Robert Maggiori recueille plusieurs dizaines de nécrologies de philosophes contemporains et livre de cette manière une synthèse remarquable de la vie des idées de ces cinquante dernières années.

Dans un passage significatif de son remarquable essai sur le métier de critique qu’il exerce désormais depuis près de cinquante ans, Robert Maggiori confie au lecteur une anecdote précieuse :

« Je me souviens d’avoir acheté les deux volumes de Vie, doctrines et sentences [de Diogène Laërce] l’été qui a suivi l’obtention de mon bac, au lycée Jacques-Amyot de Melun. Je ne sais plus si c’est mon professeur de philosophie, M. Vezin, qui me les avait conseillés. À la distribution des prix, j’avais été très heureux de recevoir en cadeau plein de livres – il n’y en avait guère à la maison – dont un, cartonné, que j’ai encore sur l’étagère devant moi : De la Terre à la Lune, de Jules Verne. Mais, m’apprêtant à m’inscrire à la Sorbonne, je voulais avoir, alors que je lisais surtout Sartre, comme un panorama de la philosophie antique, que je n’ai pas trouvé en librairie, ne sachant que chercher. J’ai acheté Vie, doctrines et sentences par erreur, ou par ignorance : j’ai pensé que Diogène Laërce était… Diogène, le “vrai” Diogène, Diogène de Sinope, le Cynique »   .

Au regard de ce qu’aura été la brillante carrière de Robert Maggiori depuis le début des années 1970 en tant que journaliste et critique littéraire à Libération, on admettra qu’il n’est pas difficile de voir rétrospectivement dans cette plaisante confusion un présage ou une prémonition. En plus de deux mille chroniques, dont à peine un dixième aura été recueilli en différents volumes, fruits d’une attention méticuleuse et passionnée à l’activité éditoriale française et internationale, Robert Maggiori aura produit une œuvre à maints égards comparable à celle de l’auteur de la Vie des philosophes.

Maître incontesté du genre, Robert Maggiori publie dans le « Cahier Livres » de Libération des « papiers » qui sont attendus chaque semaine par des centaines de lecteurs, et qui – chose rare – valent autant, si ce n’est plus, pour ce qu’ils donnent à connaître (la publication récente de tel livre qui aurait pu échapper à la vigilance de quelques-uns et dont il n’a été question nulle part ailleurs) que pour la façon dont ils le font. Car le grand intérêt des chroniques de Robert Maggiori tient en grande partie au ton inimitable qui est le leur : en excellent professeur de philosophie qu’il est, il ne s’agit jamais pour lui, pour reprendre le mot célèbre de Spinoza, de « rire, de pleurer ou de haïr », mais plutôt de « comprendre », et de comprendre pour expliquer.

C’est ce rôle, tout à la fois, de passeur (on ne compte plus le nombre d’auteurs « révélés » par Maggiori en France : Carlo Michelstaedter, Maria Zambrano, Gianni Vattimo, Massimo Cacciari, John Rawls lui-même, sur lequel il aura été le premier à écrire, Pasolini, dont les textes théoriques étaient largement méconnus, Carlo Ginzburg, etc.), de traducteur, mais aussi d'essayiste, de critique et de pédagogue qu’il aura exercé sans relâche pour notre plus grand bénéfice à tous depuis plusieurs décennies.

Le livre qui paraît ces jours-ci aux éditions Vrin ajoute une pierre à cet édifice et fait suite à la publication de La Philosophie au jour le jour   et à celle de À la rencontre des philosophes   , en rassemblant dans un volume un peu moins d’une centaine de ses chroniques parues dans Libération entre 1980 et 2022. Mémoire contient toutes les nécrologies de philosophes que Robert Maggiori a pu écrire ces dernières années, de Sartre (1905-1980) à Bruno Latour (1947-2022). Mais son originalité, par rapport aux volumes précédents, consiste, comme le titre l’indique, en ce qu’il se présente comme un livre d’hommage qui entend « faire mémoire », c’est-à-dire adresser aux philosophes un dernier salut au moment de leur disparition, en revenant sur les points clé de leurs œuvres et sur les éléments marquants de leur vie   .

Et le miracle est que, de cette idée apparemment macabre qui fait songer à celle qui a traversé l’esprit des éditeurs de Bossuet colligeant les dix oraisons funèbres qu’il nous a laissées, puisse naître un livre non seulement de toute beauté, mais regorgeant de vie, duquel se dégage, comme l’écrit justement Marc Crépon dans la belle Préface qu’il signe, « une inextinguible passion : l’amour de la philosophie et l’amitié des philosophes ». Les nécrologies de Robert Maggiori ne sont en effet jamais des pièces de sèche éloquence religieuse et encore moins de révérence académique convenue : la voix qui s’y donne à entendre vibre d’une émotion sincère – tout simplement parce qu’elle est celle d’un homme qui aura eu la chance assez extraordinaire de connaître personnellement la plupart des auteurs auxquels il rend ce dernier hommage. Car tel est l’insigne privilège de ce Diogène Laërce moderne : lui aura eu l’heur de côtoyer de près quelques-uns de ces grands hommes et de ces grandes femmes sur lesquels il écrit, de les interviewer à maintes reprises, de vivre à leurs côtés, parfois de goûter des tartelettes aux fraises avec eux, de discuter de football ou de rugby, ou de pêcher le bar.

Sans jamais appartenir à aucune coterie ni aucune chapelle – comme le note encore pertinemment Marc Crépon : « la force du regard que porte Robert Maggiori sur les lignes de front qui fracturent la scène philosophique est qu’il transcende ses divisions », « se laisser enfermer dans aucune école de pensée déterminée », « se laisser guider par aucun positionnement » ni « privilégier aucun héritage » –, Robert Maggiori aura rencontré Sartre fumant des Boyard maïs, Foucault en kimono dans son appartement situé rue de Vaugirard à Paris, François Châtelet vêtu de ses légendaires vestes noires en velours, Félix Guattari dans la clinique psychiatrique de La Borde, Gilles Deleuze entouré de ses chats, Pierre Bourdieu faisant l’éloge du rugby et dénonçant l’hégémonie de la philosophie, Jean-Toussaint Desanti assis dans un profond fauteuil et fumant la pipe, Jean-Pierre Vernant roulant à tombeau ouvert dans les rues de Belle-Île-en-mer, André Gorz accompagné de sa femme Dorine dans leur maison de Vosnon, Jean Baudrillard musardant dans quelque musée, Pierre Hadot au soir de sa vie, François Dagognet plus sédentaire que jamais, Umberto Eco perdu au milieu de l’immense bibliothèque de son appartement, piazza Castello, à Milan, Ruwen Ogien attablé en terrasse d’un café parisien, Michel Serres avant qu’il ne soit Michel Serres, Bernard Stiegler travaillant au « Libé des philosophes », Jacques Bouveresse enseignant la logique à la Sorbonne et retenant ses larmes à l’enterrement de Ruwen Ogien, Marcel Conche dans sa maison en Corrèze ; il aura assisté à quelques cours et conférences de Cornélius Castoriadis, Jean-François Lyotard, Jacques Derrida, Jean-Louis Chrétien, Jean-Luc Nancy, Bruno Latour ; il aura été l’intime de Vladimir Jankélévitch (son « seul maître »), auquel il tenait encore la main dans les jardins de l’hôpital où il est allé lui rendre visite quelques jours avant son décès.

Les rapports étroits que Robert Maggiori a pu nouer avec la plupart des auteurs dont il parle alimentent ses chroniques nécrologiques de riches anecdotes qui en rendent la lecture particulièrement touchante. Chaque notice offre ainsi un portrait haut en couleurs de chacun des philosophes évoqués. Il faut lire, par exemple, les quelques pages consacrées à la philosophe et sociologue hongroise encore méconnue en France, Agnès Heller (1929-2019), et admirer le talent de romancier avec lequel Robert Maggiori réussit à la faire revivre   . Aussi brèves soient-elles, les esquisses biographiques contenues dans chaque nécrologie se révèlent étonnamment vivantes en ce qu’elles réussissent à mettre en scène le ou la philosophe dont il est question, que l’on revoit presque monter sur l’estrade des salles de cours ou de conférence et déployer patiemment sa réflexion.  

À la lecture de ce beau volume, l’on se prend à penser que le demi-siècle qui s’est écoulé depuis les années 1970 aura été, somme toute, d’une singulière richesse sur le plan philosophique et sociologique. C’est au cours des dernières décennies qu’auront tout de même été publiés le second volume de la Critique de la raison dialectique de Jean-Paul Sartre, Temps et récit de Paul Ricoeur, Cinéma de Gilles Deleuze, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence d’Emmanuel Lévinas, La Reproduction de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Théorie de la justice de John Rawls, les Dits et écrits de Michel Foucault, L’Animal que donc je suis de Jacques Derrida, Politiques de la nature de Bruno Latour, etc.

Mieux encore : notre chance, en tant que lecteurs, aura été de pouvoir nous laisser guider dans le dédale des publications contemporaines par ce mentor exceptionnel, au jugement très sûr, qu’est Robert Maggiori, lequel, d’une chronique à l’autre, aura sans doute réussi à nous livrer la meilleure synthèse disponible à ce jour de la vie des idées des cinquante dernières années. 

Dans les lignes conclusives de son livre, Robert Maggiori nous offre une ultime confidence :

« On m’a parfois, amicalement, reproché de trop écrire sur les ouvrages des autres au lieu de songer à en écrire davantage moi-même. Mais c’est sans doute ignorer à quel point être à la place de l’hôte, de celui qui accueille et fait taire sa voix pour écouter du mieux possible celle des autres, participe d’une sorte d’étrenne quotidienne. Si je le pouvais, je remercierais et enverrais une boîte du meilleur chocolat à chaque auteur(e) de chaque ouvrage qui m’a été “donné” à lire, et qui a ajouté une lettre à l’alphabet de ma sensibilité et de ma pensée ».

S’il est vrai que rarement les auteurs ont été aussi bien servis par les critiques littéraires qu’ils l’ont été par les bons soins de Robert Maggiori, c’est plutôt à eux qu’il reviendrait de se cotiser pour installer la maison de ce dernier non loin de celle de Charlie Bucket, dans la chocolaterie de Willy Wonka.