La critique des sociétés contemporaines soumises aux « cadences infernales » et aux rythmes répétitifs peut amener, par un « sursaut contre-rythmique », à donner un tempo singulier à notre existence.
« Tout est rythme » avait déclaré Hölderlin peu avant de mourir, et le dernier livre d'Aliocha Wald Lasowski aurait pu prendre cette phrase pour exergue puisqu'il découvre du rythme dans le cinéma, la musique, la poésie, mais aussi dans les « rythmes colorés » de la peinture, dans les machines, la vie quotidienne et même dans les « rythmes-mondes » de l'univers.
Il y a déjà un certain temps que ce philosophe – qui est aussi, comme nous l'apprend la 4° de couverture, « batteur de pop, de rythm'n'blues et de soul music » – s'intéresse à cette question puisqu'il a déjà publié, parmi de nombreux autres ouvrages, Rythmes de l'homme, rythmes du monde (Hermann, 2010) et Le jeu des ritournelles (Gallimard, 2017). Il y revient maintenant dans un livre bref et intense, À chacun son rythme, sous-titré Petite philosophie du tempo à soi, qui vient de paraître aux Éditions Le Pommier.
Un livre kaléidoscopique
À première vue, ce livre a de quoi déconcerter un lecteur habitué à des travaux académiques. Aliocha Wald Lasowski a choisi d'écrire un livre sur le rythme qui soit lui-même un livre rythmique, « entrecoupé d'entractes et d'intermèdes ». Ces « saynètes médiatiques ou sociales, sportives ou musicales » sont censées permettre au lecteur de « mesurer comment concrètement d'autres expériences rythmiques peuvent être vécues ou ressenties » .
Emporté dès les premières pages par le rythme endiablé de son écriture, le lecteur est entraîné dans un périple à la fois philosophique, esthétique, sociologique et politique où des références à Nietzsche, à Deleuze, à J.-L. Nancy voisinent avec l'évocation de la calligraphie chinoise, de peintres comme Klee et Soulages, de musiciens comme Cage et Messiaen, de sociologues comme Bourdieu et Hartmut Rosa, mais aussi avec une analyse éclairante de trois poètes contemporains : Deguy, Bonnefoy et Glissant (il a déjà consacré plusieurs ouvrages à ce dernier).
En effet, Aliocha Wald Lasowski a voulu composer un livre kaléidoscopique qui échappe au cloisonnement traditionnel des disciplines universitaires. Et pourtant, que l'on ne s'y trompe pas : il s'agit bien d'un livre de philosophie et le foisonnement de ses références ne doit pas dissimuler le travail d'invention conceptuelle qui le sous-tend. Il s'agit aussi d'un livre politique où la critique de l'aliénation dans la société contemporaine en appelle à un « sursaut rythmique » émancipateur, et cette orientation ne saurait nous étonner de la part d'un philosophe qui s'est engagé dans un dialogue fécond avec Badiou et Rancière.
Exister à contretemps
Si « tout est rythme », alors rien ne l'est spécifiquement, car tous les rythmes se confondraient dans l'unité vide d'un concept indifférencié. C'est pour éviter cette dilution, cette neutralisation du concept qu'Aliocha Wald Lasowski a affiné sa problématique en distinguant différentes modalités du rythme : rythmes-cadences, rythmes-fusions, contre-rythmes, rythmes-relations et inter-rythmes, et jusqu'à cet énigmatique « outrerythme » qui renvoie à l’« outrenoir » de Pierre Soulages.
Ce qui motive son analyse et la parcourt comme un fil conducteur est la critique d'une société soumise aux « cadences infernales » qui entraînent un nivellement de notre rapport au temps et à l'espace, au monde et aux autres. La « dromocratie » dont parlait Pierre Virilio, c'est-à-dire le pouvoir de ceux qui maîtrisent les rythmes et imposent l'impératif du « toujours plus vite », s'oppose ainsi frontalement à la démocratie. Dans ce monde aliéné, « l'enfer, c'est les rythmes » .
En effet, la domination de « rythmes-cadences » uniformisés, de rythmes « machiniques » voués à la répétition inlassable des mêmes gestes et des mêmes expériences nous a fait oublier qu'« il n'y a pas de rythme de vie ou du vivant sans décadrage, réajustement, irrégularité » : sans la quête d'un « rythme à soi », absolument singulier, qu'Aliocha Wald Lasowski nomme le tempo. Or, affirme-t-il, "l'être humain a toujours la possibilité de réinventer son tempo (…) et peut ainsi redonner souffle et cohérence à son existence » . Il faut faire le pari d'« exister à contretemps » : tenter de se délivrer des « formes imposées de construction et d'identification » en mettant en place des « contre-rythmes » individuels qui trouvent leur source dans nos expériences affectives, esthétiques, pensantes.
C'est ce geste libérateur qu'il désigne comme un « outrerythme (qui) se nourrit de l'utopie et de l'impossible » . Le temps de notre existence peut alors échapper à l'enfer des « cadences ininterrompues » et de « l'hyper-rythmicité médiatique », se soustraire à la répétition de « rythmes-fusion » toujours identiques, pour devenir du temps non-pulsé. Cela même que Deleuze découvrait dans le rythme musical : la capacité « de créer des temps hétérogènes qui ne se rabattraient pas sur une mesure commune, une cadence métrique fixe, ordonnée, générale » .
Reconquérir les rythmes
On n'a pourtant affaire qu'à l'amorce d'un processus d'émancipation. Chaque contre-rythme singulier risque en effet de heurter les contre-rythmes des autres en provoquant ainsi une discordance généralisée. Il s'agira donc d'inventer des « rythmes-relations » collectifs où les tempos individuels parviendraient à s'accorder les uns aux autres sans renier ce qui fait leur singularité. « Si le rythme seul est vulnérable, la conjugaison de rythmes marque une persistance et une résistance » . En ce sens, la « reconquête du temps » est un « objectif politique » : en s'arrachant à la mesure commune, elle s'oriente vers un « autre commun ». Aliocha Wald Lasowski précise qu'« il ne s'agit pas automatiquement d'un rythme collectif », mais « de rythmes-relations réunis pour former une dynamique provisoire et momentanée » , une « rythmicité plus fluide, plus légère, plus subjective et plus démocratique » .
De quel commun ou de quelle communauté est-il ici question ? En quel sens peut-on les dire « démocratiques » ? Une politique d'émancipation ne doit-elle pas s'inscrire tôt ou tard dans des institutions en limitant la fluidité des relations qui la composent ? À ces questions, ce livre ne donne aucune réponse, car son auteur se refuse par principe à enfermer l'outrerythme dans le carcan d'un programme ou d'un mode d'organisation déterminé. Il préfère faire appel, dans les « saynètes » qui le scandent, à des figures-témoins de combats pour l'émancipation, comme Spartacus, Toussaint-Louverture, Rosa Parks ou Simone Veil qui montrent à chaque fois comment un sursaut rythmique individuel peut entrer en résonance avec d'autres.
Le concept décisif est ici celui de « rythme-relation » qui désigne la tension et l'accord discordant « au cœur de l'échange entre les rythmes ». Il est défini de manière un peu elliptique par « l'élasticité, la plasticité, la capacité à s'étendre et à se tendre » . On pourrait toutefois objecter que ces caractéristiques conviennent également aux rythmes-flux du Capital globalisé qui ne cessent de s'étendre en adoptant plastiquement de nouvelles formes.
À vrai dire, le mode de vie dans des sociétés soumises à sa domination ne se réduit pas à la répétition accélérée de gestes stéréotypés, comme si nous étions tous des avatars du Charlot des Temps modernes. Le « nouvel esprit du capitalisme » implique au contraire une injonction à la mobilité, à la fluidité, à « l'authenticité » qu'il n'est pas toujours facile de distinguer du geste contre-rythmique analysé dans ce livre. Peut-être aurait-il fallu ralentir un peu le tempo de l'écriture pour prendre le temps d'approfondir ces questions. C'est en tout cas le mérite de ce livre stimulant et original que d'avoir soulevé de telles interrogations et tout laisse à penser qu'Aliocha Wald Lasowski poursuivra ses analyses dans d'autres ouvrages que nous lirons avec autant de bonheur.