Le livre noir du libéralisme corporatiste.

À ce jour, la journaliste canadienne de 38 ans Naomi Klein est sans doute l’une des militantes les plus influentes au monde. Son premier ouvrage paru en 2000, No logo, est vite devenue la "bible" des mouvements altermondialistes de la fin des années 1990.

Avec La stratégie du choc, elle approfondit la réflexion entamée dans ce précédent best-seller pour dénoncer "l’histoire secrète du marché dérégulé" et expliciter l'avènement du "capitalisme du désastre". Écrit à la manière d’une incroyable investigation, Naomi Klein nous réconcilie avec le journalisme politique et économique. Journalisme dont on regrette souvent l’absence d’équivalent en France. Ce livre est de ceux qui marquent leur époque et qui participent au renouvellement d’une réflexion approfondie sur notre monde.


Un sérieux redoutable

Couvrant près de quarante années d’histoire internationale, l’ouvrage, fruit d’un travail de plusieurs années, impressionne d’abord par son sérieux. Chaque élément est sourcé, chaque développement se révèle être le fruit d’une recherche approfondie, d’une enquête sur le terrain, de confidences de première main. Tout cela renforce la thèse qui se révèle, in fine, difficilement contestable, au moins dans son descriptif factuel. Ce n’est plus Naomi Klein qui assène une théorie mais Margaret Thatcher qui se dévoile, Augusto Pinochet qui se livre, George W. Bush qui s’expose ou le tsunami qui nous oblige à regarder autrement.

Pour la réduire ou la détruire, nombreux seront les critiques qui mettront en avant la théorie conspirationniste. Ce nouvel argument disqualifiant à la mode a été trop utilisé n’importe comment par quiconque se révèle incapable de s’opposer à une thèse sur le fond. Ici plus qu’ailleurs, l’attaque ne porte pas, tant l’auteur, ferme sur sa méthode, reste attaché aux faits et aux textes. Tous sourcés, tous connus pour qui veut bien voir.

Ce qui va déranger les hérauts du néolibéralisme, c’est le trouble qu’ils vont éprouver à se confronter à leur propre voix. Ainsi lorsque George W. Bush arrive au pouvoir, tout tourne autour de l’idée de privatiser. Donald Rumsfeld lui-même déclara la guerre à... "la bureaucratie du Pentagone". Tous ses efforts se sont révélés catastrophiques lorsque l’on a constaté, notamment avec les attentats du 11 septembre 2001, les défaillances du privé à qui l’on avait trop confié et ce, n’importe comment. Les "faucons" de la Maison Blanche vont alors profiter du "choc" des attentats pour privatiser tout ce qui a trait à la sécurité et à la défense au sein même de la principale armée mondiale. La guerre en Irak en deviendra le laboratoire.
 
Au-delà de l'effet de sidération face aux propos ou actions de tel ou tel dirigeant dans le monde (de Michel Camdessus à Dick Cheney en passant par Margaret Thatcher, Bill Clinton, le général Suharto ou Augusto Pinochet), le lecteur en vient à se questionner sur lui-même et le fait, sans doute, qu’il est trop souvent passé à côté d’une "autre" réalité, qu’il s’est éventuellement laissé manipuler (soit par les médias – et les exemples sont accablants – soit par ses propres dirigeants), qu’il n’a rien vu ou rien voulu voir. 

Pourtant, loin d’être accusateur à l’encontre du lecteur, l’ouvrage invite plutôt à l’implication citoyenne. Le militantisme de Naomi Klein est là. Son ouvrage si factuel, si complet, si implacable, devient finalement une redoutable entreprise de démolition intellectuelle du discours néolibéral et, en creux, une arme de choix pour les défenseurs des droits des citoyens contre les puissantes corporations et les dirigeants qui les servent.


Une thèse dérangeante

"Nous allons vous presser jusqu’à ce que vous soyez vide puis nous vous emplirons de nous-mêmes."

C’est par cette citation tirée du livre culte de George Orwell, 1984, que Naomi Klein introduit son premier chapitre. C'est par cette phrase que l’on pourrait résumer la démarche qu’elle dénonce dans l’ensemble de son essai.

"Refaçonner les individus, les mettre en état de choc pour les soumettre." Cette idée fut largement développée par la CIA dans les années 1950. L’agence expérimentait ainsi les méthodes permettant de briser la résistance des prisonniers avec au cœur du dispositif l’électrochoc, destiné à ramener des adultes au stade infantile. L’objectif était d’obtenir une régression de la personnalité ou un choc psychologique rendant le sujet plus ouvert aux suggestions et plus susceptible de coopérer qu’avant l’administration du choc.

De manière particulièrement étayée, "la stratégie du choc" fait le parallèle entre cette méthode destinée à l’individu et ce qui a pu être fait, ensuite, à l’échelle d’une société toute entière.
"Un traumatisme collectif, un coup d’État, une catastrophe naturelle, une attaque terroriste plonge tout un chacun dans un état de choc. C’est ainsi qu’après le choc, tel un prisonnier dans un interrogatoire, nous redevenons des enfants désormais plus enclins à suivre les leaders qui prétendent nous protéger."


À l’origine, Milton Friedman

Il ne s’agit pas d’une invention de Naomi Klein, mais bien du "traitement de choc" préconisé par celui qui a très tôt compris ce phénomène : le plus célèbre économiste de notre temps, décédé en 2006, Milton Friedman.

Ce "prix Nobel" d’économie croyait en une vision radicale de la société selon laquelle le marché régit absolument tous les aspects de la vie, de l’école à la santé et jusqu’à l’armée. Il y croyait avec le même absolutisme et la même intransigeance que d’autres qui ont cru en un communisme soviétique idéal. Le parallèle n’est, bien entendu, pas anodin.

À la lecture de La stratégie du choc, nous comprenons mieux la citation de Donald Rumsfeld, comme toutes les autres, et saisissons alors le sens de nombreux épisodes obscurs de notre histoire récente.

Milton Friedman appela très tôt, à travers son enseignement à l’université de Chicago, à l’abolition de toute protection en matière de commerce, à la dérégulation de tous les prix et au démantèlement du service public.

Naomi Klein nous rappelle, par une multitude d’exemples concrets sur l’ensemble des continents (Amérique latine, Asie du Sud Est, Europe de l’Est, Afrique du Sud, etc.), que de telles mesures, toujours mises en œuvre avec le soutien des grandes institutions financières mondiales (FMI, Banque Mondiale, GATT puis OMC, Réserve fédérale américaine, Trésor américain, etc.), l’ont été contre l’opinion et les programmes  électoraux démocratiquement choisis, n’ont fait qu’augmenter le chômage et rendre plus précaire l’existence de millions de personnes.

Pourtant, force est de constater qu’elles furent très largement diffusées. Incapables de mettre en oeuvre leurs réformes de manière démocratique, Friedman puis les "Chicago Boys" et leurs disciples durent, pour les imposer, recourir chaque fois au "traitement de choc".


Le libéralisme corporatisme n’est jamais synonyme de démocratie

Ils conseillèrent donc aux hommes politiques "d’imposer d’un seul coup, immédiatement après une crise, les réformes économiques douloureuses, avant que les gens n’aient eu le temps de se ressaisir".

Pour l’auteur, il ne s’agit pas d’une simple théorie mais plutôt d’une véritable stratégie rationnelle. Stratégie n’est pas conspiration. Elle n’est ici que la logique assez transparente qui régit les intérêts des plus grands groupes et de certains dirigeants politiques. C’est ce que beaucoup nomment "néolibéralisme" ou "néoconservatisme", et que Naomi Klein appelle encore plus clairement "libéralisme corporatiste".
Il suffit alors de reconsidérer les événements emblématiques de notre époque pour découvrir que cette logique est à l’œuvre derrière nombre d’entre eux.


"Seule une crise, réelle ou imaginaire, peut engendrer un changement profond", Milton Friedman

Alors qu’il apparaît presque simpliste de prime abord, ce raisonnement ne cesse, effectivement, de se confirmer cas après cas, fait après fait. Pire encore, il semble impossible de se remémorer un seul exemple de marché totalement libre tel que le conçoit Milton Friedman, dont la naissance aurait été présidée par la démocratie ou la liberté... "seulement la stratégie du choc".

Les exemples les plus emblématiques de ce "capitalisme du désastre", qui profite de toute catastrophe, sont illustrés par de nombreux entretiens et citations de citoyens allant des nantis aux plus défavorisés par le système. Les conséquences humaines des "jeux" du FMI ou de la Banque mondiale se révèlent dans toute leur violence. On s’interroge alors sur ces "responsables" irresponsables qui ont présidé à ces désastres.

Le coup d’État du Chili en 1973, suivi des strictes réformes économiques des "Chicago Boys" ; la guerre des Malouines en 1982, suivie de la rigueur thatchérienne ; le massacre de la place Tian’anmen en 1989 et le tournant économique néolibéral chinois ; l’attaque du Parlement russe en 1993 par Boris Eltsine et la libéralisation la plus débridée au profit des oligarques ; les attentats de 2001 puis l’invasion de l’Irak en 2003, suivis de la privatisation de la guerre, de la défense et de la sécurité ; le tsunami en 2004, suivi du déplacement des populations au profit d’installations hôtelières et d’une dérégulation étatique ; l’ouragan Katrina en 2005 suivi de la refonte sociologique de la Nouvelle Orléans et de la privatisation de secteurs publics entiers, etc.


Un réveil utile

Un tel ouvrage ne laisse pas indifférent et cette critique le prouve sans doute. La force de la thèse développée par Naomi Klein réside dans sa capacité à mobiliser le lecteur. Heureux de constater dans le dernier chapitre un choc qui "s’essoufle" en Amérique latine, il ne peut qu’en tirer les leçons nécessaires à sa situation propre.

Or, force est de constater que l’Europe n’est pas prémunie contre toute "stratégie du choc". Si ses peuples refusent de plus en plus le libéralisme débridée, elle ne se tourne pas moins vers le populisme puis l’autoritarisme, comme l’illustrent les trop nombreuses atteintes aux droits humains et sociaux en France ou ailleurs sur le vieux continent.

La démocratie n’est pas indépendante de notre système économique. Bien au contraire.

Très justement, Mohandas Karamchand Gandhi écrivait en 1926 dans son ouvrage Non violence - The Greatest Force :
"Un conflit armé entre nations nous horrifie. Mais la guerre économique ne vaut pas mieux qu’un conflit armé. Ce dernier est comme une intervention chirurgicale. Une guerre économique est une torture prolongée. Et ses ravages ne sont pas moins cruels que ceux que décrivent si bien les ouvrages sur la guerre. Nous nous préoccupons moins de la guerre économique parce que nous sommes habitués à ses effets mortels. (...) Le mouvement contre la guerre est juste. Je prie pour sa réussite. Je crains pourtant qu’il ne soit voué à l’échec s’il ne s’en prend pas à la racine du mal : l’avidité humaine."


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Crédit photo : mrittenhouse / flickr.com