Albin Chalandon a traversé la vie politique et économique française depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale comme ministre, député et chef d'entreprise. Pierre Manenti revient sur son parcours.
Le 29 juillet 2020, Albin Chalandon s’éteignait. Résistant, homme politique, puis chef d’entreprise, il s’est toujours présenté comme un fervent gaulliste et son empreinte politique a dépassé le seul cadre de ses fonctions de député et de ministre. Comme la plupart des carrières politiques, la sienne est marquée de hauts et de bas qui n’entravent pourtant pas une influence durable sur la droite française. C’est sur cette carrière longue et sinueuse que nous éclaire l’historien Pierre Manenti dans son dernier livre.
Nonfiction.fr : Vous consacrez votre dernier ouvrage à Albin Chalandon, personnalité méconnue par rapport à sa longévité politique. Quelles ont été vos motivations et sur quelles sources vous êtes-vous appuyé ?
Pierre Manenti: J’ai consacré les dix dernières années à travailler sur l’histoire du gaullisme, à l’École Normale Supérieure d’abord, à la Fondation Charles-de-Gaulle ensuite, puis dans le cadre d’articles et d’ouvrages dédiés au Général et à son entourage. Or le personnage d’Albin Chalandon apparaissait régulièrement dans mes recherches : ici comme membre de l’Action ouvrière du Rassemblement du peuple français (RPF), sous la IVème République, là comme trésorier et secrétaire général du parti gaulliste, sous la Ve République, là encore comme député ou ministre, etc. C’est une figure incontournable de l’épopée gaulliste… et pourtant, il n’existait pas d’étude sur son parcours.
La journaliste Catherine Nay, son épouse, et ses trois fils, Fabien, Emmanuel et Aurèle, ont accepté de m’ouvrir les archives de leur mari et de leur père pour écrire cette biographie. Elles n’avaient jamais été ni classées, ni déposées, ce qui supposait donc un travail de tri important. Elles m’ont cependant permis de mieux cerner le personnage, à travers ses nombreux écrits. En plus de tout cela, j’ai mené une série d’entretiens avec ses derniers contemporains, ses compagnons d’armes dans la résistance, ses collaborateurs en cabinet ministériel, dans le privé, mais aussi ses collègues au parlement ou au gouvernement, etc. Ce livre est donc le fruit d’une véritable enquête historique !
Résistant en 1944, il entame une carrière de haut-fonctionnaire sous la IVe République mais s’engage rapidement dans l’aventure gaulliste. Décédé en 2020, à l’âge de 100 ans, vous en faites le dernier baron du gaullisme. Quelles relations entretenait-il avec Charles de Gaulle ?
C’est un électron libre, conseiller en cabinet ministériel auprès des socialistes et des radicaux, et en même temps militant gaulliste, plume notamment de Gaston Palewski. Tout au long de la période 1947-1958, il mûrit cependant ses réseaux, comme banquier de l’industriel Marcel Dassault, au point que lorsque le général de Gaulle crée son parti, l’Union pour la nouvelle république (UNR), en octobre 1958, il apparaît comme l’évidence pour le poste de trésorier… puis pour celui de secrétaire général en janvier 1959 !
Sa loyauté au Général, dans le contexte difficile de la guerre d’Algérie, scelle de manière définitive leur relation de confiance. Lorsqu’Albin Chalandon se présente aux élections législatives de 1967, dans les Hauts-de-Seine, le président de la République, d’abord surpris par cette initiative solitaire, confie à son entourage : « C’est une valeur ! » Il en fait ensuite un de ses ministres, quelques mois plus tard, avec la charge de l’Industrie et du Tourisme en mai 1968, puis de l’Équipement, du Logement et des Transports en juillet suivant.
Albin Chalandon sera surtout un des derniers à déjeuner avec le Général, à l’Élysée, avant son départ du pouvoir en avril 1969. À l’issue de son dernier Conseil des ministres, le président de la République organise en effet une sorte de veillée d’armes avec ses vieux grognards : Duvillard, Taittinger, Tricot, et donc Chalandon ! C’est un membre du premier cercle du général de Gaulle, ce qu’on a pu appeler les barons du gaullisme. Une place qu’il a gagnée à la sueur de son front, par vingt ans de compagnonnage avec l’ancien chef de la France libre. Les deux hommes s’estiment et se respectent, même s’ils ont pu avoir leurs désaccords, notamment sur la question d’Israël.
Il s’est notamment illustré aux ministères de l’Industrie et de la Justice. Quelles ont été ses actions majeures dans ces deux domaines ?
Albin Chalandon a été un grand réformateur du pays tout au long de sa carrière. A l’Industrie, en 1968, c’est un promoteur de la production française, ce qu’on appelle aujourd’hui le « Made in France » ; au Tourisme, la même année, il milite pour installer un bureau du tourisme à Paris afin de « redorer » l’image de la France à l’étranger et il engage, dans la foulée, un grand plan de modernisation du secteur hôtelier, notamment l’installation de salles d’eau dans les chambres (seules 20% des chambres sont équipées à l’époque).
Quelques mois plus tard, à l’Équipement, il promeut le développement de la maison individuelle et fait construire 60 000 maisons à prix encadré pour les ménages modestes (les fameuses « Chalandonnettes »). Il entame parallèlement, entre 1968 et 1972, un chantier de construction d’autoroutes, afin de fluidifier les déplacements entre les métropoles d’équilibre. Son mandat est ainsi indissociable de l’esprit des Trente Glorieuses.
Dix ans plus tard, comme garde des Sceaux, en 1986, il s’inscrit dans la même dynamique d’innovation en créant le Parquet antiterroriste et en promouvant la privatisation du système carcéral. L’opposition à son initiative de privatisation met un coup d’arrêt à sa réforme mais le conduit à ouvrir 15 000 nouvelles places de prison. Il a été un grand bâtisseur, dans tous les sens du terme et à toutes les époques.
Votre ouvrage précédent proposait une Histoire du gaullisme social (Perrin, 2021). Quels sont les liens entre vos deux travaux ?
Ces deux livres découlent de la même réflexion d’origine : alors que tout le monde se revendique du gaullisme en 2023, ne faut-il pas reposer sa définition historique et objective ? Mon Histoire du gaullisme social, parue chez Perrin, en novembre 2021, a été publiée en pleine campagne présidentielle, avec l’enjeu de définir ce terme un peu flou, souvent employé à tort et à travers, par la droite comme par la gauche, voire même parfois par l’extrême-droite. En faisant la généalogie de ce courant politique, je voulais contribuer au débat public.
En écrivant la biographie d’Albin Chalandon, je voulais interroger la mémoire du gaullisme après de Gaulle. Comment se positionnent les grands acteurs du gaullisme de guerre, du gaullisme d’opposition (sous la IVe République) puis du gaullisme de gouvernement (sous la Ve République) après 1969-1970 ? C’est une manière de questionner la persistance des mythes et symboles au sein de la droite française.
Chez Albin Chalandon, il y a à la fois une incarnation du gaullisme historique et un défi d’adaptation à la réalité politique. La poursuite de son parcours après le départ du pouvoir du Général est emblématique des cas de conscience et des questions qu’ont eues à se poser les gaullistes : Fallait-il rallier Georges Pompidou en 1969 ? Comment se positionner dans le duel des droites, entre Jacques Chaban-Delmas et Valéry Giscard d’Estaing, en 1974 ? Le Rassemblement pour la République (RPR) de Jacques Chirac était-il le successeur ou le fossoyeur du parti gaulliste en 1976 ? Au fond, le gaullisme a-t-il survécu à de Gaulle ?
Cette carrière politique est néanmoins entachée de plusieurs scandales qui mettent Albin Chalandon en difficulté, mais qu’il finit par surmonter. Comment expliquez-vous cette longévité politique ?
Le personnage d’Albin Chalandon est en effet connu pour sa dimension réformiste voire visionnaire, mais également pour son parcours sulfureux. Le fait qu’il ait été successivement banquier de Marcel Dassault, trésorier du parti gaulliste puis patron d’Elf-Aquitaine, le pétrolier d’État, a engendré un certain nombre de « racontars », dont il n’a jamais pu vraiment se départir. C’est l’homme des réseaux secrets, des puissances de l’argent, des financements occultes, etc.
Plusieurs scandales ont contribué à nourrir cette légende noire : le scandale Aranda, en 1972, du nom d’un de ses anciens collaborateurs qui prétendait révéler 136 courriers d’élus ayant tenté de corrompre le ministre ; le scandale des avions renifleurs, en 1983, dans lequel l’entreprise Elf-Aquitaine avait été bernée par de faux inventeurs d’une machine à détecter le pétrole, etc. Le livre ne fait pas l’impasse sur ces affaires, car elles sont au cœur de son parcours et ont contribué à façonné son image.
J’ai cependant essayé d’y démêler le vrai du faux, car à chaque fois, Albin Chalandon est plus victime que coupable dans ces scandales, mais leur multiplication a finalement raison de lui. L’affaire Chaumet, en 1987-1988, dans laquelle il est accusé de détenir illégalement des comptes bancaires chez un joaillier, met définitivement fin à sa carrière politique. Il se retire donc des affaires après l’élection présidentielle de 1988… pour se lancer dans l’industrie du textile, à presque 70 ans ! C’était un homme inépuisable.
Au-delà de sa carrière politique, il a marqué la droite française et vous avez interrogé des piliers de ce courant. Comment le classifieriez-vous sur l’échiquier politique de la fin du XXe siècle ?
C’est une question difficile ! Albin Chalandon est indéniablement un gaulliste, par sa fidélité au Général et aux grands principes du gaullisme — le dépassement des clivages, la défense de la place de la France dans le monde, la recherche d’une troisième voie, entre capitalisme et communisme, etc. Il adhère au parti gaulliste dès la IVe République, ce que d’autres n’ont pas fait.
Il commence dans l’écurie du gaullisme social, à l’Action ouvrière, et renoue avec elle au moment du vote de l’amendement Vallon en 1965, mais par la suite, il appartient plutôt à la tendance libérale du parti, notamment à partir de 1967-1968. C’est un pompidolien, proche de Jacques Chaban-Delmas, partisan d’une majorité ouverte à droite, qui réunirait centristes, radicaux et bien sûr gaullistes. Cela explique son soutien à Valéry Giscard d’Estaing et Jacques Chirac après la présidentielle de 1974.
Lassé des guerres de chapelle à droite, il fait un aparté dans le privé, entre 1977 et 1983, avant de revenir dans le jeu politique en intégrant le RPR, l’entourage de Jacques Chirac, et en se faisant élire comme député du Nord en 1986. C’est une conversion complète au chiraquisme, ce qui ne l’empêche pas d’être une voix forte et libre à droite. Au sein du gouvernement de cohabitation, il impose par son parcours et sa stature d’ancien ministre du Général. C’est le dernier représentant d’une époque glorieuse.
Président d’Elf-Aquitaine, il s’oppose à la politique économique socialiste lors de l’entre-deux tours de 1981. Comment se passent ses relations avec les différents gouvernements de François Mitterrand ?
La relation est assez complexe. Nommé à la tête d’Elf-Aquitaine par Valéry Giscard d’Estaing en 1977, Albin Chalandon se fait discret pendant l’élection présidentielle de 1981 mais appelle néanmoins à faire battre la gauche au second tour. Cela n’étonne personne. C’est une grande figure de la droite gaulliste, qui a déjà exprimé son hostilité au Programme commun de la gauche, ainsi dans un livre, Les Joueurs de flûte. Le rêve économique de la gauche (Plon, 1977). Il remet d’ailleurs sa démission au président de la République au lendemain de l’élection.
Cependant, François Mitterrand, qu’il a pu rencontrer de manière privée en 1972, grâce à Catherine Nay, veut donner sa chance à cet ancien collaborateur de Léon Blum et Paul Ramadier. Il est donc maintenu en fonction. Leurs premiers rapports sont constructifs, voire même enthousiastes, mais la médiatisation de l’affaire des avions renifleurs – dans laquelle Albin Chalandon est mis en cause, en tant que patron d’Elf-Aquitaine – plombe leur idylle. L’ancien ministre du Général est donc brutalement congédié en 1983.
Devenu le « Général Revanche » de la droite chiraquienne, il combat avec véhémence le projet de loi Savary en 1984 puis se présente aux élections législatives, dans le Nord, en 1986. Nommé ministre de la Justice du gouvernement de cohabitation, il joue l’apaisement avec François Mitterrand, mais la mise en cause du commandant Prouteau, chef du groupe de sécurité du président de la République, dans l’affaire des Irlandais de Vincennes, finit de briser leur entente. C’est le duel à mort, dont il sort perdant.
Vous avez utilisé beaucoup de témoignages d’hommes et de femmes politiques de premier plan, majoritairement de droite. Quel regard portent-ils sur Albin Chalandon ?
C’est une sorte de gardien du temple, d’où ce titre (glorieux) de baron du gaullisme. Il n’appartient pas, à l’origine, au petit cercle des barons, où se croisent Jacques Chaban-Delmas, Michel Debré, Jacques Foccart, Roger Frey, Olivier Guichard, etc. Pourtant, ses fonctions au parti, comme trésorier puis secrétaire général, et sa participation au gaullisme de gouvernement, comme ministre du général de Gaulle puis de Pompidou, en font un des grands notables de la Cinquième République. C’est une voix qui compte.
Après la disparition du Général, en 1970, puis celle de Pompidou, en 1974, les grandes figures de l’aventure gaulliste s’imposent en légataires. Il faut préserver la mémoire. Pierre Lefranc crée un Institut Charles-de-Gaulle, Alain Peyrefitte comme Jacques Foccart publient leurs mémoires. Albin Chalandon, lui, reste en politique. C’est le seul ministre du Général à participer au gouvernement de cohabitation de Jacques Chirac en 1986. Il sert donc à la fois de caution historique et de continuité politique.
Ses contemporains comme la génération de ses héritiers, parmi lesquels Alex Türk ou Rachida Dati, voient en lui une grande figure du gaullisme… et en même temps un libre penseur, parfois franc-tireur, mais toujours droit dans ses bottes. Cela l’a parfois desservi dans sa carrière et son parcours, car il n’était pas suffisamment lisse, mais cette franchise en toute circonstance fait partie de son ADN. Il n’empêche qu’Albin Chalandon a durablement marqué l’histoire de la droite française et la vie politique de notre pays. Cette biographie vise donc à rendre hommage à son action.