Cet ouvrage offre un retour historique sur les relations entre « le monde d’internet » et l’État, et soulève une série d’enjeux propres aux transformations de ce dernier.

Alors que l’État et internet sont parfois perçus comme deux entités uniformes et séparées, la récente crise sanitaire ou la dématérialisation des services publics renvoient davantage à l’idée d’une omniprésence du numérique dans les politiques publiques. Anne Bellon, maîtresse de conférences à l’Université de technologie de Compiègne, publie dans la collection « Action publique », aux éditions du Croquant, un ouvrage tiré de sa thèse de science politique soutenue en 2018 à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Ce livre dresse une série d’enjeux liés à la régulation d’internet, et plus encore, permet de comprendre ce que le numérique « fait » à l’action publique.

Historiciser le numérique dans l’État

Le livre d’Anne Bellon, en plus d’être richement documenté, guide le lecteur vers des thématiques variées que l’autrice sait rendre passionnantes. Le récit est étayé par de nombreux évènements de la vie politique française, mais aussi par des détours intéressants du côté des États-Unis pour expliquer les politiques numériques dans l’hexagone depuis les années 1980. L’enquête déborde des sciences sociales pour aller à la fois du côté du droit de la propriété intellectuelle ou de l’informatique (on apprend ainsi ce qu’est une licence globale ou d’autres termes techniques comme API pour « Application Programming Interface »), et du côté du monde de l’administration, quand l’autrice donne à voir comment la cause d’internet est défendue dans le milieu associatif   .

Le terme de « révolution numérique », souvent utilisé dans le champ journalistique sans être toujours véritablement interrogé, est ici explicité dès l’introduction. Anne Bellon propose d’ailleurs de qualifier cette révolution de « galiléenne » et non de « copernicienne » pour expliquer que le numérique est encore peu (re)connu au sein de l’État au tournant des années 2000. Mais si la révolution numérique a généralement tendance à être introduite au présent, l’intérêt de ce livre est précisément de l’historiciser. Le livre se présente en effet comme une histoire des politiques concernant internet. L’approche chronologique permet alors de saisir comment ce problème est formulé en fonction de l’époque, mais aussi des acteurs impliqués. En restituant les rapports de force et les conditions sociales qui sont au principe de ces politiques, Anne Bellon propose ainsi une « histoire avec un point de vue inédit, non pas sur l’État mais depuis l’État »   .

Pour ce faire, Anne Bellon a mobilisé des méthodes variées. L’enquête par entretiens a constitué une véritable gageure puisqu’ils ont été réalisés avec des acteurs relatant des faits parfois survenus quinze ou vingt ans auparavant. Néanmoins, tous les récits présentés font l’objet d’un contrôle sociologique pour mettre à distance, quand il le faut, les éléments qui paraissent artificiellement reconstitués. Les témoignages qui figurent dans le livre soutiennent et complètent la minutieuse étude de la « littérature grise », et notamment des nombreux rapports administratifs publiés sur les questions du numérique. La mobilisation des archives d’internet   est autant intéressante qu’originale en ce qu’elle permet aussi de montrer à quoi ressemblaient les sites web institutionnels à la fin des années 1990 et au début des années 2000   .

Réguler internet, transformer l’État

Le livre montre d’abord comment internet s’affranchit d’une dimension militaire puis académique pour entrer dans la cité (ou laisser la cité entrer en lui) et de fait, comment il se trouve « politisé ». Il montre ensuite la manière dont internet est régulé, alors qu’il semble a priori non-régulable, ingouvernable. Sur ce point, Anne Bellon documente bien les trajectoires des nombreux acteurs qui prennent part à cette régulation, puisqu’en effet il ne s’agit pas seulement d’acteurs publics, mais aussi de « geeks », hackeurs, ingénieurs, etc. parfois très éloignés de la chose publique.

Davantage encore, l’autrice montre comment la régulation d’internet participe d’enjeux autour de la reconfiguration des élites réformatrices et de l’évolution de « l’espace de concurrence entre [les] élites administratives »   . C’est d’ailleurs la grande force du livre que d’explorer les rapports de force qui se jouent au sein de l’État. Ainsi appréhendés au pluriel, sans être homogénéisés, l’autrice peut alors mettre en lumière les tensions, les luttes, et les oppositions entre les différents corps ou ministères qui sont en concurrence pour imposer leurs vues sur les questions numériques.

Anne Bellon explore aussi le Minitel, « anti-modèle » d’internet   en ce qu’il fonctionne tel un réseau fermé et centralisé, mais également comme le résultat d’une politique volontariste de l’État en matière de technologie. À ce propos, il est peut-être regrettable que l’autrice n’ait pas souhaité aborder plus explicitement et systématiquement ce qui pourrait correspondre à un changement de paradigme, où l’idée d’un État interventionniste laisserait la place à celle d’une puissance publique régulatrice, tant les exemples des politiques du Minitel et de celles d’internet paraissent propices à l’illustrer.

Le numérique dans l’État n’est pas non plus appréhendé comme un secteur ou un champ, dont les limites seraient bien définies, mais davantage comme un leitmotiv transversal qui opère comme un formidable instrument de légitimation des réformes de l’État. Anne Bellon propose alors la notion de « digital mainstreaming », construite à partir du concept tiré de travaux sur le genre de « gender mainstreaming », pour donner à voir comment le numérique se « dilue » dans l’ensemble des politiques publiques.

En revanche cette transversalité fait du numérique ce qu’Anne Bellon appelle un « secteur faible »   , dont les hauts-fonctionnaires en charge de cette thématique demeurent relativement marginalisés ; en témoigne notamment l’absence de ministère dédié au numérique, en lieu et place des secrétariats d’État et ministères délégués, placés sous la tutelle directe de Matignon ou de Bercy. C’est tout le paradoxe admirablement restitué dans ce livre, que celui du numérique à la fois omniprésent et minoritaire au sein de l’État.

L’impression générale qui ressort à la lecture est la suivante : ce qui est en tension dans tout le développement argumentatif d’Anne Bellon, c’est la question de la légitimité des différents acteurs, étatiques ou non, à produire des politiques publiques concernant internet, pour tenter de le réguler. En posant de fait la question passionnante de l’État « en train de se faire », l’État qui légifère pour se légitimer, ce livre se présente comme une contribution tout à fait originale à la sociologie de l’action publique. Et au moment où les débats autour de l’intelligence artificielle sont d’une actualité brûlante, il est certain qu’il sera fort utile à toutes celles et ceux qui s’intéressent à la régulation des nouvelles technologies.