Rebelle, apôtre, sainte : Claire de Rimini offre le fascinant exemple d'une femme qui, en une époque troublée par les rivalités politiques, s'arme d'une foi radicale pour changer le monde.

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Dans l’Italie du Moyen Age déchirée par de sanglantes luttes de faction, Claire de Rimini (1260-1324/9) trouve refuge dans une foi radicale qui nourrit une rébellion apostolique. Dans les pas de saint François d’Assise, elle adopte la pauvreté pour changer à sa manière la société du temps. Aux côtés d’autres femmes, et non sans heurts, elle embrasse une spiritualité exubérante qui mobilise tous les sens dans sa lutte contre les maux du monde.

A l’occasion de la traduction inédite en anglais de sa Vie, accompagnée d’un riche commentaire entrelacé, les historiens Jacques Dalarun, Sean Field et Valerio Cappozzo reviennent sur le parcours de cette femme puissante et rebelle.

 

Quelle est l’origine du phénomène Claire de Rimini ? Qui a d’abord été cette femme ordinaire, si elle a jamais été ordinaire ?

Un des premiers points qui suscitent l’intérêt, chez Claire, est précisément le fait que ses débuts dans la vie sont, à certains égards, relativement typiques du parcours d’une femme médiévale, du moins d’une femme médiévale issue de l'élite sociale dans une cité italienne. Elle est d'abord sous le contrôle de sa famille : son premier mariage a été arrangé alors qu'elle était très jeune. Elle subit ensuite des épreuves, notamment la perte de sa mère, l'exil politique, puis la mort de son père et de son premier mari. Elle se remarie, cette fois par amour, avec un bel homme en compagnie duquel elle profite de la vie pendant dix ans. Peines et plaisirs de la vie médiévale sont tous présents chez Claire.

Quel est le terrain (politique, économique, religieux…) dans lequel fleurit le phénomène Claire de Rimini, qui pourrait contribuer à en rendre compte ?

Le contexte politique de Rimini est la toile de fond qui sous-tend toute la vie de Claire. Sa famille a été exilée au début des années 1280, lorsque la famille Malatesta a pris le pouvoir dans la cité. Lorsque Claire et les siens reviennent vers 1284, son père et son frère sont exécutés ; Claire et un frère survivant sont à nouveau contraints de fuir à Urbino. La conversion religieuse personnelle de Claire peut être considérée, en partie, comme sa réaction aux défis et à la complexité des conflits politiques qui agitent une cité italienne ; les conséquences en sont désastreuses pour sa famille et elle se retrouve du côté des perdants des affrontements politiques.

Comment devient-on Claire de Rimini ? Qu’est-ce qui explique ce mouvement de conversion, d’une forme de vie conventionnelle à une forme de vie d’exception ?

La Vie de Claire dépeint le moment de sa conversion comme la conséquence d’une vision : la Vierge Marie lui apparaît dans l'église franciscaine de Rimini et l'exhorte à abandonner le monde au profit d'une vie de pénitence. À la mort de son second mari, elle suit ce conseil « visionnaire » et sa vie bascule. En un sens, la conversion de Claire n’a rien que de banal : tout prédicateur médiéval aurait exhorté une veuve deux fois mariée à rester chaste et à choisir le Christ comme Époux éternel. Mais la violence avec laquelle Claire se jette dans une pénitence exacerbée va bien au-delà de ce qu'un clerc lui aurait conseillé. Claire ne fait rien à moitié : du moment où elle embrasse la pénitence, c’est sous une forme extrême qui exprime son renoncement et son dégoût face à la nourriture, au confort et à tout plaisir physique.

Que signifie « devenir apôtre » ? En quoi consiste concrètement ce nouveau rapport à soi (le renoncement à la chair) et ce nouveau rapport aux autres (la prédication) ?

La nature radicale du projet de Claire éclate pour la première fois lorsque, vers 1295, elle rejoint son frère survivant en exil à Urbino. Là, elle commence à mendier dans les rues, à se donner en spectacle, ce qui lui attire à la fois louanges et critiques. Comme les apôtres, elle a un message à transmettre publiquement et, de retour à Rimini quelques années plus tard, elle associe la mendicité à l'exhortation et à la prédication pour amener d'autres personnes à une vie de pénitence. Elle est accusée d'hérésie, mais persévère pour regagner sa renommée ; elle redouble d'efforts dans sa mission publique, non seulement pour mener une vie de pénitence, mais aussi pour s'engager dans la société civique et changer les idées, les comportements et les croyances de ceux qui l'entourent.

Le phénomène Claire de Rimini est-il isolé ? A-t-elle eu des prédécesseuses dans le passé, ou des « complices » dans son propre présent ?

Claire relève d’un vaste mouvement, particulièrement vif de l’Italie à l’Europe rhénane, de Marie d’Oignies († 1213) à Catherine de Sienne († 1380), qui voit des femmes revendiquer leur participation active à la vie religieuse. Plus précisément, elle est spirituellement proche de saintes femmes d’Italie centrale comme Marguerite de Cortone († 1297), Claire de Montefalco († 1308), Angèle de Foligno († 1309), qui sont toutes soutenues ou promues par le cardinal Napoleone Orsini et son chapelain Ubertin de Casale, un franciscain « spirituel » (l’aile la plus radicale du mouvement franciscain) dont Umberto Eco a fait l’un des personnages principaux de son roman, Le nom de la rose. Mais nous n’avons aucune trace que ces femmes aient été en relation entre elles autrement que de manière indirecte, par leur commun soutien. En revanche, dans la cité de Rimini, Claire constitue un réseau de femmes, laïques ou religieuses, auxquelles elle vient en aide publiquement et avec qui elle a de fréquents entretiens spirituels.

Comment réagit-on à la décision de cette femme, de choisir l’extrême pauvreté et la prédication ? Est-ce que la société l’accepte ? Et l’Eglise ?

La pauvreté de Claire consiste surtout, au-delà de ses privations extrêmes, à mendier pour autrui (presque toujours pour d’autres femmes) et cette activité charitable ne semble pas trop faire scandale. Ses interventions publiques, par exemple pour sauver le mari d’une femme menacé de mutilation par le tribunal de la Commune, lui valent la clémence des anciens adversaires de sa famille, les Malatesta, désormais maîtres de la cité. Ce qui dérange le plus clercs et maris – et qui vaut à Claire d’être accusée d’hérésie – c’est qu’elle enseigne les autres femmes et les constitue en un réseau parallèle à l’Église officielle. Lorsque, du Vendredi au Samedi saint, elle s’exhibe dans les rues à moitié nue en se faisant infliger tous les supplices de la Passion du Christ, le scandale est à son comble. C’est le cardinal Orsini qui y met fin en 1306, en proposant à Claire une sorte de deal : renoncer à ses extravagances publiques et voir officieusement reconnue sa petite communauté religieuse autonome.

Les gens auxquels Claire s’adresse sont peu lettrés et elle-même s’appuie beaucoup sur les images, l’imagination visuelle. C’est très exotique, pour nous modernes qui vivons en permanence dans les textes et les mots. En quoi consiste cette « pensée par l’image », si importante dans les sociétés orales qui sont surtout des sociétés visuelles, sensibles ?

Le Moyen Âge accorde d’autant plus de valeur à l’écriture que tous n’y ont pas accès et que l’Écriture par excellence, la Bible, guide la vie de la chrétienté. Claire, qui est illettrée, se fait remettre en vision un livre d’or par Jean l’Évangéliste. La spiritualité de ces saintes femmes se nourrit des bribes de l’Écriture qu’elles arrivent à capter dans la liturgie (parfois en la comprenant de travers) et, en effet, des images. La conversion initiale de Claire est certainement dictée par une méditation face à une icône de la Vierge. Nous avons pu reconstituer que sa plus fameuse vision (celle où Jean lui remet le livre) a été inspirée par les fresques de l’église Sant’Agostino de Rimini : par la contemplation, Claire est pénétrée par la force de ces images et, par la méditation, elle les transmue en visions qui déterminent les tournants essentiels de sa vie. Contée dans la Vie de Claire, la vision du livre d’or a été, à son tour, le sujet de deux merveilleux triptyques peints peu de temps après la mort de Claire (vers 1326).

Autre exotisme : le monde chrétien de Claire est peuplé de « démons ». A quoi correspondent ces images ? A quoi servent-ils à ceux qui les voient, qui les nomment ou qui les montrent ?

Les démons représentent les troubles, les tentations et les faiblesses de chacun. Les difficultés quotidiennes et leurs complications, pensait-on au Moyen-Âge, étaient pleines d’influences démoniaques. Pour résister, il faut conserver une forte conscience morale et, dans l’hagiographie, les démons sont des figures qui servent à souligner le danger constant qui menace le saint ou la sainte sur le chemin spirituel. Ils sont des exhortations à ne pas céder, à ne pas trahir sa foi, comme dans le dernier chapitre de la Vie où nous lisons que « Dieu a permis que sœur Claire soit tentée par les démons ». Ils l'empêchent de dormir par des cauchemars incessants, ils la font tomber, lui font perdre un doigt de la main, mais Claire accepte leur présence ; elle comprend que ce sont des épreuves qu'elle doit affronter. Grâce à cette conviction, les démons sont « soudain partis, impuissants » ; et, après avoir enduré ces difficultés, Claire parvient à l'illumination, à se refléter dans un miroir et à émettre de la lumière, devenant, comme son nom l'indique, claire.

Finalement, la vie de cette apôtre et sa prédication ont bien été mises à l’écrit, et la Vie de Claire n’est pas moins surprenante que la « vie de Claire ». Que retenez-vous comme principaux sujets d’étonnement de l’existence même de ce texte ?

Les éléments les plus surprenants de ce texte sont au nombre de trois : le fait qu'il s'agisse d'une Vie écrite du vivant de la sainte et qu'il manque le récit de sa mort (ajouté par la suite) ; le fait qu'elle ait été écrite directement en italien ; et, enfin, le raffinement de la langue italienne vernaculaire, beaucoup plus développée et harmonieuse que les chroniques ou l’hagiographie de l'époque. En ce qui concerne le personnage de Claire, ce qui surprend le plus, c’est certainement sa force et sa piété. Elle ne reste jamais passivement spirituelle ou contemplative, mais elle affronte la société de son temps. Claire de Rimini subit des accusations d'hérésie, se heurte à la politique de la Commune, mais parvient toujours à mener à bien ses projets pour l'avenir de sa communauté. Cette femme aux prises avec les préjugés de son temps, nous aide aujourd'hui à comprendre le Moyen Âge italien tardif et nous permet de réfléchir sur la foi dans des idéaux, sur la force spirituelle qui aide à surmonter les difficultés démoniaques au-delà desquelles se découvre une source de lumière.