Une synthèse claire et pédagogique de la philosophie de Spinoza qui aide le lecteur à s'approprier ses concepts les plus techniques.

La philosophie de Spinoza (1632-1677) est peut-être l’une des plus exigeantes et difficiles à saisir lorsqu’on l’aborde de front, sans l’aide d’ouvrages introductifs. Philippe Danino n’est pas le seul à proposer une synthèse pédagogique de cette œuvre, qui soit susceptible de l’éclairer et d’en guider la lecture, mais son livre est particulièrement bien conçu pour remplir cette fonction. Professeur agrégé en classes préparatoires et membre associé au centre HiPhiMo (Paris 1), il ne fait pas l’erreur d’appauvrir ou de simplifier la pensée du philosophe, ni ne fait abstraction des opuscules pédagogiques rédigés par Spinoza lui-même (en l’occurrence, le Traité de la réforme de l’entendement — ou Traité de l’amendement de l’intellect, selon la nouvelle traduction de Pautrat dans la Pléiade — ou encore l’« Appendice » à la première partie de l’Éthique).

Le lecteur trouvera à la fin du livre de Danino une partie très utile intitulée « Les œuvres principales », dans laquelle l’auteur propose un résumé rapide mais précis de chacun des sept ouvrages (achevés ou non, publiés du vivant du philosophe ou non) qui constituent l’œuvre de Spinoza, mettant en évidence leurs objectifs théoriques et leur rôle spécifique dans le cheminement de sa pensée.

Par ailleurs, Danino fournit une bibliographie utile pour s’orienter dans l'océan des ouvrages qui ont paru sur le philosophe au cours de ces dernières décennies. Celle-ci recense les différentes éditions et traductions des traités de Spinoza, mais elle adopte aussi une perspective pédagogique, qui distingue les ouvrages adaptés à une première approche et les études et commentaires ciblés, requis pour une lecture plus approfondie.

Des difficultés à surmonter

L’originalité de cet ouvrage introductif tient au fait qu’il présente la philosophie de Spinoza à partir des difficultés qu’elle a pu engendrer à l’époque de son élaboration ou qu’elle continue d’engendrer dans l’esprit du lecteur actuel. On trouve dans la première catégorie les points de doctrine qui ont suscité de vives controverses philosophiques entre Spinoza et ses contemporains. Danino expose à leur sujet les éléments historiques qui permettent d’en saisir les enjeux.

D’autres difficultés concernent plus spécifiquement notre temps et proviennent du décalage que nous ressentons entre les préoccupations de l’auteur et les nôtres. L’ouvrage de Danino s’efforce de combler le fossé qui sépare les deux époques en montrant l’actualité ou l’immuabilité de certains questionnements. Ainsi, en particulier, des notions de « démocratie » et de « tolérance » auxquelles le philosophe a donné une signification radicale.

Mais la difficulté principale réside sans doute dans le vocabulaire hermétique employé par Spinoza. L’un des traits caractéristiques de sa pensée consiste en effet à subvertir le sens des notions qu’il mobilise, et notamment celles qu’il emprunte à la théologie médiévale, qu’il purge de leurs connotations morales (pour le concept de « béatitude », par exemple) ou anthropomorphiques (pour l’idée de Dieu elle-même).

À ce sujet, Danino montre bien que cette subversion passe chez Spinoza par un effort systématique de redéfinition des termes. Plutôt qu’à une simple substitution du sens, le philosophe procède à une redéfinition « génétique » des notions, c'est-à-dire qu’il cherche à exhiber le mode de production ou la cause de la chose concernée. C’est grâce à cette définition génétique qu’il sera en mesure de déduire, dans un second temps, les propriétés de chaque chose.

Dans cette perspective, il ne suffit pas de recourir à un dictionnaire pour approcher les mutations spinozistes, et l’intérêt de l’ouvrage de Danino consiste à proposer un outil adapté à cet objet. L’auteur prend la peine de définir chaque notion (Dieu, Attribut, Mode, mais aussi Affection, Joie, etc.) en désamorçant les confusions qu’elles peuvent susciter et en dénouant les identifications dont elles sont porteuses entre des idées et des images, entre des noms et des choses. Ce faisant, il donne à l’esprit du lecteur le pli de la philosophie de Spinoza et le prépare, comme lui, à philosopher droitement.

L’ordre des choses même

Afin de présenter la pensée de Spinoza, Danino adopte l’ordre d’exposition qui lui convient le mieux, c'est-à-dire celui qui correspond à son propre raisonnement supposé aboutir à la vérité et au bonheur, à savoir l’ordre des choses elles-mêmes. Après avoir donné les éléments biographiques élémentaires, qui décrivent les années de formation du philosophe (la condition des familles marranes à Amsterdam, l’excommunication, les difficultés à publier, le retrait de la vie publique sous accusations, etc.), l’auteur s’attèle au premier concept spinoziste sur lequel repose tout le reste de sa pensée, c’est-à-dire le principe d’immanence, appelé Dieu ou la nature.

À partir de ce point de départ peuvent se dérouler ensuite les considérations sur l’âme, le corps, la servitude et la liberté, comme en témoigne l’ordre de composition de l’ouvrage majeur de Spinoza, l’Éthique. Puis se déploient les questions de religion et de politique, qui donnent lieu aux réflexions qui comptent parmi les plus actuelles.

En somme, l’ouvrage de Danino propose une utile synthèse introductive à l’œuvre de Spinoza. Mais il constitue un ouvrage de philosophie à part entière si l’on se rappelle que, pour le philosophe hollandais, le cheminement de la pensée selon l’ordre conforme des choses n’est pas un préalable à la pensée effective mais sa réalisation elle-même.