Le roi et son ministre sont des figures majeures de l'époque moderne mais leur relation a également été un objet littéraire et théâtral. Yves-Marie Bercé retrace les enjeux de ces deux fonctions.

Dans son dernier ouvrage, l’historien Yves-Marie Bercé revient sur les interactions entre les créations artistiques et les événements historiques au prisme des chroniques des XVIe et XVIIe siècles. Ces textes opposent souvent la figure du nouveau prince, puis souverain qui franchit les différentes étapes pour exercer un pouvoir légitime à celle du ministre haïssable, qui d’une certaine manière apparaît comme son antithèse. Si l’historien revient ici sur les pouvoirs bicéphales incarnés par Louis XIII et Richelieu ou Philippe IV et Olivares, il montre que ce thème a concerné de nombreux pays européens.

 

Nonfiction.fr : Le titre de votre dernier ouvrage Bons princes et ministres haïssables oppose de façon manichéenne ces deux figures, si emblématiques de l’époque moderne. Pourquoi ce choix ?

Yves-Marie Bercé : Les fonctions du dépositaire de la souveraineté, légitime et durable, et celles d’un ministre, choisi, soumis et précaire, sont essentielles dans toute forme de gouvernement. Une histoire pluriséculaire des institutions montre l’émergence de ce couple politique dans les monarchies des Temps modernes. Le prince ne peut plus faire face seul à la complexité croissante des affaires ; il doit être aidé de secrétaires, responsables de certains problèmes et de certains territoires. En France, Henri II institua à cet effet quatre offices de secrétaires d’État. Ils étaient moins élevés en dignité que les grands officiers comme le chancelier ou le connétable, mais plus engagés dans une gestion immédiate.

De surcroît, un roi, maître des décisions ultimes, devait souvent s’appuyer sur un principal conseiller, lié non seulement par le travail mais surtout par une confiance ou une amitié qui le faisait distinguer par des titres chaleureux et non dépréciatifs comme favori, mignon, günstlig ou valido. Dans la monarchie française ce couple politique peut se retrouver au fil des règnes, de Henri IV jusqu’à Louis XVI. À vrai dire, cette complémentarité du souverain et du premier ministre sert à la stabilité politique. Choisi pour les meilleurs jours, le ministre perdra sa charge dans les épreuves : pour supporter des mauvais moments, l’opinion a besoin de désigner un bouc émissaire et le souverain, magistrat irrévocable, se doit alors pour sauvegarder l’État de sacrifier sa créature. Il en est ainsi encore aujourd’hui.

 

Vous vous appuyez grandement sur les chroniques des XVIe et XVIIe siècles, puis prenez vos exemples en France, en Angleterre, en Espagne et en Italie, mais aussi au Danemark. Ce thème s’avère donc bien récurrent et transversal dans la majorité des pays européens ?

Les monarchies de l’Europe occidentale ont au cours des siècles parcouru les mêmes étapes institutionnelles, avec, bien sûr, des calendriers différents selon les événements et les coutumes de chaque territoire. Les anciens rois médiévaux avaient acquis leur titre et leurs pouvoirs à l’appui des grands seigneurs terriens. Ensuite, il leur fallut prendre les avis et écouter les remontrances d’assemblées des états ou ordres composant la société, députés du clergé, de la noblesse, des villes et aussi parfois des paysans (par exemple en Suède).

Les rois, magistrats suprêmes, s’efforçaient dès le XIIIe siècle de quadriller leur territoire de sièges de justice et aussi de créer des cours souveraines, en France d’abord, puis en Angleterre, en Castille, etc., désormais chargées de faire observer des lois générales. La croissance des pouvoirs régaliens au XVe siècle se traduisait par le droit de lever des impôts réguliers, de revendiquer le monopole de la force publique, d’assurer la permanence de troupes en armes et d’implanter des officiers royaux jusque dans les provinces même les plus lointaines et les plus fortes de leurs privilèges. Ces évolutions, accentuées aux XVIe et XVIIe siècles, se heurtaient aux réticences des assemblées d’états et aux résistances de révoltes populaires ou nobiliaires.

Le recours à un principal ministre et les avatars de cette dualité politique ont été caractéristiques de cette étape majeure. Les rois scandinaves s’engageant de plus en plus dans les guerres de l’Europe centrale devaient se défier de certaines puissantes familles. En Angleterre, le poids des querelles religieuses dans les villes et les difficultés des guerres en Irlande et contre le royaume d’Écosse suscitaient les oppositions à l’étatisme des souverains Stuarts, provoquaient la mort de leurs ministres et du roi lui-même. En Espagne, les déséquilibres économiques dus à l’or américain et les revers militaires de l’immense Empire produisaient à la fois les longues fortunes de ministres favoris et leur chute soudaine. En France, la croissance continue du centralisme autoritaire était d’autant plus rejetée qu’elle s’aggravait avec les décennies de guerre contre l’Espagne et qu’elle était alors incarnée par des ministres faciles à détester tels que Richelieu et Mazarin. Il n’était pas jusqu’aux ministres des princes italiens d’être partagés entre les redoutables alliances de la France ou de l’Espagne, au risque d’y perdre leur tête lors d’un choix malheureux.

Cette relative unité des étapes institutionnelles s’observe dans l’histoire des idées. Les légistes de tous les pays (ceux de coutume comme ceux de droit écrit) et les politologues humanistes avaient étudié les mêmes auteurs antiques ou modernes et retenu leurs préceptes. Les princes et les opinions publiques avaient les yeux fixés sur les destinées des plus grandes puissances : l’Empire, le royaume de France, les couronnes d’Espagne, etc. Ils voulaient suivre leur modèle et s’efforçaient d’instaurer chez eux les mêmes évolutions. Significativement, certains auteurs ont pu parler au XVIIe siècle d’un droit commun de l’Europe (Grotius, Puffendorf, etc.).

 

Pour parcourir leur pays et apprendre à le connaître, les souverains recourent fréquemment au déguisement, mais cela devient particulièrement vital pour Charles II après sa défaite contre Cromwell. Les textes ne sont pas avares sur ce sujet qui foisonne d’anecdotes rocambolesques comme le fait que le roi a passé une journée entière caché dans un chêne pour échapper aux soldats   . En tant qu’historien, qu’est-ce qui vous a le plus marqué dans cet épisode de la vie du roi ?

Dans la fortune historique de la fuite de Charles II, le trait majeur est la distance entre la réalité angoissante et la traduction amusante qui en fut donnée plus tard. Dans l’instant avaient circulé des fausses nouvelles à Londres et Paris. Avec la Restauration en 1660, apparurent les versions comiques que le roi put enfin exposer. Les aspects farcesques avaient été présents et implicites dès l’origine, car leurs détails correspondaient aux conditions matérielles et sociales de l’époque ; ils auraient pu avoir une issue tragique, comme le suggérera plus tard Walter Scott dans son roman Woodstock.

À chaque date, le ton du récit dépendait de la situation du narrateur. Les apparences joyeuses n’avaient certainement pas eu leur place pendant les jours de traque, alors que, une fois le danger passé, c’étaient les aspects romanesques et narquois que le héros choisissait de mettre en relief et qui devenaient légendaires.

Est également remarquable l’inscription durable ou définitive des récits du Royal Escape dans le roman national (household words) propre à l’Angleterre. Ses mots (Royal Oak, Whiteladies...) et ses scènes de chevauchées et de cachettes sont passés dans la coutume et le langage, éléments d’une mémoire vivante et anachronique, indépendante des changements de dynastie, de générations et d’imagerie politique.

Le rapprochement des rôles de théâtre et des comportements de la réalité y trouve une confirmation. En effet, la reconstitution érudite montre que le jeune homme avait des dons d’imitation, des talents fantaisistes et l’expérience des scènes populaires. Ce prince, élevé dans des palais par des précepteurs distingués, se révélait à l’épreuve capable de fabuler avec des palefreniers, de prendre les manières convenables à l’auberge, de patoiser en chemin, de trouver les mots justes avec des commères de campagne ou de rudes mariniers. Il avait en tête les conventions des farces et savait le jour venu mettre en scène les jeux de masques et déguisements pratiqués aussi bien aux bals de la cour que dans les fêtes de rues.

 

Si vous insistez sur la place des « mauvais » ministres dans la littérature, vous rappelez aussi leur histoire notamment en ce qui concerne Richelieu et Mazarin. Comment s’interpénètrent la réalité et la fiction dans l’action de ces hommes ?

L’expression, relativement récente, de « roman national » est judicieuse. Elle évoque la forme d’histoire enseignée au XXe siècle, c‘est-à-dire la chronique détaillée des événements politiques français. Il semble qu’aujourd’hui les trois siècles des Temps modernes n’apparaissent plus guère dans les programmes d’histoire du Secondaire ; la connaissance de cette époque subsiste du moins dans des lieux communs de politique moralisée qui font office de mémoire collective.

Richelieu et Mazarin ont pendant un demi-siècle joué des rôles déterminants dans le sort du royaume de France et aussi de l’ouest de l’Europe. L’opinion commune les crédite à juste titre de l’extension des frontières du royaume, dessinant déjà à peu près l’espace français actuel. Leur est aussi attribué, par préjugé historiographique, le rejet de pouvoirs de supposés grands seigneurs. Tant et si bien que leur mémoire est devenue intouchable : tous les gouvernants, en dépit des variations de régime et d’idéologie, s’accordent dans leurs discours historisants à louer leur service de la raison d’État. Pourtant, en accordant plus d’attention à l’histoire des opinions, il faudrait plutôt retenir leur détestation par nombre de leurs contemporains : les opposants et révoltés leur reprochaient des décennies de guerre, la montée inouïe du fisc étatique, l’évolution centralisée et autoritaire du pouvoir souverain et, en regard, leur enrichissement prodigieux dans leurs charges.

La raison de cette gloire posthume indiscutée tient sans doute au succès ultime de leur carrière. L’un et l’autre meurent dans des contextes de victoires militaires et diplomatiques, qui reflétaient certes leur maîtrise personnelle mais résultaient surtout des atouts extraordinaires de la nation française, alors plus forte que toute autre, du nombre de leurs hommes, d’une unité territoriale précoce et d’une relative richesse agricole. Les deux cardinaux ministres échappaient ainsi aux disgrâces qui frappaient leurs exacts homologues étrangers, les favoris espagnols désavoués, les ministres de Charles Ier d’Angleterre montant à l’échafaud. Ces ministres malheureux des souverains de l’Europe moderne avaient traversé les mêmes conjonctures, avaient subi les mêmes critiques et, eux, y avaient finalement succombé.

 

Dans les chroniques, le bon ministre doit être empreint de sagesse ou au moins se retirer à temps, à l’image du duc de Lerma, valido de Philippe III. Vous accordez également des pages passionnantes à Olivares. Y a-t-il des spécificités de la figure du favori en Espagne ?

Comme ailleurs, le souverain héritier des couronnes d’Espagne, pour faire face à la multitude des affaires, recourait à l’intelligence d’un principal ministre, qui devait avoir toute sa confiance. Ce personnage, chargé d’honneurs et d’immenses responsabilités, conseiller immédiat, quotidien, familier, était nécessairement attaché au prince par des liens de véritable amitié que traduisait sa qualité informelle de valido.

Le duc de Lerma sous Philippe III, le comte duc d’Olivarès sous Philippe IV restèrent plusieurs décennies à la tête des divers Conseils de la monarchie espagnole. Pour l’un et l’autre, la perte ultime de leur charge n’était pas due à une désaffection du roi mais à des revers politiques pour lesquels l’opinion voulait trouver des responsables. S’il faut les comparer aux gouvernants d’autres nations, leur originalité tient à la durée exceptionnelle de leur gestion et à leurs traits de dévouement chaleureux à la personne du souverain et à sa famille. Leur chute ultime ne résultait pas tant d’accusations éventuelles, d’erreurs ou de forfaitures mais des fragilités propres à l’immensité de l’empire et à la multiplicité des fortunes et des périls de chaque territoire.

Chacune des couronnes espagnoles, de Bruxelles à Milan, Naples, Palerme, Barcelone ou Saragosse avait ses intérêts locaux, ses assemblées d’états, ses noblesses traditionnelles, ses courants d’opinion, ses factions politiques et ses tumultes populaires. Les principes et les pratiques des institutions dans le système espagnol, plus complexes, plus fragiles, différaient profondément de l’idéal français d’uniformisation des structures de gouvernement.

 

Le modèle théâtral a pu diffuser l’idée d’une ascension sociale permise davantage par l’opportunisme que par les compétences et le grand public a tendance à oublier les atouts de ces hommes, à l’image de Giacomo Gaufrido (Jacques Godefroi) dont la carrière repose sur ses qualités intellectuelles, puis sa capacité à établir un lien entre Richelieu et le duc de Parme. Le bon ministre doit-il être un bon diplomate ?

Fort de la confiance personnelle du souverain, un ministre a la capacité de traiter des affaires les plus graves qui mettent en jeu la place d’un État sur l’échiquier européen. Il peut s’y aventurer, prendre des risques de promesses, de subsides, de menaces sans engager formellement son maître, sans compromettre la couronne, sans s’exposer à un démenti et une disgrâce. Faire mouvoir des armées, gagner ou perdre des places fortes, entretenir des agents étrangers, chercher une épouse princière, respecter ou désavouer une alliance, tout en s’assurant toujours une échappatoire, tels étaient les rôles attendus d’un ministre, fidèle à son maître jusque dans les secrets, les ruses et les violences.

Sa position sociale comptait pour beaucoup ; elle devait être assez élevée en dignité pour honorer la charge et attirer le respect des puissances étrangères, assez modeste pour ne devoir sa place qu’au bon vouloir du prince et pour ne pas lui nuire par sa fortune en terres et en partisans. Cette dernière exigence traduisait les indignations récurrentes des opinions publiques devant l‘enrichissement et le clientélisme des gouvernants.

L’accès à de telles responsabilités supposait l’appartenance à une élite sociale, une science juridique et, de surcroît, des qualités d’intelligence, d’ambition et de sang-froid. Quelle que soit la puissance d’une couronne, vieux royaume ou petite principauté dépendante de l’Empire ou du Pape, il fallait veiller à l’acquisition ou la perte de territoires, évaluer les dangers ou avantages des coalitions, respecter ou dédaigner les causes religieuses. Les hasards des guerres, les changements sociaux ou les fluctuations des monnaies pouvaient bouleverser les situations.

Olivarès, à Madrid, voulant protéger le roi des nouvelles trop immédiates était accusé de le tromper. Gaufrido, à Parme, évaluait mal les profits de changement d’alliances. Le chancelier Griffenfeld, à Copenhague, avait tort de suivre les avis des Français et de choisir la paix avec la Suède. Dans chacune de ces disgrâces, le choix du ministre avait eu ses bonnes raisons, leur seul défaut était de n’être pas celles du prince. Tout au contraire, Richelieu, avait su qu’il lui fallait consacrer des heures et des jours à convaincre Louis XIII de l’opportunité de ses orientations politiques.

 

La dimension théâtrale de ces personnages historiques trouve tout son sens dans la chute puis la disgrâce, comme ce fut le cas du baron de Görtz, fidèle du roi suédois Charles XII qui est condamné à mort après son procès en 1719. N’est-ce pas par la mort que ces carrières atteignent le sommet de leur dimension théâtrale ?

Le dernier instant du ministre malheureux est l’épisode le plus mémorable d’une tragédie politique.

Composant l’Histoire de Charles XII, Voltaire ne manquait pas de rapporter en conclusion la mise à mort de son ministre le baron Görtz, épisode secondaire mais sinistre et significatif de la folle carrière de ce roi de Suède. L’enjeu d’opinion est évident : le public au pied de l’échafaud est le premier témoin attendu, la diffusion de l’évènement prend le relai. Des feuillets de colportage vendus pour quelques sous (placards, nouvelles à la main / broadsides, tracts / pliegos, folletos de venta, romanceros / avvisi, etc.) relatent les dernières paroles (last dying speeches) de ces grands personnages. Ces textes, faisant écho aux passions collectives, sont souvent riches de trouvailles de style (par exemple dans les mazarinades).

Le pouvoir veut publier sa vengeance et la mettre en scène ; la mort du coupable est transformée en spectacle. L’expiation de ses fautes reçoit l’apparat coutumier des exécutions capitales. Sont accordées à la victime quelques apparences de sa dignité, son costume, ses discours, ses prières, jusqu’aux marques de respect données par le bourreau, afin de mieux mettre en évidence la motivation politique du cas. La rencontre de la gestuelle de l’art dramatique et des rites de justice est éclatante. La pratique réelle de l’institution imite les méthodes du théâtre et puis, en retour, la postérité restitue au répertoire des pièces de théâtre des images plus ou moins fidèles de l’évènement.

Observant lui aussi les comportements convenables, le condamné montre courage et piété. Il assume un rôle classique que la foule sait reconnaître ; il passe du registre de la vindicte à celui de la compassion et de l’estime. Deux traditions littéraires ont particulièrement promu cette distribution de rôles. Des tragédies anglaises ont continument repris le destin romanesque du comte d’Essex ; le répertoire dramatique espagnol se plaisait à commémorer les morts édifiantes d’Álvaro de Luna et de Rodrigo Calderón. Les carrières de ces personnages et leurs fins emblématiques finissaient par échapper à leur seul pays, à ses chroniques et ses tréteaux de théâtre, pour devenir des héros intemporels, hors de tout contexte, un duc de Lerma joué en Angleterre ou un comte d’Essex mis en scène en France et en Italie.