À l'intersection de l'histoire et de la philosophie, Geneviève Fraisse relate la manière dont le féminisme a percuté son existence personnelle et imprégné sa pensée.

Parmi les critiques récurrentes auxquelles les féministes ont été confrontées tout au long de leur histoire, on trouve la relégation de leurs idées hors de la sphère de la pensée : quand les féministes prennent la parole, c’est le plus souvent du point de vue des hommes pour pousser des « cris », éventuellement pour exprimer des sentiments, au mieux pour tenir un discours militant — mais assurément jamais pour formuler une pensée.

En affichant comme titre « le féminisme, ça pense ! », cet ouvrage n’entend pas seulement ébranler la surdité des hommes, mais encore mettre au jour la manière dont la pensée féministe se construit et s’élabore à l'intersection entre une histoire collective (celle de la philosophie féministe) et un itinéraire personnel.

Geneviève Fraisse, directrice de recherche émérite au CNRS et autrice de nombreux ouvrages — qu’il s’agisse d’études historiques, d’essais philosophiques ou de synthèses sur la pensée féministe —, remplit parfaitement cet objectif.

Ego-philosophie

La perspective adoptée dans ce livre n’est pas une analyse distante et objective d’un objet théorique ; il s’agit plutôt de ce qu’on pourrait appeler une « ego-philosophie ». Car l’ambition qui est celle de Geneviève Fraisse de découvrir l’objet philosophique de la pensée féministe n’est pas séparable de sa trajectoire personnelle. Non pas que l’autrice se contente d’examiner l’impact de cette philosophie sur sa vie et son œuvre personnelles, mais qu’elle s’efforce d’en déplier les différentes déclinaisons et d’en rapporter les nombreuses orientations à un ensemble de rencontres et de luttes déterminées.

Par « ego-philosophie », on pourrait ainsi entendre le récit de la manière dont une série de processus croisés ont pu donner corps à un ego, à un sujet individuel. L’ego en question peut ensuite en présenter la synthèse, explorant les pistes, les ouvertures, les hésitations qui ont conduit à telle ou telle forme de pensée et d’écriture.

Sans doute la rédaction d’une telle ego-philosophie permet-elle à l’autrice de faire elle-même le tri dans ses archives personnelles et dans celles du temps ; de distinguer ce à quoi elle attache de la valeur et de croiser des temporalités et des espaces au sein desquelles elle s’est retrouvée à tel ou tel moment de son existence.

Philosopher et lutter

Le parcours commence en 1968. Cette date mythique est présentée comme une naissance : elle symbolise le moment où tout devient possible, où les femmes expriment leur refus de la domination masculine et affûtent leur critique, où les bases pour la fondation du Mouvement de Libération des Femmes sont posées.

C’est à ce moment-là que Fraisse devient une philosophe — c’est-à-dire une femme dans le solide bastion masculin de la philosophie. Elle prend alors deux décisions : se mêler de ce qui la regarde, à savoir l’émancipation des femmes, et devenir une intellectuelle spécifique, déterminée à prendre la parole dans l’espace public et à s’appuyer sur ce qu’elle sait ou apprend grâce à ses recherches.

Ces dernières consistent à adopter un point de vue féministe sur l’espace public. Plus précisément, il s’agit pour Fraisse de s’interroger non pas tant sur le rapport des femmes aux lieux publics que sur la question du contrat social. Elle a montré en effet à quel point la revendication féministe de l’égalité impliquait de critiquer les présupposés d’un tel « contrat » et de dépasser les fausses alternatives entre égalité/différence ou universalisme/différentialisme.

Tout au long de l’ouvrage, l’autrice est en dialogue avec d’autres philosophes qui ont nourri sa propre pensée et qui l’ont conduite à faire la généalogie des dominations : Simone de Beauvoir, notamment, mais aussi Michel Foucault ou Jacques Rancière.

Fréquentations philosophiques et politiques

La singularité de l’ouvrage tient à la manière dont il éclaire a posteriori les circulations que l’autrice a toujours maintenues dans sa carrière entre dedans et dehors, théorie et pratique, philosophie et histoire. Ces circulations sont commentées à l’aune des publications qui égrènent son existence de chercheuse ; d’une certaine manière, la succession des ouvrages publiés tient lieu d’autobiographie intellectuelle.

Leur point commun réside peut-être dans la mise en évidence d’un champ de recherche inédit, découvert grâce à des exercices de lecture quasi quotidiens et à la fréquentation serrée de livres peu accessibles, ceux des femmes du XVIIIe siècle à la fin du XIXe siècle, que Fraisse a trouvés dans la bibliothèque des archives féministes (mairie du Ve arrondissement de Paris). En les citant et en les commentant, elle a ainsi donné le champ libre à l’expression d’un discours d’émancipation, mais aussi à ses contradictions et discussions.

Mais ce sont aussi des éléments de carrière qui ont donné consistance aux réflexions de Fraisse : sa lutte pour l’émancipation avec le MLF dans les années 1970, sa participation aux débats sur la parité dans la décennie 1990, ses décisions en tant que déléguée interministérielle au droit des femmes puis députée au Parlement européen au tournant des années 2000.

C’est sur cette expérience politique que se conclut le livre : « Je n’ai jamais voulu prendre le pouvoir nulle part », déclare l’autrice. Par là, elle veut signifier que son parcours, qui l’a conduite à travers différentes structures, à prendre part à des collectifs désormais disparus, à mener des mandats désormais achevés, l’a finalement installée dans une position de perpétuelle « colporteuse » : chargée de son bagage personnel et intellectuel, elle examine partout où elle passe, dans la vie privée ou la vie publique, le sens de l’égalité.