait déjà consacré à la question il y a une vingtaine d’années, est d’avoir insisté, à travers les évolutions du métier de décorateur, sur l’indissociabilité du travail sur le décor, la photo, la mise en scène et le montage d’un film pour la création de son espace dramatique et scénographique (d’où l’importance, notamment, de la fonction de production designer dans le cinéma classique hollywoodien).

Au même titre que les livres publiés en leur temps par de grands décorateurs de films comme Léon Barsacq et Robert Mallet-Stevens, cet ouvrage de 2003 était cependant mieux accordé à une étude génétique sur la fabrication des films qu’à une analyse de l’impact sensible et signifiant des décors de cinéma. C’est donc sur cet enjeu-là (l’expressivité du décor dans le film achevé) que se concentre le nouvel ouvrage de Jean-Pierre Berthomé, Le Décor de film : de D.W. Griffith à Bong Joon-ho.

Fonctions du décor

Le premier chapitre de l’ouvrage (inspiré par le livre Sets in Motion : Art Direction and Film Narrative de Charles Affron et Mirella Jona Affron) est consacré aux fonctions du décor. La première d’entre elles est de désigner aux spectateurs le lieu et l’époque de l’action du film, avec des enjeux parfois déterminants en termes de compréhension de l’intrigue. Par exemple, à la fin de La Planète des singes (Franklin J. Schaffner, 1968), c’est le décor de la Statue de la Liberté, échouée sur un rivage, qui apprend au héros joué par Charlton Heston (et aux spectateurs du film dans le même temps) que la planète sur laquelle il se trouve, dévastée et dominée par les primates, est la Terre.

Une autre fonction du décor est de faciliter la mise en scène. Cette fonction du décor est la seule, parmi celles que Berthomé passe en revue, qui appartienne davantage à la génétique qu’à l’analyse esthétique des films. L’enjeu est important sur quasiment tous les tournages, en particulier ceux qui comportent des mouvements de caméra et des plans longs. C'est le cas de celui de La Corde d’Alfred Hitchcock (1948), qui nécessitait que l’on déplace ou que l'on escamote certains éléments du décor de façon coordonnée au fur et à mesure de l’évolution de la prise de vues. Contrairement aux bâtiments en dur de l’architecture, le décor de cinéma doit donc être souple et démontable, de manière à pouvoir être manipulé au tournage de la façon la plus optimale possible.

C’est la raison pour laquelle il est parfois préférable de reconstituer un décor en studio plutôt que de filmer on location. Ainsi, sur le tournage du Dernier Empereur (1987), Bernardo Bertolucci se dit finalement content de n’avoir pas obtenu des autorités chinoises l’autorisation de tourner dans les véritables intérieurs de la Cité Impériale. Ces derniers étaient en effet trop exigus pour accueillir un tournage de cinéma dans de bonnes conditions, et manquaient de l’espace nécessaire pour insuffler aux actions des protagonistes le souffle dramatique souhaité. Les mêmes lieux, reconstitués en studio, non en fonction de l’exactitude historique de leur modèle, mais bien en fonction des exigences narratives du film (les pièces sont agrandies), se sont révélés finalement plus appropriés pour son film.

Une troisième fonction du décor est d’influer sur le sens de l’action du film et sur sa réception par les spectateurs. Les spectaculaires décors industriels de l’adaptation filmique du Procès de Kafka par Orson Welles (1961) — filmés au moyen de partis pris optiques qui en accentuent, ici la démesure et le vertige, là le caractère oppressant voire claustrophobique — participent grandement à la signification du drame. De façon comparable, c’est parfois un sens symbolique ou métaphorique qu’amène le décor à l’intérieur d’un film ; c’est notamment le cas des décors surchargés du film de Max Ophüls Lola Montès (1954), qui suggèrent que partout où se rend son héroïne, elle trouve de nouveaux obstacles et motifs d’enfermement.

Le décor, comme le montre Jean-Pierre Berthomé, est donc loin d’être réduit à une simple fonction dénotative de « vraisemblance ». Il peut même devenir, à rebours de tout idéal de « transparence », une attraction spectaculaire en soi, mise en avant comme une prouesse ou un élément de prestige, aussi bien à l’écran que dans la promotion médiatique d’un film, attirant en cela l’attention des spectateurs sur le caractère « fabriqué » de ce dernier.

Cela peut concerner le gigantisme d’un décor dont la fonction première semble être d’afficher sa propre démesure, comme l’immense édifice de l’épisode babylonien du film Intolérance (1916), que D.W. Griffith fit construire avec l'objectif de surpasser ceux du péplum Cabiria sorti deux ans plus tôt. Mais cela peut également concerner des « effets de signature » amenés par de prestigieux collaborateurs de création, comme les peintres et plasticiens intervenus, avec des fortunes diverses, sur les décors de L’Inhumaine (Marcel L’Herbier, 1924) ou du Cabinet du docteur Caligari (Robert Wiene) — avec tous les débats que cela entraîne dans la pensée sur le cinéma qui se déploie à cette époque (le film de Wiene étant un de ceux qui divisent le plus les cinéastes et les critiques sur ce point).

Enfin, le décor peut tenir une place déterminante dans le récit, en remplissant certaines fonctions actantielles (adjuvant/opposant le plus souvent) : présenter un défi aux personnages (le gratte-ciel à escalader à mains nues par Harold Lloyd dans Safety Last, 1923), en menacer d’autres (l’hôtel Overlook hanté de The Shining), etc.

Débats théoriques

Les deux chapitres suivants du livre font retour sur des grands débats théoriques qui ont durablement marqué l’histoire de la réflexion sur le décor. Il y a d’abord la question de la relation du cinéma aux autres arts, ici en l’occurrence l’architecture. Il était fréquent, dans les siècles qui ont précédé celui du cinéma, que les décors de théâtre ou d’opéra soient conçus par des architectes. Un « décorateur » comme Robert Mallet-Stevens perpétue cette tradition dans le cinéma français des années 1920. Mais, au cours de cette même décennie, augmente la revendication d’autonomie de l’art cinématographique, en même temps que la prise en compte des besoins techniques spécifiques en termes de décor de films.

Le cinéma nécessite, comme on l'a vu, des décors malléables au tournage, conçus en fonction de l’emplacement de la caméra, qui seront parfois très brièvement aperçus dans le flux du film ou complètement reconstitués au montage. Autrement dit, la fonction de décorateur de cinéma appelle des professionnels spécialisés, conscients de la grande différence qui existe entre, d’un côté, des décors de films éphémères et adaptés aux tournages et, de l’autre, des constructions architecturales autonomes, faites pour durer dans le temps.

Jean-Pierre Berthomé revient ensuite sur l’opposition entre décors de studios (supposés « artificiels ») et décors « réels » (supposés « naturels »), qui a souvent nourri des perceptions et des visées très différentes pour l’art du cinéma, notamment dans les années 1950, avec des courants comme le Néo-réalisme et la Nouvelle Vague qui revendiquent une rupture avec le « cinéma de studio » classique — mais on pourrait, avec cette dialectique, remonter à Méliès et Lumière, au tout début du cinématographe.

L’auteur invite néanmoins à relativiser les termes de cette opposition. D’abord, parce que selon lui, ce que l’on présente souvent comme des choix artistiques « purs » sont en fait avant tout des choix pratiques de circonstance (de budget, d’opportunité, etc.). Ensuite, parce qu’au fond, tout espace cadré par la caméra et préparé en vue d'un tournage, qu’il existe ou non avant et après le film, qu’il soit en intérieur ou en extérieur, devient, de fait, un « décor de film », c’est-à-dire un lieu transformé par la mise en scène et le montage pour remplir certaines fonctions expressives. Même sans aller jusqu’aux excentricités d’un Jacques Demy repeignant certaines rues réelles de Cherbourg de couleurs vives pour y tourner Les Parapluies (1964), les spécificités des « extérieurs naturels » ne sont pas, selon Berthomé — qui ne considère que le cinéma de fiction et non le cinéma documentaire ou expérimental —, suffisamment déterminantes pour que l’on puisse adosser à ce facteur de production une conception entière du cinéma.

Passé / Futur

Les deux chapitres qui suivent se concentrent sur les enjeux de la représentation cinématographique de cadres spatio-temporels différents de celui de la création du film. Comment recréer une époque passée au cinéma, comment y inventer une époque future ? Il s’agit là d’un rôle-clé dévolu au décor et aux accessoires, avec toute la « licence poétique » que cela entraîne. Or, en ce qui concerne la représentation des périodes passées, Berthomé montre que les choix artistiques sont moins souvent guidés par un souci d’exactitude historique que par celui de correspondre à certaines conventions imaginaires (qui sont celles de l’époque de réalisation du film).

Le Moyen-Âge, par exemple, est l'une des périodes ayant le plus prêté le flanc à ces « reconstitutions » — comme le montrent les travaux de notre collaborateur Yohann Chanoir. Depuis le Moyen-Âge idéalisé et coloré des films de Richard Thorpe (Ivanhoé, 1952) jusqu’au Moyen-Âge violent et obscurantiste du Nom de la rose (Jean-Jacques Annaud, 1984) ou des Visiteurs (Jean-Marie Poiré, 1993), chaque époque construit en fait, en le représentant, « son » Moyen-Âge. Et les décors jouent un rôle crucial dans ce processus.

Il ne s’agit évidemment pas de reprocher aux décorateurs et aux réalisateurs de films d'éventuelles latitudes prises avec la réalité du passé, dans la mesure où leur fonction ne se confond pas avec celle des historiens. D’autant plus que cette même réalité est, la plupart du temps en grande partie perdue ou inaccessible, notamment quand la période est lointaine et les sources lacunaires. Ainsi, ce n’est pas le véritable XVIIIe siècle que tentent de reconstituer Stanley Kubrick et ses collaborateurs dans Barry Lyndon (1974), mais bien plutôt le XVIIIe siècle vu par les peintres de cette époque — ce qui n’est pas exactement la même chose, même si la réussite du projet plastique est indéniable (et c’est cela qui compte au premier chef).

Quant aux films d’anticipation ou de science-fiction, s’ils ne sont pas soumis à une quelconque exigence d’exactitude historique, ils doivent affronter un autre problème : l’obsolescence programmée de leurs décors soi-disant « futuristes ». Ainsi le mobilier Art-Déco de La Vie Future (William Cameron Menzies, 1936) et les extrapolations design d’Orange Mécanique (Stanley Kubrick, 1971) ne paraissent plus tellement « futuristes » pour les spectateurs contemporains. Là encore, comme pour leurs représentations du passé, les films témoignent surtout de l’état des préoccupations et des projections imaginaires de leur propre période de création.

Un moyen pour transcender cette limite, cependant, est souligné par l’exemple de Blade Runner (Ridley Scott, 1982) : le choix artistique d’un futur composite, mêlant certains éléments d’imaginaire dystopique à des traditions esthétiques volontairement « anachroniques » (ici, les codes du Film noir hollywoodien des années 1940-50) permettrait de construire des univers visuels d’anticipation plus endurants. Là encore, le travail sur les décors (notamment la convocation dans le film de bâtiments modernistes historiques de Los Angeles, comme le Brills Building) participe pleinement à cette démarche.

Le décor au temps du numérique

Le dernier chapitre de la partie théorique du livre de Jean-Pierre Berthomé propose une réflexion sur l’évolution des effets spéciaux de décoration, désormais largement prise en charge par les technologies numériques, « ce qui les a progressivement retranchés du champ de compétence des décorateurs au profit d’un mode de production "pixellisé" où chaque intervenant ne produit plus qu’une contribution minimale dénuée de toute espèce d’autonomie »   . Bien qu’il soit conscient que le décor a de tout temps été le lieu de l’illusion et des trucages (maquettes miniatures, rétroprojections, caches, mattes, etc.), on sent l’amertume palpable de l’auteur devant cette évolution vers un certain taylorisme standardisé de l’informatique pour la conception des décors de cinéma. En effet, alors que le XXe siècle cinématographique regorge de films aux décors inoubliables, quelle trace laisseront dans les mémoires spectatorielles les environnements en images de synthèse uniformisés des blockbusters contemporains ?

C’est sans doute l'une des raisons pour lesquelles, dans la seconde partie du livre consacrée à une série de cas analytiques, Berthomé ne mentionne que deux films contemporains (Parasite de Bong Joon-ho et West Side Story de Steven Spielberg), la majeure partie de ses exemples étant issus du canon classique et moderne de la cinéphilie. Les analyses qui y sont menées n'imposent aucune méthodologie particulière (puisque les enjeux liés au décor sont à remettre sur l’établi pour chaque film) et conservent un certain flou notionnel : dans le livre, le « décor » est souvent indifférencié du « lieu narratif », du « paysage », du « milieu » ou de l’« espace », l'auteur ne prenant jamais part aux débats théoriques contemporains autour de ces notions. Cela donne lieu à de très belles études de films, notamment celle d’Othello d’Orson Welles : Berthomé montre comment les contraintes rocambolesques d’un tournage éclaté dans différents lieux géographiques amènent Welles à adopter le principe d’un montage court et heurté qui sert admirablement le drame de Shakespeare.

Au final, l'ouvrage invite à de nouveaux travaux consacrés au passionnant sujet du décor de cinéma. Espérons que ces derniers présenteront le même équilibre entre exigence et accessibilité, mais également entre érudition et passion, que cet ouvrage appelé à faire office de référence pour le lectorat cinéphile.