La paix et la sécurité sont des concepts qui ont évolué dans le temps et selon les espaces. Un ouvrage collectif propose un panel de textes permettant de saisir ces variations.

Système westphalien, guerre froide ou encore monde bipolaire/unipolaire sont autant d’expressions illustrant à quel point l’étude de l’ordre mondial a été enfermée dans une clé de lecture occidentalo-centrée. Nombreux sont les analystes des relations internationales à prétendre sortir de ce carcan, pourtant peu y parviennent. Pour échapper à ce travers, les chercheuses Delphine Allès, Sonia Le Gouriellec et Mélissa Levaillant ont dirigé une équipe de 25 auteurs, qui ont effectué un solide travail de sélection et de contextualisation pour fournir au lecteur des textes venus principalement des continents africain, asiatique et du Moyen-Orient. Ils replacent ainsi les concepts de paix et de sécurité dans une perspective pleinement historique et mondiale.

La guerre et la paix sont étudiées en Terminale, mais à travers l’analyse des traités de Westphalie, puis du congrès de Vienne. Cet entretien est l’occasion de montrer que ces problématiques se posent dans l’ensemble des espaces, mais que les réponses fournies s’adaptent aux réalités locales et offrent une approche comparative des plus pertinentes.

 

Nonfiction.fr : Sur le plan épistémologique et méthodologique, l'ouvrage que vous avez dirigé aspire à décentrer notre approche des relations internationales et repenser la mondialisation du système westphalien. En quoi la clé de lecture transatlantique est-elle incomplète, voire obsolète ?

Delphine Allès : L’étude des relations internationales s’est institutionnalisée dans le contexte des traumatismes successifs du XXe siècle et de la tentative de recomposer un monde pacifié par l’institutionnalisation des organisations intergouvernementales. Elle a longtemps été conçue comme une grammaire de la guerre et de la paix inter-étatiques, doublée d’une volonté de formalisation conceptuelle appuyée sur l’identification de « variables indépendantes » et doublée d’une dimension prescriptive. Or ces variables – notamment la quête, par les États, de leur intérêt national défini en termes de puissance et de sécurité – sont politiquement et historiquement situées. Les situations échappant à ce prisme d’analyse ont été invisibilisées (ainsi la « Guerre Froide » était-elle en réalité « chaude » en Asie, en Amérique Latine ou en Afrique), abordées comme des anomalies (le fameux joker analytique de « l’Etat failli » permettant d’expliquer les situations de conflit échappant aux explications en termes de rapports de puissance), ou encore pliées aux cadres conceptuels prédominants sans retenir des facteurs pourtant susceptibles de jouer un rôle important dans la configuration des comportements internationaux (ainsi s’explique, parmi de nombreux autres exemples, la longue exclusion du facteur religieux dans l’analyse des relations internationales)   .

Les limites de la grille de lecture classique tiennent donc à sa tentation d’universaliser des variables forgées dans un contexte particulier. Elles apparaissent particulièrement vivement à la faveur de la dilution actuelle des rapports de puissance. Celle-ci provoque une contestation des hiérarchies internationales par les acteurs dits « des Suds » et l’émergence de nouveaux centres d’élaboration de normes et de pratiques politiques, parfois ouvertement opposées aux structures institutionnalisées par les vainqueurs de la Seconde guerre mondiale. Cette bascule empirique n’est toutefois qu’un révélateur de la pluralité des normes selon lesquelles opèrent les acteurs à l’échelle mondiale, de la diversité des significations que recouvre parfois l’usage de termes identiques (paix, coopération, sécurité…), et du besoin qui en découle d’enrichir l’analyse.

Notre livre entrouvre une fenêtre sur cette pluralité, qu’il rend accessible par des traductions contextualisées. Il suggère de banaliser sa prise en considération dans les réflexions sur les relations internationales et la mondialité… sans toutefois forcer le trait, car son ambition est d’enrichir sans pour autant contester la légitimité d’un champ d’étude qui a au demeurant considérablement évolué. Il s’agit de rendre plus visibles des perspectives longtemps sous-étudiées, sans tomber dans l’excès qui consistait à exacerber ou à exotiser les différences d’approches ou de représentations que traduisent les concepts et pratiques extra-occidentales de la paix et de la sécurité présentées dans le livre.

Sonia Le Gouriellec : Cette clé de lecture n’est pas nécessairement obsolète. Néanmoins, on peut constater que les auteurs majeurs des relations internationales écrivent en anglais (pour la plupart sans être traduit en français) et fondent leurs hypothèses sur des expériences euro-Atlantique. Il faut donc interroger la validité de ces hypothèses dans d’autres contextes. C’est en partie l’objectif d’un nombre croissant de publications, depuis les années 2000, qualifiées de « théories non-occidentales » ou « extra-occidentales » des relations internationales. L’objectif du décentrement est de diversifier les perspectives sans nécessairement se positionner en regard d'un modèle prédominant. Cette approche du décentrement est encore balbutiante surtout dans les espaces francophones.

Mélissa Levaillant : En effet, cette clé de lecture est avant tout incomplète. Notre objectif est d’apporter des regards complémentaires ou critiques à notre approche traditionnelle des relations internationales. Cette démarche vise non pas seulement à envisager l’altérité, mais à penser avec elle. Cet effort de décentrement permet de diversifier les perspectives, les concepts et les cadres théoriques qui nous permettent de penser les relations internationales.

 

Ce travail s'inscrit dans le cadre d'un projet « pensées stratégiques comparées » et rassemble 25 auteurs. Sur quels piliers repose ce travail résolument collectif ?

Delphine Allès : En s’intéressant à la paix et à la sécurité – deux concepts « épais », communs à l’étude des relations internationales et à la théorie politique, qui recouvrent une pluralité de connotations normatives induisant différentes catégories de pratiques – le livre vise à créer des passerelles avec une littérature mieux connue des internationalistes. Il rend accessibles des conceptions et conceptualisations extra-européennes de ces notions, sans les exotiser a priori. L’objectif initial était de ne pas se limiter aux études stratégiques, qui sont paradoxalement le domaine des relations internationales dont les références sont les plus diversifiées (on pense à la mobilisation récurrente de Sun Tzu ou Kautilya, par exemple, dans les bibliographies des écoles militaires) même si cela peut s’accompagner de formes d’orientalisme dont le caractère réductionniste est en soi problématique.

Sur le plan de la méthode, nous avons laissé les auteurs proposer les sources – orales ou écrites – auxquelles ils jugeaient pertinent de donner une plus grande visibilité auprès d’un lectorat francophone. Nous avons privilégié des références antérieures aux situations coloniales (lorsque cet enjeu existait) afin de ne pas placer le rapport avec les puissances européennes et la question de l’émancipation, qui mériterait un ouvrage en soi, au centre d’un travail visant à décentrer le regard sur la paix et la sécurité. Les références devaient également pouvoir être contextualisées au regard des situations dans lesquelles elles ont été formulées et ont évolué, mais aussi de la manière dont elles sont mobilisées (souvent de manière sélective) par des acteurs contemporains, alors que prolifèrent des « écoles nationales de relations internationales » dont beaucoup revendiquent l’ancrage dans une forme d’authenticité « locale » pour asseoir une conception différentialiste des règles du jeu international.

Sonia Le Gouriellec : Nous avons souhaité mettre en valeur des sources extra-occidentales et les consignes données aux auteurs étaient de sélectionner des sources précoloniales avec des usages contemporains. Par exemple des sources enseignées à l'école, mobilisées par les décideurs politiques, dans les discours, les médias, etc. Le format des contributions est le même pour tous : présenter la nature de la source puis le contexte politique de sa formulation, éventuelles controverses sur l’authenticité de sa retranscription, un résumé du texte dont la traduction est extraite, une explication sur l’importance de cette référence à travers ses usages contemporains, une justification de l’intérêt du ou des extraits choisis du point de vue de la diversification des perspectives sur la paix et la sécurité.

La partie controverse est particulièrement importante pour des sources comme la « charte du Manden » (charte du Mandé, charte de Kurukan Fuga, ou encore, en langue malinké, Manden Kalikan). Ce document, inscrit en 2009 par l’Unesco sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité, est présenté au Mali comme un ancêtre de déclaration des droits de l’homme, proclamé en 1236 à l’occasion de l’intronisation de l’empereur Soundjata Keïta. Elle est néanmoins considérée par de nombreux historiens comme un « bricolage récent »   , relevant d’un processus intentionnel d’invention de la tradition au sens d’Eric Hobsbawm et de Terence Ranger   .

En dépit de ces controverses, bien expliquées par Niagalé Bagayoko, ceux‑ci présentent bien un intérêt du point de vue de l’épaississement des concepts de paix et sécurité. Le fait que la « charte du Manden » soit considérée en Afrique de l’Ouest comme une contribution régionale à l’élaboration de droits universels, plutôt que comme source de différentialisme, vient notamment renforcer l’intérêt de l’étudier sans pour autant occulter les controverses qu’elle suscite. Typiquement en mars 2023 le ministre des Affaires Étrangères et de la Coopération Internationale du Mali, Abdoulaye Diop, a fait référence à cette source afin de rappeler la contribution du Mali aux droits de l’homme et cela en dépit du fait que depuis l’arrivée au pouvoir d’une junte militaire et de sa coopération avec le groupe Wagner (dès décembre 2021), le nombre de victimes civiles a augmenté de 278 %.

Mélissa Levaillant : Cette formalisation par un cadrage rigoureux du plan des commentaires, et du nombre de signes des extraits sélectionnés, était essentielle pour donner une forme d’unité à notre travail, et garantir une présentation didactique accessible aux étudiants. Mais il est important de préciser que tout en formant un tout, cet ouvrage collectif reste incomplet. Nous souhaitons ouvrir la voie à d’autres travaux et à d’autres contributions, qui viendront nourrir nos connaissances de l’espace mondial. Et en cela, ce travail ne peut être que collectif !

D’un point de vue plus terre à terre, un des piliers de ce travail collectif est aussi la passion des chercheur.e.s qui ont contribué à l’ouvrage pour les pays étudiés et pour les langues qui y sont parlées.

 

L’atout principal des différentes communications proposées est de retranscrire et de traduire, parfois pour la première fois, des sources écrites et orales (Lao Tseu, Ibn Khaldûn, El Hadj Omar, Alexandre Romanov, …). Question complexe, mais quel texte avez-vous ici découvert et aimeriez-vous nous présenter ?

Delphine Allès : Question impossible, tant chacune des références présentées enrichit à sa manière notre compréhension des conceptions de la paix et de la sécurité… Le chapitre de Léon Sampana, intitulé « plaisanteries, apparentements et intégration en pays bobo et dans la culture mossi », m’est apparu particulièrement stimulant du point de vue de la réflexion conceptuelle et sociologique tout en offrant une perspective représentative des réinterprétations et usages politiques contemporains de « traditions locales ». L’auteur souligne notamment, dans plusieurs récits légendaires issus de sources orales retranscrites, le rôle pacificateur attribué à des systèmes d’alliances ou de cousinages à plaisanteries entre groupes sociaux et ethniques amenés à cohabiter.

Ces apparentements institutionnalisent un mode de gestion des tensions sociales par la dérision, identifient une catégorie d’acteurs tiers appelés à jouer le rôle de médiateurs en cas de conflit, et habilitent ces derniers à décréter le pardon. Les « alliances à plaisanterie » établissent également un droit réciproque à commettre de menus forfaits (vols, injures), délimitant ainsi les contours de transgressions socialement acceptables dans un environnement pacifié…

L’intérêt du texte est aussi de souligner la manière dont ces pratiques traditionnelles et les textes qui les évoquent ont été réinventés de manière concomitante par les autorités burkinabés et par des acteurs extérieurs, chancelleries occidentales ou organisations internationales, au service de la promotion du Burkina Faso comme « pays de tolérance » et creuset d’une « culture de la paix » qu’il s’agissait in fine de valoriser pour répondre à un objectif de stabilisation de l’ordre social et institutionnel. L’actualité illustre bien évidemment l’absence de lien de causalité entre l’existence d’une tradition de réflexions sur la paix d’une part et les pratiques politiques contemporaines d’autre part, ou entre les usages discursifs de ces traditions par les acteurs et les pratiques qu’ils mettent effectivement en œuvre.

Sonia Le Gouriellec : Grâce à Léonard Colomba‑Petteng, j’ai découvert le récit qui reconstitue l’épopée de la Sarraounia Mangou, souveraine à la tête du royaume azna au moment de la pénétration coloniale française en Afrique de l’Ouest à la fin du XIXe siècle. A partir du roman Sarraounia. Le drame de la reine magicienne du nigérien Abdoulaye Mamani   , Léonard souligne les dynamiques d’équilibre des puissances et les stratégies d’alliances qui ont pu être mises en place par les royaumes africains face à la pénétration coloniale française en Afrique de l’Ouest.

Il montre le poids des valeurs et des systèmes de représentation dans l’élaboration et la mise en œuvre de stratégies d’alliances par les hauts dignitaires et leurs conseillers. Ils décident de s’allier temporairement à la reine, alors même que les Français disposent d’un avantage stratégique majeur. Ce texte met en lumière la façon dont la notion de puissance peut être intrinsèquement liée non pas à une unité politique, mais à la réputation d’un individu – ici, la Sarraounia. Ce texte sert aussi de support, dans son usage contemporain, à un projet de paix durable entre les États d’Afrique de l’Ouest, fondé sur un récit héroïque et des valeurs communes.

Mélissa Levaillant : C’est une question complexe car chaque contribution apporte un regard neuf à notre connaissance du texte ou à notre réflexion sur les relations internationales. Mais si je devais en mentionner un en particulier, j’évoquerais l’extrait proposé par Mélanie Sadozai, issu d’un manuel de bonne conduite rédigé en persan pour le sultan seljoukide Malek Chah, à la fin du XIe siècle. Cet extrait met au jour l’importance du protocole et de la codification du travail des ambassadeurs dans leurs activités de représentation et de négociation, dans un contexte où il n’y avait pas encore de bureaucraties dédiées à la négociation internationale. Il me semble que c’est une contribution essentielle à l’histoire de l’évolution des pratiques diplomatiques.

 

Vous analysez collectivement deux concepts majeurs des relations internationales : la paix et la sécurité. Dans les espaces étudiés, quels points communs et différences majeurs avez-vous relevé sur ces deux concepts ?

Delphine Allès : Bien souvent, le dialogue entre les textes conduit moins à souligner des différences ou similitudes entre les concepts eux-mêmes, que la singularité d’agencements ou de séquençages qui doivent nous inciter à une certaine modestie dans l’évocation d’innovations conceptuelles en matière d’études sur la paix et la sécurité internationales. L’évolution de notre rapport au concept de sécurité est particulièrement illustrative à cet égard. Dans le sillage des études critiques de sécurité   , il est courant d’évoquer depuis les années 1970 un « élargissement » des conceptions de la sécurité à des menaces non-militaires et non-étatiques, débouchant sur la notion de « sécurité non-traditionnelle » ou, pour reprendre le vocabulaire onusien, celle de « sécurité humaine ». Celle-ci correspond à une vision « approfondie » considérant la personne plutôt que l’État comme l’objet de référence des politiques de sécurité, et inclue des dimensions socio-économiques et politiques.

Pourtant, la notion de « sécurité traditionnelle », qui s’attacherait simplement à l’absence de conflits interétatiques menés par des armées régulières, ne tient que si l’on présume que la sécurité aurait partout été conceptualisée postérieurement à l’émergence d’États figés dans des frontières stables, menant conflit par l’intermédiaire d’armées régulières… alors que dans la majeure partie du monde, comme le montrent de nombreux textes présentés dans ce livre, la sécurité dite « non-traditionnelle » est la tradition   !

Sonia Le Gouriellec : Nous consacrons une partie à la justice et l’ordre social. Les différentes sources présentées dans cette partie (l’Ubuntu, la charte dite de Kurukan Fuga, le Mvett, le Njajaan Njaay, le Kitāb el-Bādiyya, la pensée de Laozi) permettent d’aborder ces pratiques, l’organisation des interactions entre gouvernement et société, ou encore la gestion et l’anticipation des conflits. Toutes s’intéressent ainsi au rétablissement ou à la consolidation d’un « ordre » pour assurer la paix. Une différence notable est que les extraits choisis s’éloignent d’une représentation selon laquelle la paix devrait reposer sur le droit et les institutions, associées à la tradition du jus gentium formulée au XVIIe siècle par Hugo Grotius puis au pacifisme kantien développé au XVIIIe siècle. On comprend que la stabilisation de règles et d’institutions n’est pas la seule à même de prévenir et réguler les différends politiques. Cette partie démontre qu’il existe d’autres conceptions fondant des pratiques différentes. Chacune des sources de cette partie renvoit souvent in fine à la stabilité du lien social, consolidé par la régularité des interactions et le partage d’une représentation commune de leurs fonctions sociales et stabilisatrices, plus que par la formalisation de règles de droit.

Mélissa Levaillant : Une autre partie est dédiée au dépassement des paradigmes stato-centrés. Certaines des contributions réunies au sein de cette partie rappellent l’existence de systèmes internationaux pré-westphaliens, fondés sur des unités politiques différentes de l’État territorialisé, et viennent nourrir nos réflexions sur les différents facteurs de la sécurité internationale. Toutefois au-delà des similitudes, notre démarche est aussi de montrer la pluralité des approches de la paix et de la sécurité. Différentes conceptions des rapports à l’altérité politique peuvent ainsi être relevées, dès l’Antiquité, dans des textes originaires de Chine, du sous-continent indien, de Perse ou du monde arabe.

 

26 langues ont été mobilisées pour votre travail et vous avez d'ailleurs ici un constat pertinent : « Le plurilinguisme, porte d’entrée vers l’altérité et la subtilité des sociétés où naissent les concepts, forme en effet le corolaire indispensable d’une étude des relations internationales rendant justice à la diversité du monde réel »   . Si la complexité de la traduction de certains termes a pu générer des crises diplomatiques (voir les traductions du traité italo-éthiopien de Weččalé, p. 299-302)), de votre côté quelles difficultés de traduction avez-vous rencontré ?

Delphine Allès : L’enjeu était d’ouvrir un espace de dialogue entre ces sources, puis entre elles et des références mieux connues des internationalistes, sans préjuger de leur commensurabilité ou incommensurabilité. L’exercice de traduction expose au risque de poser des semblants d’équivalences, là où des périphrases seraient nécessaires pour rendre compte de gammes de sens dont la complexité échappe aux termes choisis lorsqu’ils sont détachés du contexte dans lequel travaille le traducteur. Or, nous ne sommes ni linguistes, ni locutrices de l’ensemble des langues d’origine des sources retenues… nous avons fait confiance aux auteurs pour choisir les traductions qu’ils jugeaient les plus pertinentes, améliorer celles disponibles ou traduire eux-mêmes les sources, et surtout pour présenter leurs nuances dans les textes introductifs.

Dans cette réflexion sur la traduction, il ne faut pas non plus négliger le fait que les relations internationales, en tant que champ disciplinaire, ont elles aussi leur propre langage… C’est un enjeu auquel nous avons été confrontées lorsque les traducteurs et auteurs des commentaires introductifs n’étaient pas eux-mêmes internationalistes : il a parfois fallu nous ériger en traductrices du jargon disciplinaire, et de nombreux allers-retours, pour que le sens véhiculé par les différentes contributions, lorsqu’elles seraient lues par des internationalistes, soit bien celui que leur conféraient leurs auteurs !

Sonia Le Gouriellec : Notre objectif prioritaire est d’être pédagogique, de mettre à la disposition d’un public francophone la traduction de références formulées ou écrites dans 26 langues (chinois, mongol, mossi et bobo, arabe, japonais, haoussa, russe, espagnol, grantha, akkadien, grec, gu’ez, wolof, fang, beti et bulu, mandingue). Une des difficultés que je relèverai est celle de l’instabilité des termes traduits. Barbara Cassin a montré les enjeux soulevés par l’approche multilingue de la philosophie. La paix et la sécurité apparaissent en tant que concepts dans l’ensemble des aires observées dans cette anthologie, elles s’expriment parfois dans l’espace de la traduction plutôt que dans des termes parfaitement traduisibles.

Ayrton Aubry nous a ainsi expliqué que le wolof décline par exemple la paix en plusieurs mots assortis de connotations différentes : jàmm exprime un sens de la paix proche de son opposition à la notion de conflit, aafyia renvoie à une paix plus individuelle et tawféex décrit la paix au sens de bonheur. La deuxième difficulté pourrait être la légitimité même de la traduction. Nous avions conscience de faire un chemin inverse à l’injonction formulée par le romancier kenyan Ngugi wa Thiong’o, appelant à tourner le dos à la langue du colonisateur pour « décoloniser l’esprit » en revenant aux langues africaines. Mais notre double objectif de pédagogie et de décentrement nous a guidé tout au long de ce projet et cela passait par la traduction vers le français.

 

Certains textes remontent à l’Antiquité comme ceux de Confucius et de Cyrus. Le livre a en ce sens le mérite de dégager certaines lignes de force à travers les siècles comme l’opposition entre le centre et les marges qui existe en Afrique de l’Est depuis au moins le XVIe siècle. Quels piliers de la paix et de la sécurité remontent le plus loin dans le temps ?

Delphine Allès : Sans prendre le risque d’établir la chronologie de notions qui sont consubstantielles aux rapports entre collectivités humaines, et dont les références retranscrites ne sont que des expressions situées, je renvoie à la réponse précédente sur les conceptions larges et dites « non-traditionnelles » de la paix et de la sécurité. Dans des contextes où le pouvoir politique s’est configuré, défini et conceptualisé à partir d’un centre et non d’un territoire borné par des frontières, la question de la légitimation du pouvoir irrigue les réflexions sur la paix et la sécurité. On retrouve ainsi préfigurées dans les écrits de Confucius, mais il y aurait bien d’autres exemples, les réflexions sur la justice sociale et la paix positive conceptualisées dans les années 1970 par les peace studies.

Mélissa Levaillant : C’est difficile à dater précisément, mais il me semble que l’un des piliers de la paix et de la sécurité qui remonte à des sources très lointaines est celui de la cohésion sociale. On le retrouve par exemple dans la réflexion menée par Kautilya dans l’Arthasastra qui remonte au IVe siècle avant notre ère, et dans lequel l’auteur attache une importance forte à cette notion de cohésion sociale, comme facteur déterminant les choix de politique intérieure et de politique extérieure du souverain. Marie Robin étudie également ce pilier de la cohésion sociale à travers son analyse du concept d’‘asabiyyah, développé à l’ère préislamique et présent dans la Muqaddimah (« Introduction ») d’Ibn Khaldûn. L’‘asabiyyah désigne la relation fonctionnelle d’une communauté autour d’une cause politique, religieuse ou idéologique. Le sentiment d’appartenance à cette communauté est ce qui constitue son ciment et justifie le recours à la guerre lorsqu’elle est menacée. Dans la pensée confucéenne, abordée par Martina Bassan, l’harmonie sociale est perçue comme une des conditions nécessaires d’une paix reposant sur le maintien d’un équilibre orchestré au sein de l’empire par un bon gouvernement.