Et si l’on disait, avec Beauvoir, que le privilège peut être utilisé à bon escient, à partir du moment où on en jouit à des fins de justice et avec la conscience des responsabilités qu’il engage ?

L’actualité donne trois bonnes raisons de reparler de Simone de Beauvoir. La première est la sortie des deux volumes de la collection Pléiade consacrés à ses romans, sous le titre Mémoires I et II. La deuxième est la nécessité toujours pressante de valoriser la publication, dans cette collection de référence, d’auteures qui sont rares à en avoir le privilège. A cet égard, on note que paradoxalement, ces deux volumes n’enveloppent pas Le Deuxième sexe.

La troisième raison de parler de Beauvoir est constituée par les trois lectures publiques, proposées par la philosophe Geneviève Fraisse, des œuvres de la compagne de Sartre. La réunion de ces travaux est d’autant mieux venue que son titre centre le propos sur la question du (ou des) privilège(s), laquelle taraude non seulement Simone de Beauvoir, mais aussi ses commentateurs et commentatrices.

 

La force de l’écriture

De Simone de Beauvoir, dont il y aurait tant à dire, rappelons seulement le sens de la littérature. Cette écrivaine et philosophe a aimé lire très tôt, dès l’enfance elle a rédigé de petits écrits (La famille Cornichon). Sa vocation s’affirme autour de 15 ans. Elle raconte tout cela fort bien dans des romans qui décrivent la formation d’une écrivaine dans et par les livres. Non pas, d’ailleurs, les classiques, auxquels étaient vouées les « jeunes filles rangées ». Mais la littérature contemporaine (celle de son époque) : André Gide, Marcel Proust, etc. Elle a compris très vite que la littérature n’était pas un monument qu’on visite lorsqu’on en a le temps ou pour briller dans les salons, mais une manière de vivre.

C’est sans aucun doute par la scolarité d’abord, puis par la littérature qu’elle a sauvé son existence, en s’écartant de son milieu bourgeois, catholique et traditionaliste. En ces temps, l’excellence scolaire propulsait quelques filles dans les sphères jusque-là masculines, en les émancipant d’une tutelle familiale le plus souvent conservatrice. Le combat de Beauvoir, qui la conduit à l’agrégation, masculine encore, contribue à pousser cette femme à se situer d’une manière privilégiée parmi les femmes et à se faire reconnaître par les hommes. Dans les combats qu’elle a conduits, à la fois contre son éducation et contre elle-même, elle a assuré son « devenir libre », parce qu’elle a surmonté la « bêtise » de son milieu, de ces personnes (père compris) qui ne savaient pas lire, parce qu’elles se miraient d’abord dans les bibliothèques.

Dans les mains de Simone de Beauvoir, la littérature est devenue une arme. Elle a ainsi échappé à son milieu, s’est dégagée des exigences du mariage et de la vie de salon. Elle a compris qu’elle ne pouvait rester dupée par un monde qui se présente comme le plus juste des mondes, alors qu’il recèle nombre d’injustices. Pour revenir sur la question du « privilège », il ressort de ces éléments trop brièvement ramassés que Beauvoir profite progressivement, et au prix d’un cheminement décisif, des avantages additionnés des deux sexes.

 

Quel privilège ?

Pourquoi analyser le parcours et l’œuvre de Simone de Beauvoir à travers le prisme de ce terme, « privilège » ? Geneviève Fraisse remarque qu’il appartient d’abord à ses écrits. Le mot « privilège » lui est familier. Beauvoir titre de courts essais à l’aide de ce terme, qu’elle emploie au singulier comme au pluriel. Il énonce le luxe d’une situation – « Je suis complice des privilégiés et compromise par eux [...] » – et la limite d’une place individuelle. Le privilège, c’est la loi du particulier : la « loi privée », au sens le plus strict du terme.

S’il est donc des situations privilégiées, ou des rapports privilégiés – Sartre attendant la lecture de son manuscrit par Beauvoir avant de le publier, par exemple –, les privilèges sont aussi sociaux. Ces privilèges-là engagent une responsabilité historique de celui qui les incarne. Le privilège, alors, permet l’exercice de la liberté, mais dans la connaissance d’un monde hiérarchisé. Et Fraisse de commenter : le privilège n’est pas seulement un avantage pour jouir, il est une jouissance qui engage plus qu’elle-même.

Et si l’on disait, avec Beauvoir, que le privilège peut être utilisé à bon escient, à partir du moment où on en jouit dans une certaine optique ? N’est-ce pas à partir de son privilège de femme de Lettres, ayant étudié moins pour briller dans les salons que pour comprendre le monde et la répression des femmes, qu’elle a agi en faveur de nombre de « causes » ? Ce serait alors la qualité de Beauvoir de s’être placée au cœur de l’histoire, philosophique et politique, et de la raconter à sa manière.

Dans cet ouvrage, Geneviève Fraisse suit ainsi une réflexion majeure de Beauvoir : celle qui analyse la constitution du privilège de la pensée. Un privilège qui n’est pas une fin à atteindre (il ne s’agit pas d’obtenir ce privilège), mais un moyen d’exercer sa liberté. Il est le résultat d’une conquête et peut être étendu à chacun – la « loi privée » devenant ainsi « loi commune » et privilège quelconque.

 

Nommer et dévoiler ?

Beauvoir ne déconstruit ni le privilège, ni la condition des femmes. Elle choisit de subvertir ces conditions. Elle refuse aussi de se satisfaire d’une dénonciation, en s’orientant plutôt vers l’affirmation nécessaire à la composition d’une pensée et au soutien de l’émancipation des femmes. L’homme n’a nullement besoin de se poser comme homme pour penser : il pense, donc il est, selon les formulations classiques. Ce qui va de soi, c’est qu’un être masculin puisse oublier son sexe. Le phallocentrisme, pour en rester à ce terme, a pour effet paradoxal d’effacer le sexe même. L’homme s’exonère de penser son sexe pour lui-même. Beauvoir ne cesse de le faire remarquer (y compris à Sartre). À l’inverse, une femme doit élaborer à la fois le lieu où elle est un sujet et l’espace qui la définit. Il en va de même pour l’universalité. L’homme se place d’emblée dans une position universelle et universaliste. Beauvoir résume fort bien la situation : « Quel homme pourrait juger l’homme ? Au nom de quoi parlerait-il ? »

Du temps de Beauvoir jusque dans notre présent, il faut donc aider les femmes à reprendre leurs luttes et à exprimer leurs contradictions. Fraisse reprend ainsi le leitmotiv de la philosophe : Nommer, c’est dévoiler, et dévoiler c’est agir ! Mais il n’est pas question, chez Beauvoir, de se contenter de reprendre certains propos sur la liberté et la sexualité des femmes. Beauvoir n’a pas cessé de se battre contre les simplifications qui traversent encore certaines bouches : la liberté sexuelle deviendrait une obligation sexuelle, etc. Il est évidemment question d’autre chose. Et d’abord d’un accord de fond entre Beauvoir et Fraisse : « La thèse de l’opposition entre naître et devenir femme, opposition renversée de la nature et de la culture, du biologique et du social, me paraissait entendue », écrit Fraisse. Qu’on interprète ce devenir femme en termes existentialistes ou non, dans les termes de la priorité de l’existence sur l’essence, il n’en reste pas moins que la thèse demeure centrale. « J’en étais d’avance convaincue ». L’idée d’une nature féminine immuable dans le mouvement de l’histoire des hommes est absurde. Pourquoi les femmes échapperaient-elles à la règle de l’historicité ?

Plus largement, sous la plume de Beauvoir, la référence à l’histoire supplante définitivement l’opposition entre le biologique et le social. Simone de Beauvoir a choisi un autre modèle heuristique que celui dont les intellectuels avaient hérité à son époque, une autre formule explicative, celle du rapport entre l’identité et l’altérité. A ce titre, chez Beauvoir, la femme est toujours l’Autre, et c’est de ce point de vue qu’elle tente de conduire ses analyses. Fraisse souligne d’ailleurs très à propos que la traduction en Allemand du Deuxième Sexe a donné Das Andere Geschlecht : l’autre sexe !

 

Mémoires

Au demeurant, les romans et Mémoires de Beauvoir parlent sans cesse des souffrances des femmes. Ils ne fabriquent pas des héroïnes positives par principe, ces sortes de modèles d’identification, qui peuvent néanmoins produire des effets libérateurs. Au contraire ses écrits offrent des descriptions originales et étranges, dit Fraisse. Dans la plupart des cas, Beauvoir semble inassignable à une simple place. Sa place est la reconnaissance de son être sexué, présent au monde.

Les rapports hommes-femmes sont dès lors une question incontournable de l’oeuvre. Elle cristallise autour du terme de « fraternité », utilisé par Beauvoir pour parler de la similitude des hommes et des femmes : c’est sous cette notion que la similitude des sexes peut se concrétiser, fut-ce dans longtemps. La fraternité impose deux conditions : le mélange, la mixité des sexes, et le partage des pouvoirs, donc des jouissances. En l’occurrence, précise Fraisse, la fraternité des sexes n’est pas la simple similitude. Il faut un échange, un équilibre. Chaque sexe, résume-t-elle, à partir de ce que Beauvoir en affirme, est victime de l’autre et de soi. Chaque sexe est complice de son ennemi. Autrement dit, le terme politique de « fraternité » se double du terme anthropologique d’échange. La fraternité suppose l’échange, et l’échange indique que l’égalité entre les êtres, entre deux êtres, entre un homme et une femme, par exemple, est en train de se construire. Certes tout n’est pas réglé par là. Plutôt, les difficultés commencent là. Comment se fait l’histoire entre les sexes ?

 

L’impensé de l’affrontement

Fraisse ne cède à aucune hagiographie. Beauvoir, montre-t-elle, essaie de ne pas penser en termes d’affrontement. Mais explique-t-elle, cela la place devant une difficulté : « c’est là qu’on se perd un peu : pas d’affrontement, pas de lutte, pas de conflit ». Comment rendre compte de cette absence ? Fraisse ajoute, dubitative : « parce que challenge et mauvaise foi en seraient les causes » du conflit en général ? Parce que la camaraderie est la figure de demain ? Ou encore : parce que les « deux sexes partagent désormais le même espace de la pensée » ? Cet acquis, qui paraissait indiscutable pour Beauvoir, ne l’est plus pour Fraisse qui a déjà publié des textes sur ces questions. Elle précise d’ailleurs : « je ne m’étais jamais cachée d’avoir rapidement abandonné la lecture du Deuxième sexe ». Non pas par désintérêt, mais parce qu’elle s’intéressait « plus à la démarche, à la réflexion proposée par l’introduction, somme méthodologique précieuse, qu’au déroulement anthropologique de la « condition » des femmes, chapitre après chapitre ».

Les doutes de Fraisse se donnent encore à lire dans la réflexion portant sur la notion de « désinvolture » chez Beauvoir. C’est d’ailleurs elle-même qui se qualifie de désinvolte dans la préface au numéro des Temps Modernes intitulé « les femmes s’entêtent ». Or du point de vue de Fraisse, on ne peut plus se satisfaire de cette attitude désinvolte par laquelle Beauvoir déniait aux femmes toute position politique, en leur enjoignant d’abord de suivre les hommes dans leur démarche révolutionnaire.

Fraisse évoque aussi avec distance la notion de « condition », dont elle souligne cependant qu’elle appartient pleinement au vocabulaire des années 1950, ainsi qu’à celui de l’existentialisme. La discussion est relancée par la question du traitement de l’histoire des femmes et des femmes dans l’histoire par Beauvoir. L’intérêt foncier de ces remarques est qu’elles évitent de sacraliser les écrits de Beauvoir et aident le lecteur à en faire un objet de pensée plutôt que de dévotion.

Voilà donc un ensemble de brèves considérations qui imposent une réflexion sur les écrits de Beauvoir à l’heure des célébrations. En expliquant des pans entiers de la pensée de Beauvoir, mais en les interrogeant, y compris avec la distance qui nous en sépare, Fraisse lui rend ainsi le meilleur hommage.