La nouvelle édition des œuvres complètes de Spinoza en Pléiade actualise les traductions et affine notre compréhension de sa philosophie.

Baruch Spinoza (né en 1632 à Amsterdam et décédé en 1677 à La Haye) a élaboré un système philosophique dont il n’est plus besoin de démontrer l’importance. La variété des questions qui y sont abordées (métaphysiques, théologiques, gnoséologiques, éthiques, politiques) et l’effort constant qui y est déployé pour produire une pensée indépendante de tout dogme religieux suscite encore aujourd'hui de vives discussions. La nouvelle édition des œuvres complètes de Spinoza parue en Pléiade, chez Gallimard, est un outil précieux pour rendre accessible cette pensée.

La plupart des écrits du philosophe (publiés de son vivant ou posthumes) ayant été rédigés en latin, une telle édition nécessitait une traduction actualisée et unifiée. Celle-ci s’appuie sur une lecture renouvelée de l’œuvre tout entière, enrichie par la publication de textes inédits (le Précis de Grammaire Hébraïque, traduit par P. Nahon en fin de volume) et par les travaux les plus récents (ceux de G. Deleuze, de P-F. Moreau, de P. Macherey, de H. Rizk).

Le directeur de la publication, Bernard Pautrat, ayant lui-même consacré sa carrière à la pensée du philosophe, s’efforce de raffiner la compréhension que l’on avait du philosophe, et reconnait que certains points lui sont longtemps demeurés obscurs   . Il donne des indications importantes quant aux choix de traductions, mais se refuse à imposer des notes interprétatives.

La mise à disposition de ce volume représente donc pour le lecteur un outil précieux. Et dans la mesure où il s'agit de l'actualisation d'un volume antérieur, l’exposé des nouveautés fournies dans le travail d’édition est tout aussi important que celui de la pensée spinoziste elle-même.

De l'ancienne à la nouvelle édition

L’ancienne édition, qui datait de 1967 et à laquelle avaient contribué R. Caillois, M. Francès et R. Misrahi, adoptait une lecture plutôt « métaphysique » de l’œuvre de Spinoza, s’ouvrant sur la discussion critique du philosophe avec son prédécesseur René Descartes.

L’introduction de R. Caillois insistait sur le fait que Spinoza n’était pas un penseur solitaire, et que son œuvre devait être lue à la lumière de la longue correspondance qu’il avait entretenue avec certains de ses contemporains. Par ailleurs, l’éditeur soulignait que ses écrits, aussi dispersés qu’ils paraissent, trouvaient leur unité dans leur construction rationnelle systématique.

La nouvelle édition, quant à elle, est plus « politique ». Elle fait commencer la lecture par le Traité de l’amendement de l’intellect, datant de 1659, plaçant d’emblée le lecteur dans la perspective spinoziste d’en finir avec la vieille philosophie religieuse et médiévale en se saisissant des outils de la science moderne — conformément aux aspirations rationalistes de ce siècle. Par ailleurs, B. Pautrat place le Traité politique immédiatement à la suite de l’Éthique, présentant le premier comme le complément indispensable de la seconde.

La correspondance a également été réorganisée : les 84 lettres qui composent ce corpus, présentées par ordre chronologique dans la précédente édition, se trouvent ici classées par destinataires. Cela permet de suivre plus commodément les échanges, et par exemple de lire dans leur continuité ce qu’on appelle les « Lettres sur le Mal », destinées à Willem van Blyenbergh — lesquelles montrent que le bien et le mal sont des notions relatives, qui n’ont pas de sens dans l’absolu. Il en va de même pour les lettres envoyées à des figures intellectuelles de premier plan, telles que Oldenburg (le secrétaire de la Royal Society) ou Leibniz.

Enfin, outre les écrits de Spinoza, on trouvait dans l’ancienne édition le récit de l’écrivain Jean Colerus, datant de 1706, portant sur la vie du philosophe ; on trouve trois recensions de ce type dans la nouvelle édition. Mais surtout, le volume s’ouvre sur une utile chronologie de l’auteur et se clôt sur un précieux « inventaire des biens » (en particulier de la bibliothèque) dressé après le décès du philosophe.

Des modifications pointilleuses

Les traductions présentées dans ce volume sont le fruit d’un travail collectif : nous les devons à B. Pautrat (pour leTraité de l’amendement de l’intellect, l’Éthique, leTraité politique, la correspondance), à C. Secretan (pour le Court Traité), à F. de Buzon et D. Kambouchner (pour les Principes de la philosophie de Descartes et les Pensées métaphysiques), à D. Arbib (pour le Traité théologico-politique), à P. Nahon (pour le Précis de Grammaire hébraïque) et à F. Zagury (pour les « Vies de Spinoza »).

Cette traduction nouvelle a le mérite d’assouplir le texte à la lecture, mais propose surtout des variations de vocabulaire décisives, qui s’efforcent de restituer le sens des termes employés par Spinoza dans l’ensemble des références auxquelles ils pouvaient faire écho à l’époque (la Bible, bien sûr, mais aussi les pensées de Bodin, de Machiavel, de Descartes, de Hobbes, etc.).

Dans le Traité théologico-politique (anciennement Traité des autorités théologique et politique), D. Arbib choisit par exemple de placer les citations de la Bible en hébreu, que Spinoza traduit en latin, de manière à les réinscrire dans la tradition théologique à laquelle elles appartiennent.

Le Traité de l’amendement de l’intellect a subi pour sa part une modification perceptible dès le titre, qu’on traduisait traditionnellement par « Traité de la réforme de l’entendement ». Outre la plus grande fidélité au latin, la notion d’« amendement » plutôt que de « réforme » permet de faire entendre le sens (agricole) contenu dans son étymologie : « rendre meilleur » ou « parfaire » (Éthique V, préface).

Au sein de ce traité, on lit également « assistance » pour auxilium, là où l’ancienne édition donnait « secours » — qui évoquait une valeur d’urgence étrangère au terme latin. Dans le même objectif d’une plus grande proximité avec le sens original, l’ancien « communiquer » (du § 1) devient « se partager » et « plaisir » devient « lubricité ».

Dans l’Éthique, B. Pautrat désigne Dieu comme un « étant » (ens, en latin) plutôt que comme un « être ». La distinction, présente dans le texte latin, entre « agir » et « opérer » est respectée, au lieu d’un « faire » indifférencié, utilisé par beaucoup de traducteurs. B. Pautrat nous livre d’intéressantes réflexions pour accompagner la définition spinozienne de la vérité comme « adéquation », ainsi que l’emploi des verbes « contempler » et « déterminer ». Enfin, les notions centrales de « passions » ou d’« affects » font l’objet d’un commentaire éclairant faisant dialoguer Spinoza avec Descartes (le premier condamnant vertement le recours du second à une supposée « glande pinéale » pour expliquer les passions de l’âme).

Enfin, pour le Traité politique (anciennement Traité de l’autorité politique, selon la traduction É. Saisset), B. Pautrat refuse tout bonnement de traduire la notion centrale d'imperium, comme on le faisait par le passé (employant tantôt « empire », « souveraineté », « pouvoir », ou même « État »). Les traducteurs avaient en effet tendance à alterner au sein d’une même édition, de manière à rendre les sens multiples enveloppés dans la notion latine. Le maintien du terme original permet de conserver l’unité de la pensée — l’imperium désignant lui-même, dans le système conceptuel de Spinoza, le droit unique qui est défini par la puissance de la multitude (article 17, chap. II).

Le vrai bien

Ces mises au point formelles sont déterminantes pour aborder l’œuvre de Spinoza et son contenu. Certes, celle-ci ne saurait être résumée en quelques phrases, mais le parcours théorique proposé par cette édition nous permet d’en dessiner les grandes lignes.

Comme point de départ, on peut prendre la volonté de Spinoza d’émanciper la philosophie du rôle de « servante de la théologie » qu’elle avait acquise au cours du Moyen-Âge, mais aussi de toute forme d’autorité politique. C’est ce que résume parfaitement la célèbre phrase, ici placée en exergue du Traité théologico-politique, issue de la préface de ce texte :

« La liberté de philosopher non seulement peut être accordée sans qu’il soit porté atteinte à la piété ni à la paix de la république, mais elle ne peut être ôtée sans que le soient avec elle la paix de la république et la piété elle-même. »

Le rôle central de la critique théologique dans l’œuvre de Spinoza doit être compris dans l’horizon éthique qui est le sien (d’où le titre de son traité central, L’Éthique, publié après sa mort). L’objectif de la philosophie est avant tout pratique, c’est-à-dire qu’elle doit conduire vers le bien véritable. Or, elle doit pour cela dépasser les promesses de béatitude dans l’au-delà issues de l’interprétation des textes sacrés. Spinoza redéfinit la vie bonne comme une joie pure, orientée par la recherche de la vérité plutôt que celle, plus habituelle mais vaine, des richesses, des honneurs ou de la lubricité. Alors que ces objets sont incertains par nature, la vérité ne l’est pas.

Cette éthique propose ainsi une autre manière de vivre et d’exister que celle déployée par l’eudémonisme antique (reposant sur le partage de l’âme et du corps) ou par les morales du devoir (reposant sur le partage du bien et du mal) : chez Spinoza, le véritable bien réside dans la capacité à connaître l’ordre du monde et à se saisir chacun comme puissance, trajectoire et composition, intégrée à un tout.

Pour aboutir à cette proposition, Spinoza requiert qu’on identifie Dieu et la nature (c’est le fameux deus sive natura). Pour lui, Dieu est la cause immanente de toutes choses. Contrairement à la cause efficiente ou transitive, la cause immanente n’a pas à sortir d’elle-même pour se réaliser. Ainsi, tout est en Dieu et Dieu coïncide avec le tout. Cette pensée d’un monde strictement immanent, sans arrière-monde (sans au-delà), a valu à Spinoza un rude conflit avec les théologiens (catholiques calvinistes et juifs), au point qu’il a été excommunié de la communauté juive d’Amsterdam.

Le « tout » auquel les individus appartiennent peut tout aussi bien être compris comme celui de la société que comme celui de la nature, comme l’esquisse le Traité politique (resté inachevé). L’éthique spinoziste est en effet ouverte sur la cité : en saisissant le vrai bien, chacun oriente son désir relativement au tout et découvre un bien durable et partageable entre tous, susceptible de renforcer l’ordre au sein d’une république — c’est là une ambition politique que Spinoza partage avec les frères de Witt, figures politiques de la République des Provinces-Unies, assassinés par les soutiens du prince Guillaume d’Orange.

Ainsi, l’éthique de Spinoza affirme à la fois la force (le déploiement d’une puissance d’agir) et la raison (la connaissance du bien), la réalisation du désir et de l’universel concret, l’exaltation de l’utile propre et l’alliance avec les autres. Elle subvertit radicalement la morale au profit d’une pratique novatrice de la vertu, définie comme invention et développement du « devenir éternel » d’une existence singulière.

Une édition à s’approprier

La complexité des doctrines composant la philosophie de Spinoza et la densité du volume qui en rassemble les œuvres complètes peut rendre l’orientation du lecteur difficile. Si quelque néophyte souhaitait entrer dans cette pensée à partir de ce volume, nous lui conseillerions de commencer par le Traité de l’amendement de l’intellect. Ce texte attaque, à partir d’une méditation personnelle de l’auteur sur sa formation philosophique, les superstitions et les préjugés afin d’orienter l’esprit vers la tolérance et la liberté de pensée (ou la béatitude).

On pourra ensuite se concentrer sur l’« Appendice » de la première partie de l’Éthique, avant de plonger dans le couronnement politique de l’œuvre et complément de l’Éthique, le Traité politique. Le plan de ce dernier est aisé à suivre compte tenu de l’habitude, prise par les éditeurs depuis 1843 et ici conservée, de le découper en paragraphes. On terminera par l’Éthique et par ses passages les plus ardus, notamment le livre V.

Le Traité théologico-politique, pour sa part — seul ouvrage publié du vivant de son auteur (en 1670, de manière anonyme et sous un faux lieu et faux nom d’éditeur) — est plus difficile à aborder. Il suppose une solide connaissance du texte biblique et une maîtrise précise des débats théologiques pour comprendre par exemple que, selon Spinoza, la Bible n’est qu’un livre parmi d’autres, conçu de mains d’hommes, que Moïse n’est qu’un habile homme politique, ou encore que les prophètes ont l’imagination forte et l’entendement faible (chapitre II). Ce traité n’en demeure pas moins crucial, ne serait-ce que pour la vigueur critique qu’il déploie dès les premières lignes de sa préface à l’encontre de ceux qui confondent le théologique et le politique.

De ce point ce vue, cette édition actualisée de l’œuvre de Spinoza témoigne pleinement de l’actualité de sa pensée. La notice de présentation du Traité théologico-politique, rédigée de la main de B. Pautrat, le souligne : les questions soulevées par Spinoza concernant la superstition, les rapports entre religion et pouvoir, l’articulation de l’éthique et de la politique, résonnent tout particulièrement avec l’état de notre monde contemporain.