Deux chercheurs analysent la controverse concernant le régime alimentaire dans le jardin d'Eden en soulignant ses composantes théologiques, sociales et scientifiques.

Adam et Ève, le paradis, la viande et les légumes offre une analyse captivante et approfondie de la controverse sur le végétarisme d'Adam et Ève au paradis. Les auteurs, Olivier Christin, historien de la culture, de la religion et du politique et Guillaume Alonge, spécialiste des questions théologiques et diplomatiques, plongent le lecteur au cœur des débats intellectuels des XVIIe et XVIIIe siècles qui ont agité les milieux érudits de l’époque sur la question des régimes alimentaires bibliques. Ils examinent les implications de ces débats pour la santé, la longévité et la relation entre l'humanité et le règne animal — non sans faire écho aux préoccupations actuelles sur la quête de régimes alimentaires durables, les habitudes de consommation et les considérations éthiques liées au traitement des animaux.

L'ouvrage explore cette controverse historique grâce à une analyse minutieuse des auteurs et des influences qui l'ont façonnée : du clergé romain aux autorités publiques en passant par les médecins et les philosophes, un éventail d'acteurs a contribué à la richesse des échanges. Ces débats se situent donc à l'intersection des sciences de l’alimentation, de l'exégèse religieuse et des problématiques politiques qui traversent la société moderne, et l’ouvrage met bien en lumière la complexité de ces facteurs. Il montre par exemple comment la Réforme protestante a influencé les habitudes alimentaires et a produit une distinction entre les pratiques des régions du nord de l'Europe et celles des régions demeurées fidèles à Rome.

Anatomie d'une controverse

La première partie du livre se concentre sur les régimes alimentaires décrits dans la Bible et sur leurs interprètes. Les auteurs y analysent l’influence des récits bibliques sur les pratiques concrètes et leur impact sur l'organisation de l'ensemble de l'économie alimentaire : l'approvisionnement des hôpitaux, la régulation des marchés, la surveillance des dates d'ouverture des boucheries, le contrôle de l'élevage et l'économie pastorale, ou encore la supervision de la morale publique. L'enjeu est de mettre en place la meilleure façon de nourrir le corps et l’âme.

Une deuxième partie se penche sur la manière dont les auteurs modernes ont évolué dans leur compréhension et leurs représentations d'Adam et Ève : ces derniers sont devenus des figures centrales dans la réflexion exégétique, politique et culturelle. En effet, l’humanisme et la Renaissance ont fait évoluer l’interprétation métaphorique d’Adam et Ève (qui en faisait les personnages d'une fable intemporelle sur le péché et la nature humaine) vers une représentation plus incarnée, les tenant désormais pour des personnages historiques, réels et concrets.

Le troisième chapitre aborde la période de 1650 à 1750 au cours de laquelle la question du régime alimentaire d'Adam et Ève a évolué en une controverse savante majeure. À cette époque, les débats franchissent l'enceinte des monastères et sortent des querelles doctrinales pour impliquer des acteurs plus variés et se muer en échanges publics parfois polémiques. La transformation de la controverse reflète ainsi des évolutions intellectuelles et sociales qui excèdent le domaine théologique à proprement parler.

La quatrième partie retrace l'évolution de la controverse, mettant en avant l'implication croissante et diversifiée des participants : des philosophes, des médecins et des théologiens enrichissent la discussion d'une variété d'idées et de points de vue.

Enfin, la dernière partie détaille comment les participants ont géré la querelle et quelles stratégies rhétoriques ils ont utilisées. Les auteurs s'intéressent en particulier à la manière dont  les médias imprimés et certaines institutions, à travers les prescriptions des institutions ecclésiales, les soutiens de Grands de la cour, les recherches de l’Académie des Sciences, etc. ont façonné la controverse. L’analyse des motivations personnelles et professionnelles des participants montre qu'ils considèrent la polémique tantôt comme une occasion de défendre la foi, tantôt comme un moyen de rétablir les normes morales et tantôt comme un levier pour promouvoir leurs propres idéaux sociaux.

Une étude pluridisciplinaire

Sur le plan historique, l'ouvrage plonge les lecteurs dans le contexte intellectuel et culturel des XVIIe et XVIIIe siècles et révèle comment les débats spécifiques entourant le régime alimentaire d'Adam et Ève ont été nourris par les conflits religieux, les évolutions exégétiques et les préoccupations sociales de l'époque. Il offre une compréhension nuancée de la manière dont les idées ont évolué et se sont diffusées au sein de la société.

De ce point de vue, et malgré la richesse des discussions, notamment sur les représentations des « Gentils » brahmanes, végétariens par croyance en la métempsycose, une exploration plus approfondie de l'histoire des interactions entre les hommes et les animaux aurait pu fournir un contexte plus complet à la réflexion. Cela aurait permis d'éclairer comment l'évolution de ces interactions, déterminée ou non par des croyances culturelles et religieuses, influence les choix alimentaires des individus.

Sur le plan religieux, l'ouvrage explore comment les interprétations des textes bibliques se sont transformées et met en lumière la manière dont les conceptions générales de la nature humaine, du péché originel et de la relation entre l'homme, les animaux et Dieu ont influencé les débats sur l'alimentation. Ainsi, la consommation humaine de viande aurait émergé après la Chute ou le Déluge, de sorte que la réflexion sur les choix alimentaires n'est jamais déconnectée d'une certaine interprétation des récits bibliques. Cet aspect souligne l'importance des considérations théologiques et spirituelles dans la formation des opinions et dans la conduite des controverses scientifiques.

En ce qui concerne l'alimentation et la médecine, l'ouvrage analyse en détail les implications nutritionnelles et sanitaires des différents régimes alimentaires envisagés pour Adam et Ève : carnivore, végétarien, végétalien…? L'approche médicale de certains protagonistes apporte une dimension scientifique aux débats. Ainsi, certains discutent des avantages et des inconvénients de la consommation de viande ; d'autres s'intéressent aux fondements biologiques des choix alimentaires, tels que les nécessaires apports nutritionnels de la viande et son impact sur le fonctionnement de la digestion ; d'autres enfin étudient en détail les organes humains (les dents, l'estomac, les intestins) afin de les comparer avec ceux des carnassiers.

En somme, l'ouvrage Adam et Ève, le paradis, la viande et les légumes constitue une contribution significative à l'histoire des controverses religieuses et scientifiques par l'analyse qu'il propose de cette querelle trop peu connue de l'époque moderne. En mettant en évidence l'influence qu'ont exercé ces réflexions sur les idées, les croyances et les pratiques alimentaires, Olivier Christin et Guillaume Alonge retranscrivent la complexité de débats passés tout en soulignant les liens qu'elle entretient avec les préoccupations contemporaines.