Deux ouvrages complémentaires décrivent les luttes sociales et politiques contemporaines en soulignant la dimension pratique de l'engagement militant.

La manière dont se composent, s’organisent et se transforment les différentes luttes sociales constitue depuis quelques années un objet d’étude prolifique. La multiplication des champs de revendications (logement, écologie, énergie, féminisme, antiracisme, etc.) et le renforcement des mouvements sociaux qui y correspondent sont adossés à une production théorique consistante, qui s’efforce de déconstruire certains préjugés dévastateurs (sur la nature, sur le genre, etc.) afin de s’en émanciper et de transformer les rapports sociaux.

Ainsi, de nombreux théoriciens ont proposé d’aborder la question des luttes sociales sous un angle théorique, identifiant ce qui, dans ces luttes, permet de questionner à nouveaux frais les cadres analytiques, les théories et les méthodes de ce champ spécifique.

Mais ce n’est pas dans cette perspective que s’inscrivent les ouvrages de Romain Jeanticou et de Catherine Larrère. Le premier, grand reporter à Télérama, est allé à la rencontre des personnes qui portent certaines luttes sur le territoire français (contre l'invasion des logements Airbnb au Pays basque, contre les grands projets de construction en zone humide en Loire-Atlantique, contre les violences policières dans les banlieues parisiennes, contre l’extrême droite à Lyon, contre la persistance des logiques coloniales en Guadeloupe, etc.) afin de comprendre pourquoi les uns et les autres se mobilisent aujourd’hui, quelles sont les conséquences de ces engagements sur leur existence, leurs rapports familiaux, leur positionnement social, etc. La seconde, philosophe et spécialiste d’éthique environnementale, s’intéresse plus spécifiquement à la lutte écoféministe afin d’en circonscrire les contours mais aussi de montrer la diversité des mobilisations qui s’articulent autour de cette dénomination commune.

En somme, ce n’est ni à un examen quantitatif ni à une enquête exhaustive sur les luttes sociales que prétendent se livrer ces deux auteurs, mais l’un et l’autre s’efforcent d’appréhender les mouvements sociaux actuels d’un point de vue qualitatif, en présentant certaines de ses figures caractéristiques. La lecture parallèle de ces deux ouvrages permet ainsi de brosser un portrait des militants concernés et ainsi de percevoir quelque chose de l’évolution du militantisme ces dernières années.

Engagements et désillusions

L’une des qualités du travail de Romain Jeanticou tient à la pluralité des revendications et des territoires qu’il présente. Il offre une sorte d’instantané des luttes les plus saillantes qui traversent notre pays depuis les années 1960. Pour autant, il serait incorrect de présenter cet ouvrage comme un simple répertoire de luttes.

D’abord, le journaliste prend soin de retracer le contexte historique d’émergence de chacune des luttes qu’il commente et de rendre compte de leur implantation dans un territoire. Par exemple, lorsqu’il se déplace à Grenoble pour rencontrer les militantes féministes, il rappelle la longue tradition de luttes sociales qui s’y est implantée et qui a érigé la ville en véritable laboratoire politique. Ainsi, l’auteur retrace l’histoire des ouvrières de l’industrie gantière de la région, qui a abouti à la naissance du mutualisme et à la création de la première caisse d’entraide et de solidarité ; celle du Planning familial, du Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception, qui ont d’emblée reçu un large soutien. Cet héritage irrigue et enrichit considérablement les luttes actuelles, comme en témoigne notamment Eva, qui relate les batailles, les procès, les débats, les permanences dans les centres médicaux dédiés aux femmes, les séances de tractages sur les marchés — alors que les militantes se faisaient traiter de « putains ».

La force de cet ouvrage tient en effet, en second lieu, à la restitution qu’il propose de la parole et du vécu subjectif de celles et ceux qui s’impliquent dans différents combats au quotidien. Militants et militantes écologistes, féministes, antiracistes, antifascistes, ou autres, appuient le récit de leur participation à ces luttes sur une histoire personnelle, une formation intellectuelle, une sensibilité à certaines causes, qui ont abouti à l’élaboration de certaines idées et idéaux émancipateurs.

Cette approche est d’autant plus précieuse qu’elle offre au lecteur une vision peu connue de la lutte car rarement traitée comme telle. Le cas de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes l’illustre tout particulièrement : chacun a eu l’occasion de voir les images choc ou choquantes des affrontements entre forces de l’ordre et occupants de la zone, mais peu d’entre nous ont véritablement rencontré des zadistes et se sont penchés sur leurs objectifs, leurs espoirs, mais aussi leurs parcours et leurs engagements. Or, la singularité de chaque profil présenté dans l’ouvrage de Jeanticou permet d’incarner cette lutte et de partager le point de vue de ceux qui la vivent en première personne, qu’il s’agisse de militants de longue date ou de militants qui ont forgé leurs convictions écologistes au contact des actions menées sur place et de l’évolution du conflit.

Les personnes rencontrées et interviewées par l’auteur sont issues de plusieurs générations, de tous milieux sociaux et prennent part à différentes formes d’action. La synthèse qui se dégage de cette diversité fait apparaître le visage protéiforme de la lutte sociale et politique en France : la place plus ou moins grande qu’elle prend dans une vie, les traces plus ou moins profondes qu’elle laisse dans les corps et les esprits, les amitiés plus ou moins intenses qui se nouent à ces occasions ; en bref, ce qu’on y gagne et ce qu’on y perd.

Car l’auteur s’intéresse également à la facette négative de l’engagement politique : comment revenir à la vie d’avant lorsqu’un conflit s’est soldé par un échec ou un renoncement ? Là encore, les options sont multiples, en fonction des profils individuels : plonger dans la dépression, chercher un autre débouché ailleurs, transmettre les compétences acquises à d’autres, etc.

Unité et diversité de l'écoféminisme

La démarche qu’adopte Catherine Larrère est bien différente, et en un sens complémentaire. Plutôt que de couvrir plusieurs luttes pour en montrer l’ancrage dans un territoire donnée, l’auteure se focalise sur celle qui se rassemble sous le nom d’écoféminisme afin d’en montrer la diversité selon les espaces géographiques et politiques (Inde, Kenya, États-Unis, Europe…).

Conformément aux attentes de la collection « Repères », aux éditions La Découverte, Larrère commence par montrer l’unité de ce mouvement en remontant à la définition première qu’en a donnée la philosophe Françoise d’Eaubonne (1920-2005) lorsqu’elle a inventé ce terme en 1974. Mais tout l’effort de présentation mené dans le livre tend vers une démultiplication des sens de cette catégorie, contre le risque d’une essentialisation de l’écoféminisme — d’autant que certaines femmes engagées dans la lutte écologiste ne se revendiquent pas de l’écoféminisme, comme c’est le cas de la biologiste Rachel Carson.

Un point commun justifie malgré tout de qualifier cet ensemble sous une même dénomination : les écoféministes articulent la critique de l’oppression des femmes avec celle de l’exploitation de la nature. Or, la lutte contre cette domination conjointe implique de construire de nouveaux cadres d’analyse et d’inventer de nouvelles modalités d’action par rapport aux combats féministes et écologistes antérieurs. L’écoféminisme, lorsqu’il s’est affirmé dans les années 1980, a de ce point de vue renouvelé en profondeur les objectifs en même temps que les stratégies du mouvement féministe.

Comme c'était le cas des luttes étudiées par Jeanticou, la lutte écoféministe s'est accompagnée d'une production théorique abondante — dont on trouvera dans l'ouvrage les nombreuses références bibliographiques —, qui a pris des formes et des expressions conceptuelles variables en fonction des aires politiques et culturelles où elles ont été élaborées. Les multiples conférences publiques données sur ce sujet ont permis de diffuser à travers l'espace public les revendications des femmes en faveur du vivant et de l'égalité sociale.

Toutefois, le terrain académique et théorique n'épuise pas toute la vitalité du combat écoféministe. Certaines déclarations internationales, en reconnaissant officiellement la valeur de ces enjeux, ont contribué à structurer le mouvement à travers le monde. Ainsi en est-il, par exemple, de la Déclaration de Rio sur l’environnement, qui proclame que « les femmes ont un rôle vital dans la gestion de l’environnement et le développement ».

Mais l'écoféminisme est aussi une lutte où s'inventent en permanence de nouvelles pratiques et de nouveaux modes d'action plus égalitaires et plus joyeux, auxquels les militantes prennent part activement. Larrère cite un certain nombre de cas permettant de l'illustrer, issus de territoires non exclusivement européens.

Ainsi, la lecture conjointe des ouvrages de Jeanticou et de Larrère permet de mesurer à quel point les mobilisations sociales et politiques qui se développent sur tous les continents ne se réduisent pas à une confrontation conflictuelle et parfois brutale avec les pouvoirs en place. Elle intègrent bien plutôt les revendications nouvelles qui émergent des territoires et donnent corps à des formes de lutte originales, qui mettent en pratique l’émancipation tout autant qu’elles la posent comme horizon théorique.