La multiplication des références au religieux dans les relations internationales appelle une nécessaire contextualisation pour comprendre son influence réelle.

Chaque État entretient des relations anciennes et différentes avec les religions sur le plan du droit public et de l’organisation des systèmes politiques, qui vont de la séparation stricte à la religion officielle. Les principaux schémas explicatifs des relations internationales ont forgé l’idée d’un système international séculier, généralisant la trajectoire européenne. Le fait confessionnel a alors, en partie, disparu des présentations géopolitiques. D’où l’idée d’un « retour du religieux », depuis les années 1990-2000. Face à la surinterprétation de ce processus, Delphine Allès montre, dans son dernier livre La part des dieux. Religion et relations internationales (CNRS Editions, 2021), que la religion n’a jamais disparu et qu’il convient aujourd’hui de l’intégrer comme paramètre d’analyse, sans pour autant l’extrapoler.

L’étude du livre s’insère pleinement dans le Thème 5 de Première : « Analyser les relations entre États et religions ».

 

Nonfiction.fr : Une partie de nos programmes explique la construction de certains régimes politiques (Turquie kémaliste, IIIe République) par un processus au cours duquel le politique prend son indépendance du religieux et le place dans la sphère privée. Il en est de même dans les relations internationales où pour certains les traités de Westphalie inaugurent une nouvelle ère, déconnectée des confessions. Quelle a été la réalité des rapports entre le politique et le religieux depuis 1648 ?

Delphine Allès : Le système international contemporain et sa conceptualisation reposent en large mesure sur les principes posés en 1648 par les traités de Westphalie. Ces derniers ont mis fin aux guerres dites « de religion » qui ensanglantaient alors l’Europe occidentale (la Guerre de Trente ans entre le Saint-Empire romain germanique et ses États protestants ; et la Guerre de Quatre-Vingts ans, entre les Provinces-Unies et la monarchie espagnole). Ils ont durablement subordonné le religieux au politique, en consolidant la reconnaissance des principes de souveraineté interne et externe et en entérinant l’émancipation des princes européens à l’égard de l’autorité revendiquée par le Saint-Siège. De cette trajectoire découle le « mythe westphalien » selon lequel la sécularisation forme une condition nécessaire de la paix internationale, avec l’idéesous-jacente que le « retour du religieux » serait nécessairement vecteur de déstabilisation et de conflits.

Pourtant, en Europe même, le système westphalien n’a pas entièrement sécularisé les relations internationales. Si le religieux a été subordonné à l’autorité des Princes, ces derniers n’ont jamais cessé de le mobiliser et il serait excessif de parler de repli dans la sphère privée. Qu’il suffise d’observer par exemple le rôle joué par le missionnarisme en marge des entreprises coloniales. Plus près de nous, au cœur même de la Guerre froide, les États-Unis ont mobilisé l’identité chrétienne de l’Amérique contre l’empire soviétique « impie ». Dans d’autres parties du monde, la construction de l’État a suivi une trajectoire inverse de celle de l’Europe westphalienne, issue d’un processus d’autonomisation du politique à l’égard du religieux, puisque des organisations à fondement religieux ont joué un rôle central dans la résistance face à la colonisation puis dans l’émergence des mouvements nationaux. Je l’évoque dans le livre à travers le cas de l’Indonésie, mais on retrouve des mouvements similaires en Égypte, en Inde, au Pakistan… Ces trajectoires différenciées contribuent à expliquer la revendication d’organisations à dimensions religieuses à prendre part dans la conduite des affaires politiques.

Pour autant, le mythe de relations internationales sécularisées s’est durablement installé au cœur des représentations du monde et constitue le socle du système international. Le décalage qui en résulte, avec les États qui ont rejoint ce dernier à l’issue d’autres trajectoires, contribue à expliquer les contestations religieuses d’un ordre international oscillant entre l’ignorance de ce facteur et les tentatives de le subordonner.

 

Vous expliquez que la surinterprétation des aspects confessionnels dans la géopolitique mondiale émerge dans les années 1990, en raison du « vide conceptuel » né de la fin de la guerre froide. Comment expliquez-vous le succès de ces théories, qui en quelques années nous font passer d’un monde bipolaire au « choc des civilisations » ?

La fin de la Guerre froide a fragilisé le récit hégémonique de relations internationales guidées par les rapports de puissance, qui n’avait pas permis d’anticiper la chute du bloc soviétique. Pour autant, elle n’a pas mis fin à la tentation d’élaborer des grands récits pour expliquer les humeurs du monde… Dans ce contexte, plusieurs raisons expliquent le succès de la thèse du « choc des civilisations », rapidement réduit à une dimension religieuse qui formait la composante principale des grands ensembles identifiés dans la vision très contestée de Samuel Huntington. D’abord, cette analyse permet de conserver un prisme unique et transposable des causes des tensions internationales, tout en intégrant une variable sociale précédemment négligée qui donne l’apparence d’une sensibilité à la singularité des contextes. Ensuite, elle permet d’avancer des solutions d’apparence simple : si le retour du religieux est la cause principale des « nouveaux » conflits, alors leur apaisement passe par une reprise en main du politique et la régulation de la coexistence… D’où l’ubiquité des dialogues inter-religieux ou inter-civilisationnels de haut niveau, qui forment autant de tentatives pour gouverner, coopter voire enrégimenter le facteur religieux. Ce qui change, avec ce prisme, c’est la tendance à aborder le facteur religieux comme une variable indépendante, suffisant à expliquer les tensions comme à les résoudre. Le religieux devient à ce titre un objet de politiques internationales, doté d’un statut d’exception, alors qu’il devrait être un paramètre banal de la compréhension des sociétés et de nos modes d’appréhension des enjeux mondiaux. Or, ce prisme entraîne un effet performatif : plus il est prégnant dans les représentations et la mise en œuvre de politiques publiques internationales, et plus sa place se trouve confortée dans la pratique, puisqu’il vient conditionner les identités des acteurs et la manière dont ils les conçoivent et se les représentent.

 

À partir du cas indonésien, vous élaborez une série de réflexions multi-situées. En quoi cet archipel a-t-il été particulièrement propice pour votre étude ?

L’Indonésie est un formidable prisme pour l’observation localisée des transformations de l’espace mondial. En rassemblant près de 270 millions d’habitants sur un territoire éclaté en 17 000 îles, aux confins des océans Indien et Pacifique, elle se prête au croisement des échelles. Ses formes institutionnelles défient les catégories classiques en science politique et relations internationales, en invitant à repenser les notions de souveraineté et de frontière, d’intérieur et d’extérieur, ou encore les fondements de la légitimité politique et les monopoles régaliens. Sur le plan de la gestion du religieux, ses fondateurs ont adopté une Constitution sui generis fondée sur la croyance en un principe divin unique et un système politique régulant la diversité tout en reconnaissant officiellement six religions. Cette apparente neutralité permettait de ne pas aliéner les minorités religieuses, majoritaires sur certains territoires. Elle est pourtant mise en tension, dans un contexte où les dirigeants indonésiens ont progressivement intégré l’image de « premier pays musulman du monde » renvoyée par les partenaires extérieurs de l’archipel (dont 86% de la population environ est nominalement musulmane) puis se sont finalement saisis de cette identité tout en valorisant la représentation d’un pays « musulman, démocratique et modéré » pour conforter leur rôle sur la scène internationale dans le contexte de l’importance croissante accordée aux appartenances religieuses et à la promotion du dialogue des religions. Dans ce contexte, l’évolution des discours et stratégies de nombreux acteurs de la société civile permettait de souligner à la fois le rôle joué par les représentations extérieures et la manière dont celles-ci sont appropriées par les acteurs locaux. Dans le livre, j’observe ainsi comment les discours qui participent de la confessionnalisation du système international et des registres diplomatiques sont hybridés par leurs destinataires, qui en deviennent ainsi les coproducteurs.

 

Plusieurs analystes expliquent certains conflits au Moyen-Orient, comme le Yémen, par le fait religieux et la division sunnites/chiites, ce sur quoi joue d’ailleurs Mohammed ben Salmane. Quelle est la part du religieux dans ces conflits ?

Le religieux intervient dans la transformation et l’intensité des conflits, en tant que facteur social fortement mobilisateur et ciment de solidarités transnationales. Ce rôle s’est accentué au cours des dernières décennies, en partie parce qu’il est instrumentalisé par les entrepreneurs identitaires qui le mobilisent pour galvaniser des soutiens et capter des ressources en internationalisant les conflits. En partie aussi parce que l’invocation d’une motivation religieuse constitue un formidable vecteur de légitimation, notamment dans le cas des religions faiblement institutionnalisées où existe une forme de verticalité de la relation avec le divin et peu de médiation de la part d’autorités institutionnalisées. Pour autant, la différence de religions ne peut constituer en elle-même un facteur explicatif du déclenchement des conflits. D’une part, et heureusement, il n’y a pas conflit partout où il y a diversité religieuse. D’autre part, il n’y a pas non plus de solidarité religieuse systématique, y compris au Moyen-Orient où ce facteur est si souvent invoqué : comment expliquer, si l’on se limite à ce prisme, les tensions entre l’Arabie Saoudite et le Qatar, ou à l’inverse la normalisation des rapports entre Israël et les Émirats Arabes Unis ou le Maroc ?

S’il est erroné de nier, comme on l’a longtemps fait, la « part des dieux » en évinçant cette variable de l’analyse, je souligne dans le livre les risques associés à l’excès inverse. La focalisation sur ce facteur conduit par exemple à mettre en place des dispositifs de sortie de conflits qui survalorisent le rôle de certains acteurs religieux, confortant ainsi leur légitimité et leur poids, tout en laissant dans l’ombre d’autres facteurs de tensions. Or, plus le facteur religieux est mobilisé, plus les conflits sont présentés sous ce prisme, et plus ils tendent à se prolonger puisque les croyances et identités – et a fortiori les rétributions attendues dans l’au-delà – sont plus difficilement négociables que des revendications économiques et territoriales ou même des demandes de représentation ou de reconnaissance sociale ou symbolique.

 

Quelles sont les solutions mises en place par les organisations internationales pour prendre en compte le fait religieux dans les relations internationales ?

L’Unesco a été précurseur de la prise en compte des acteurs et dynamiques confessionnelles, dès les années 1970. Les autres organisations du système onusien s’attachent depuis les années 1990 et surtout 2000 à prendre en considération le facteur religieux, dont elles ont progressivement fait un objet, un acteur et un destinataire de politiques publiques internationales. La volonté des organisations internationales d’accorder une place croissante aux représentants des communautés religieuses s’est ainsi généralisée depuis les années 2000. Dès 1998, l’année 2001 avait par exemple été érigée en « Année des Nations unies pour le dialogue entre les civilisations », ouvrant la voie d’une série de résolutions et d’initiatives sur le sujet avec notamment la formation en 2005 de l’United Nations Alliance Of Civilisations. Ces initiatives sont allées de pair avec l’augmentation du nombre de conférences de dialogue interreligieux organisées à haut niveau, et avec l’intégration de responsables des grandes religions dans les conférences internationales. On a aussi vu augmenter le nombre d’ONG confessionnelles accréditées auprès du conseil économique et social de l’ONU (ECOSOC), et leur représentation est désormais quasi-systématique lors des grandes conférences internationales. Plus largement, les lignes directrices des OI et ONG à l’intention de leurs personnels de terrain, notamment dans les domaines du développement ou de la résolution de conflit, font une place croissante aux interactions avec des acteurs religieux, considérés comme des interlocuteurs essentiels pour l’élaboration et la mise en œuvre des programmes. Enfin, on voit émerger de nouvelles organisations internationales qui entendent prendre en charge les effets du « retour du religieux », et développent des formats hybrides associant une représentation intergouvernementale et religieuse en même temps que des interactions étroites avec le monde universitaire – c’est par exemple le cas de l’UNAOC ou du King Abdullah Bin Abdulaziz International Centre for Interreligious and Intercultural Dialogue (KAICIID), fondé à Vienne en 2013.

Ces évolutions entraînent des conséquences vis-à-vis desquelles il faut observer une certaine prudence. La représentation des acteurs religieux lors d’initiatives de haut niveau produit un effet de sélection qui privilégie d’une part les représentants des « grandes » religions, lisibles depuis les sièges des OI et possédant les codes pour prendre part à ces activités. Ils en tirent une légitimité renforcée au sein de leurs communautés d’origine, ce qui produit un effet d’homogénéisation au détriment de religions ou de croyances « locales » qui n’ont pas accès à ces arènes. La mise en avant d’une appartenance religieuse pour accéder à une représentation internationale entraîne aussi des effets d’aubaine pour certains acteurs, incités à mettre prioritairement en avant cette dimension de leurs identités. Des communautés autochtones sont par exemple tentées de revendiquer leurs droits en passant par la formulation d’une demande de reconnaissance de leur identité religieuse, qui leur ouvre de fait l’accès à de nouvelles arènes et soutiens au nom de la promotion de la diversité et de la protection des minorités religieuses, là où leurs revendications premières étaient formulées en termes de respect des droits de propriété sur leurs terres ancestrales et de protection de leurs modes de vie.

 

* L’interviewée :

Delphine Allès est professeure de Science politique à l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO), dont elle dirige la filière de Relations internationales, et chercheuse au Centre Asie du Sud-Est (CASE).