Un ouvrage collectif offre un large panorama de la justice faite aux femmes, du XIIIe au XXIe siècle et sur plusieurs continents, pour rendre justice aux femmes.

A travers trente histoires, l’ouvrage collectif Foutues pour Foutues donne à voir l’« éventail des situations que recouvrent la question de la justice faite aux femmes ». Ces courts portraits à l’écriture vive ont été esquissés par neuf autrices « incorrigibles », comme elles se présentent dans l’introduction. Issues d’horizons divers, elles se rassemblent pour participer à une aventure collective qui mêle travail d’écriture, travail éditorial et d’illustration. Chaque portrait se trouve accompagné d’une série d’œuvres réalisées par sept artistes, elles-mêmes intéressées par la question du genre et des représentations des féminités. L’ouvrage vaut ainsi autant par son contenu que par sa forme. Les illustrations, le choix des typographies et des couleurs donnent une belle unité à l’ouvrage, par ailleurs dense et foisonnant.

Les autrices placent leurs réflexions au croisement de deux sujets importants, l’histoire criminelle et pénale d’une part, le traitement différencié selon le genre d’autre part. Elles invitent à nuancer le « présupposé souvent répandu selon lequel les femmes seraient traitées de manière préférentielle par les institutions judiciaires ». En identifiant les clichés, les représentations et les stéréotypes de genre qui sous-tendent ces trente histoires, elles interrogent les « imaginaires qui façonnent encore aujourd’hui les scènes politique, judiciaire, pénale et médiatique ». Certains cas concernant des femmes trans ou homosexuelles condamnées par la justice viennent également questionner la féminité en tant que norme. Au début du XXe siècle, Lucy Hicks Anderson est par exemple attaquée non pas pour avoir mené des activités illégales, mais pour avoir menti sur son identité de genre : aux yeux de ses accusateurs, le démenti de son anatomie constituait notamment un parjure devant l’état-civil et une soustraction aux obligations militaires des hommes.

« Paysage des peines »

Les figures décrites appartiennent à différents espaces géographiques qui forment le « paysage des peines » réservées aux femmes. Certains portraits se situent à la croisée de plusieurs territoires, lorsque les parcours intègrent l’exil et la migration. Celui qui concerne les mariages forcés après un viol, dits « réparateurs », a lieu entre l’Italie, les Etats-Unis, la France, l’Italie, l’Inde et le Maroc. Les autrices s’efforcent en effet d’éviter une approche ethnocentrique et précisent qu’elles ne revendiquent pas de « valeurs prétendues universelles d’égalité ou de liberté qu’il s’agirait de propager depuis des pays occidentaux vers de lointains barbares qui en seraient alors dépourvus ».

De même, le choix du classement chronologique des différents portraits, du XIIIe au XXIe siècle, n’a pas pour vocation à « pointer du doigt un antan ou un lointain par opposition à un ici-et-maintenant ». L’objectif est de montrer à la fois la grande hétérogénéité des cas, mais aussi les invariants dans les dominations, afin de dénoncer le « traitement réservé aux femmes criminelles ou criminalisées, juridique, public, pénal, médiatique qui traverse les siècles et les continents, selon un continuum et une constance qui font froid dans le dos » et qui transcende aussi les frontières raciales et sociales.

Tissages, échos, résonnances

À ce déroulé diachronique se superpose une clé de lecture thématique, si bien qu’il est possible de lire de livre de diverses manières. Les portraits sont classés en six catégories. Ces « étiquettes typologiques collées sur le front des sujettes » reprennent les tares dont on les taxe et « permettent de se réemparer des infamies dont les hommes et les systèmes patriarcaux nous affublent ».

Il y a donc les « flamboyantes », prostituées ou adultères, les « fatales » qui assassinent, les « filoutes » qui se débrouillent, arnaquent, volent et mentent pour se hisser au rang de cheffes de gang, les « fouteuses de merde », leadeuses politiques, militantes ou intellectuelles, les « fautives d’avance », celles nées au mauvais endroit au mauvais moment, et les « fées fêlées » accusées d’être des folles, des hérétiques, des sorcières.

Le nombre de ces entrées thématiques témoigne de l’ampleur des sujets traités. Les thèmes abordés se croisent et s’enrichissent au cours de l’ouvrage : par exemple la sorcellerie d’hier à aujourd’hui, à travers les cas des camps accueillant de nos jours des femmes accusées de sorcellerie au Ghana ; mais aussi l’esclavage, la place des femmes dans les systèmes carcéraux, les femmes et la pratique de la médecine, l’adultère, l’infanticide et le thème connexe du droit à l’avortement.

L’ouvrage met en évidence la toile des dominations qui enserrent les femmes, en reliant ingénieusement les cas entre eux, à travers les époques et les pays, notamment dans la rubrique finale intitulée « À découvrir ». Individuels pour la plupart, les portraits peuvent également concerner plusieurs femmes, par exemple les dix-neuf femmes victimes des lois « Jim Crow » imposant la ségrégation aux Etats-Unis, les « tueuses de violents », les femmes qui se voient forcer d’épouser ceux qui les ont violées. Le texte se trouve ainsi parcouru de nombreux échos qui tissent un canevas des résistances possibles aux multiples facteurs d’assujettissement des femmes : à l’autorité du clergé à travers le béguinage au XIIIe siècle, à l’esclavage par la construction de Quilombo au Brésil par exemple, à la colonisation française au Vietnam, à la domination blanche aux Etats-Unis notamment, à une « justice patriarcale, inefficace et indifférente ».

Pour une historiographie féministe

Les femmes dont l’histoire est racontée ici constituent des cas représentatifs de milliers d’autres cas. Certains portraits concernent des figures exemplaires : par exemple Anna Göldin, coupable d’empoisonnement et d’infanticide, dernière femme exécutée pour sorcellerie en Europe, ou Madeleine Pelletier, première femme psychiatre de France. Mais aussi Assata Shakur, désormais inscrite sur la « liste des 25 terroristes les plus recherché·es par le FBI », ou Fabienne Kabou, dont le procès pour infanticide a donné lieu à un film en 2022. Marie Bartête, elle, fut parmi les 2000 femmes enfermées dans les colonies de Guyane française à la fin du XIXe siècle. Sans le travail d’historiens, les parcours de ces femmes seraient restés totalement invisibles.

Le livre a en effet été envisagé comme une « pierre de plus à la construction d’un édifice collectif, celui d’une (ré)écriture féministe de l’Histoire », dont le projet est de revisibiliser celles qui « nourrissent l’historiographie, par leur existence, parfois leurs combats, et qui n’incarnent pour autant pas la figure de l’homme cis, du dominant. Nous avons fouillé ce qu’il y a derrière les grands récits des vainqueurs, des coloniaux, des savants ».

Certaines femmes « volatilisées », qui « n’ont laissé aucune trace de leur passage », se trouvent ainsi sorties de l’oubli : comme Felipa de Sousa, condamnée pour homosexualité et bannie de Bahia par l’Inquisition, puis retrouvée grâce à l’étude des archives de l’Inquisition de Lisbonne ; ou Sayyida al-Hurra, qui fut gouverneuse de la ville marocaine de Tétouan et à la tête d’une flotte pirate au XIVe siècle, « une badass qui a marqué son temps mais dont on a presque tout oublié jusqu’à son nom ». Madeleine Pelletier, première femme interne des asiles, comédienne, journaliste contribuant à la déconstruction du genre, qui finit internée elle-même, tomba dans l’oubli jusque dans les années 1990.

À partir de certains de ces cas, il s’agit également de dévoiler des réalités tues, notamment la place des femmes comme actrices politiques de premier plan pendant la Révolution française ou encore au sein des mouvements anticoloniaux entre le Siam et la Chine.

La réhabilitation de ces femmes passe par la mise au jour de ce qui, de leur histoire, a été déformé ou mal raconté. Ainsi les femmes meurtrières comme la marquise de Brinvilliers ou Anne Göldin ont vu les crimes sexuels dont elles ont été les victimes être passés sous silence. Les crimes des « tueuses de violents », « rarement nommées », sont minimisés et qualifiés de « crimes passionnels ». Les autrices déconstruisent les ressorts de l’euphémisation des crimes commis « au féminin » qui conduit à minimiser la volonté politique des femmes et à les déresponsabiliser. Si la portée politique du geste de Charlotte Corday est indéniable, elle se trouve néanmoins souvent niée. L’anarchiste Germaine Berton restée dans l’ombre des figures masculine du mouvement fut aussi acquittée dans le procès pour l’assassinat du polémiste Marius Plateau. De la même manière, les femmes sont « pirates, jamais corsaires » dans un effort constant pour nier leur rôle politique et confisquer leur parole dans l’espace public et la vie de la cité, alors que « la puissance aussi bien que la violence ne sont pas que l’apanage des hommes ».

Cependant l’euphémisation n’est pas le seul ressort de l’(in)justice faite aux femmes. Des actes anodins comme exercer la médecine ou avoir des relations sexuelles hors mariage « deviennent des crimes au féminin ». Certains crimes commis par des femmes sont aussi très sévèrement punis. La fraudeuse thaïlandaise, Chamoy Thipyasso, a reçu la deuxième condamnation à l’emprisonnement la plus lourde jamais prononcée au monde. Võ Thị Sáu, adolescente révolutionnaire du Viet Minh, fut condamnée à mort par la France. Assata Shakur, militante afro-américaine, membre des Black Panthers, réfugiée à Cuba, est « harcelée pour des crimes non avérés ». D’autres actes commis majoritairement par des femmes sont très gravement punis, comme l’avortement ou le néonaticide.

Histoires singulières de dominations universelles

Au détour de ces portraits, les autrices rappellent des éléments importants de l’histoire du droit des femmes : le droit de vote accordé en France très tardivement en 1944 ; la réforme, en 1975, du code pénal français, qui jusqu’alors « excusait le meurtre commis par un conjoint sur son épouse surprise en flagrant délit d’adultère au domicile conjugal » ; en 2021, en cas de viol, « les codes d’une vingtaine de pays comportent une loi qui permet d’annuler les poursuites si l’agresseur accepte d’épouser la victime, qu’elle soit majeure ou mineure ».

L’organisation de l’ouvrage autour de portraits et d’histoires incarnées donne encore plus de force aux statistiques qui sont parfois égrenées : « en France, les chiffres font état de 213 000 femmes adultes victimes de violences conjugales. 18 % seulement portent plainte » ; « en 2019, sur 125 mort·es dans le couple, 103 étaient des femmes et 22 étaient des hommes » ; ou encore, « les inégalités territoriales dans l’accès à l’IVG s’accentuent : au cours des quinze dernières années, le nombre d’établissements réalisant une activité́ d’IVG a diminué de 22 % ».

La lecture de ces trente portraits bouscule. Elle suscite l’intérêt par la diversité des cas proposés et la multitude des sources mobilisées : archives, ouvrages de recherche, littérature, mais également sources empruntées aux domaines musicaux et audiovisuels. Quand il est possible de laisser parler les femmes elles-mêmes, les autrices sollicitent les sources qui le permettent. Le récit autobiographique de Fernanda Farias de Albuquerque, publié en 1994 sous le titre de Princesa, est ainsi mobilisé pour raconter l’histoire de cette femme trans, travailleuse du sexe, qui subit la violence de la dictature au Brésil.

Ce livre réussit le pari de rendre accessible ces portraits de femmes au plus grand nombre, tout en s’appuyant sur des regards experts, comme en témoigne la richesse de la bibliographie. Le regard porté sur le passé est toujours tourné vers le présent : dans l’histoire des femmes les plus éloignées dans le temps, les autrices s’intéressent aux traces laissées et à la postérité de ces femmes. Felipa de Sousa a par exemple donné son nom à un prix décerné par Outright Action International qui lutte pour les droits des personnes LGBT. Le livre de la béguine Marguerite Porete est parvenu jusqu’à nous et elle a inspiré le poème « Au large » à Aragon. À travers cette interrogation sur la criminalisation des femmes, les autrices se rapportent sans cesse au présent des luttes, car « nous sommes faites de ce monde-là ».