En prolongeant et en renouvelant les travaux qu'il mène en France et à l'étranger, Serge Paugam analyse les liens sociaux et leur entrecroisement chez les individus et dans les sociétés.
* Une première chronique de ce livre a été publiée sur Nonfiction par Christian Ruby.
Le mot solidarité et la diversité de ses significations sont un véritable défi pour le sociologue : est-ce une relation entre personnes (famille, amis, association de quartier, communauté ethnique ou religieuse, nation...), une politique publique (il existe un ministre des Solidarités) ou un système de protection sociale ? Durkheim – auquel l'auteur ne cessera de référer – a cherché à contourner ce risque de confusion : abandonnant les deux concepts clés qu'il avait élaborés (solidarité organique et mécanique), il avait déjà esquissé « une théorie de la pluralité des attachements ». L'individu ne peut vivre sans attaches et passe sa vie à s'attacher. Serge Paugam veut aller plus loin et forger un concept de « l'attachement social » en le mettant à l'épreuve de recherches empiriques et de comparaisons internationales.
De la solidarité à l'attachement social
L'attachement social se décline en différents régimes et renvoie d'abord aux quatre liens différents qui attachent les individus entre eux et à la société : familiariste (lien entre parents et enfants), volontariste (lien de participation élective, entre conjoints, amis, proches...), organiciste (lien entre professionnels), universaliste (lien de citoyenneté politique). Penser cet attachement, c'est prendre en compte aussi bien la force et la permanence des liens sociaux que leur vulnérabilité et leur rupture. Ces liens supposent d'abord ce que l'auteur appelle une intériorisation des normes et des règles en citant Durkheim : « nous ne sommes des êtres moraux que dans la mesure où nous sommes des êtres sociaux ».
Ces formes de contrôle social prennent ensuite la forme de ce que Bourdieu appelle l’habitus : une manière d'être, une capacité à s'orienter dans le monde social et à adopter les pratiques adaptées. L'attachement relève enfin d'une mémoire collective et familiale. Les souvenirs individuels s'inscrivent dans des cadres sociaux : « la mémoire est un fait social ». Elle répond au besoin de transmettre, de faire revivre et de dresser un bilan existentiel. L'être humain est donc « un être de liaison » : l'attachement social peut être défini comme « le processus d'entrecroisement et de régulation de différents types de liens sociaux ». Les quatre types de liaisons évoquées se complètent et s'entrecroisent, tant au niveau de chaque individu qu'à celui de la société. Les individus sont attachés entre eux et avec la société de même que la société par ses normes et ses règles les attache à elle.
Les risques de rupture...
Ces liens sociaux peuvent être rompus. Cette rupture porte sur l'attachement des individus entre eux mais aussi sur l'attache sociale dans sa globalité. La rupture du lien de filiation commence après l'accouchement, peut être consécutif à une séparation des enfants – à la suite d’une décision de justice donnant lieu à des placements – ou se produire à l'âge de la vieillesse. Les ruptures de participation élective sont nombreuses : divorce, séparation, perte d'emploi, de logement, santé, perte d'amis, chômage, pauvreté, précarité professionnelle, difficultés d'intégration dans le travail seront le signe d'une rupture de la participation organique. Quant au lien de citoyenneté, il va toucher l'étranger en difficulté dans ses demandes de papiers, les exclus du droit, les personnes en détresse. Ces ruptures peuvent être, du reste, cumulatives.
On voit que la nature de ces liens est complexe : certains libèrent et sont d'autant plus forts qu'ils apportent, ensemble ou séparément, de la protection (garanties face à l'avenir) et de la reconnaissance (utilité sociale). D'autres fragilisent les individus et même les oppressent quand ils ne leurs procurent pas la protection attendue. Le groupe familial, par exemple, peut être fortement exposé à la précarité économique. Le chômage fragilise le lien de participation. La citoyenneté est atteinte lorsque l'individu n'accède pas à ses droits ou souffre d'illectronisme.
Certains liens apportent une forme de protection et de garantie face à l'avenir mais restent fondés sur une forme plus ou moins prononcée de déni de reconnaissance, de mépris, d'humiliation voire d'oppression : c’est le cas du salarié aliéné dans son travail qui ne veut ou ne peut démissionner, configuration paternaliste et pression moralisante des parents, divergences conjugales, discriminations raciales. « Le défaut de reconnaissance, souligne Charles Taylor, ne trahit pas seulement un oubli du respect normalement dû. Il peut infliger une cruelle blessure en accablant les victimes d'une haine de soi paralysante ». Honneth distingue l'atteinte à l'intégrité physique, l'exclusion juridique et la dépréciation sociale.
Et de disqualification sociale...
Serge Paugam revient à ce propos sur le concept de « disqualification sociale », élaboré dans ses recherches antérieures et qui renvoie aux souffrances de la pauvreté, de la dépendance et de l'assistanat. Cette disqualification se caractérise par la stigmatisation des assistés, le mode particulier d’intégration ou d'exclusion des pauvres et son hétérogénéité. Le concept permet aussi de spécifier les types de relation aux services sociaux : fragilité (intériorisée ou négociée), assistance (différée, installée ou revendiquée), marginalité (conjurée ou organisée). Le recours grandissant à l'assistanat s'explique à la fois par le niveau élevé de développement économique associé à la dégradation du marché de l'emploi, par une plus grande fragilité des liens sociaux et enfin par un État social dont le mode de protection n'est pas suffisamment adapté aux populations défavorisées.
La disqualification sociale est une relation d'interdépendance entre les pauvres et le reste de la société qui engendre une angoisse collective. L'ampleur de ce phénomène affecte l'ensemble de la société et devient ce que l'on a appelé la « nouvelle question sociale », supposée menaçante pour l'ordre social et la cohésion nationale. Ce processus inquiétant ne touche pas seulement la périphérie du monde du travail mais son centre même : nombreux sont les salariés qui font l'expérience quotidienne de liens qui fragilisent ou (et) qui oppressent. Pour Serge Paugam, ce concept de disqualification sociale permet de rendre compte d'un sentiment d'inutilité sociale, qui finit par altérer leur identité préalable.
Les liens sociaux constituent aussi des ressources mobilisables dans les mouvements sociaux de résistance à l'oppression ou à la domination. Serge Paugam s'appuie sur trois exemples de luttes collectives : la grève ouvrière des chaussonniers de Fougères pour leur salaire, la lutte de l'entreprise Molex pour l'emploi et le mouvement des Gilets Jaunes. Les liens à l’œuvre dans ces mouvements s'inscrivent au démarrage dans l'une ou l'autre des sphères de la morale : les deux premiers relèvent de la participation organique, le troisième de la citoyenneté. Par leur durabilité et la solidarité qu'ils ont développées, ces mouvements ont touché toute la société et bénéficié d'un large soutien. Ils ont renforcé le lien de participation élective en créant des passerelles avec d'autres couches sociales.
Existe-t-il un entre-soi des quartiers pauvres ?
Les quartiers populaires ont souvent été étudiés comme des formes d'organisation communautaire constituant une identité collective propre à partir d'un sentiment d'appartenance à un groupe social homogène. Le quartier constitue alors, par lui-même, « une forme de résistance à la pauvreté ». Les habitants y trouvent une protection solidaire et une reconnaissance. L'entre-soi s'inscrit dans un espace délimité, une histoire collective et une culture de quartier. Si l'on compare avec un entre-soi supposé des quartiers riches, on constate un entre-soi familial plus fort, un attachement au lieu, et une similitude sociale. Dans les quartiers pauvres, en effet, le regard porté est négatif (population étrangère, chômage, violence...). L'entre-soi des quartiers pauvres, si souvent dénoncé en France comme une évidence ne va donc pas de soi surtout si l'on prend en compte la difficulté pour ces quartiers socialement disqualifiés à construire une forme homogène et structurante de résistance collective face à la pauvreté.
De la pauvreté à la marginalité
Loger dans les zones urbaines sensibles ou les quartiers prioritaires, supposés faciliter le logement des plus démunis, ne constitue pas une garantie. En témoigne le parcours du combattant que doit suivre le demandeur dans le labyrinthe des aides prévues : haltes de nuit, hôtels sociaux, centres d'hébergement d'urgence, de stabilisation ou de réinsertion sociale, résidences sociales, maisons relais, pensions de famille et logement aidé... Pour éviter les contraintes institutionnelles de ces structures, certain(e)s préfèrent vivre dans la rue, caché(e)s, en investissant durablement des espaces périphériques abandonnés ou difficilement accessibles (cabanes, garages abandonnés, ponts, souterrains...) et en constituant un entre-soi protecteur et structuré, sorte de Cour des miracles.
Considérés comme des indésirables, leur mise à distance renvoie à un ordre moral supposé et à l'idée que se font les habitants de la cohérence sociale au sein de leur entre-soi. Les sans-abris doivent faire preuve, pour survivre et résister à ce rejet, de tactiques, de ressources, de solidarités et d'alliances, parfois conflictuelles. On retrouve l'entre soi des quartiers pauvres : sentiment de partager un destin commun, mémoire collective dans un territoire spécifique, sentiment de sécurité dans un groupe.
L'attachement social : une grille de lecture pour tous les pays ?
Les normes qui gouvernent l'attachement social sont variables d'une société ou d'un pays à l'autre. La dernière partie de l'ouvrage est consacrée à une comparaison internationale entre trente-quatre pays qui se répartissent en onze aires culturelles. En s'appuyant sur une analyse fine à partir d'indicateurs et de critères quantitatifs, Serge Paugam s'attache à vérifier la pertinence de la typologie des régimes d'attachement social. Les pays se distinguent bien les uns des autres par le type de lien social dominant et par conséquent par le type de morale qui organise de façon spécifique le principe de solidarité entre individus et groupes sociaux.
Les premiers groupes distingués par l’auteur sont dits familiaristes : ils sont plus ancrés dans une civilisation agricole mais avec des différences notables entre eux. La plupart de ceux d'Amérique du Sud par exemple sont globalement moins développés, plus pauvres, plus inégalitaires, moins protecteurs : le civisme y est moins répandu. D'autres ont connu un développement social plus intense tout en s'ouvrant à la modernité (Japon, Pologne, Espagne, Hongrie...). Cette distinction est intéressante car elle ouvre la voie à une discussion sur la combinaison possible dans certains pays d'un mode d'organisation domestique fondé sur la tradition familiariste et d'un développement économique ouvert aux valeurs occidentalistes et individualistes.
Les historiens et sociologues ont montré que le modèle de la famille élargie et solidaire n'a pas entièrement disparu au moment de la révolution industrielle. Par exemple, les jeunes Espagnols quittent beaucoup plus tard le foyer de leurs parents. La famille constitue encore aujourd’hui une protection face au chômage dans les sociétés méditerranéennes et un moyen de résister à la pauvreté à moins que cette priorité ne soit un effet des inégalités.
D'autres exemples latino-américains montrent comment le familiarisme s'inscrit dans les institutions et dans la vie quotidienne. La famille comme recours face aux faibles possibilités de promotion et au caractère limité de la protection sociale, imprègne les représentations collectives, y compris dans les instances juridiques. Le lien de filiation peut aller jusqu'à s'exprimer dans des mécanismes de compérage et de clientélisme. Le Japon constitue à sa manière une énigme : tout en maintenant une tradition familiariste très forte (piété filiale, culte des ancêtres, héritage du confucianisme...) et une volonté de résistance à l'occidentalisation, ce pays est arrivé à développer et à promouvoir un développement économique performant.
Les seconds groupes (France et États-Unis) se caractérisent par un régime d'attachement organiciste et volontariste, intermédiaire entre les régimes d'attachement familialiste et universaliste. La France serait plus proche du groupe familiariste, le groupe volontariste (dont les États Unis) étant plus proche de ce que l'auteur appellera le groupe « universaliste ». Ces deux régimes présentent deux voies contrastées pour permettre la cohésion sociale et la solidarité. Chacun des deux pays a tendance à jouer la fonction de portrait inversé de l'autre.
Pour les Français, sensibles au rôle protecteur et régulateur de l'État providence, les États-Unis constituent une figure repoussoir par leur néolibéralisme responsable de l'augmentation des inégalités et de la fracture sociale. Les Américains, de leur côté, voient dans la France un pays bureaucratique embourbé dans ses corporatismes et incapable de se gouverner en faisant appel à la société civile. Ne peut-on pas concilier un modèle fondé sur une régulation de l'économique et du social par l’État avec un modèle qui encourage société civile et communautés locales à se prendre en charge ?
La voie universaliste : une ambition à construire
Le régime d'attachement universaliste met en avant la prééminence du lien de citoyenneté sur les autres liens. Force est pourtant de constater que, si toutes les nations dites démocratiques se réfèrent à ce principe, celui-ci se heurte à la réalité des différences, des inégalités et des discriminations entre les sexes, les classes sociales et les origines ethniques d'une même société et entre les sociétés, sachant que l'universalité n'est jamais garantie.
Les pays nordiques seraient, selon Serge Paugam, les plus proches de ce régime d'attachement universaliste capable de concilier les trois types de liens sociaux dans la morale collective (lien de participation organique, élective et de citoyenneté). Sans se contenter d'assurer un régime de protection sociale généreux, ce mode d’attachement universaliste suppose un compromis social-démocrate, un sens du nous, un mode horizontal de management dans l'entreprise, une qualité au travail et une forte connexion entre État et société civile. Cette synthèse ambitieuse qui se veut modèle européen reste néanmoins fragile devant la montée de l'individualisme, la crainte de l’immigration ou les replis identitaires.
Attachement social et attachement psychologique
La psychologie et la psychiatrie du développement utilisent aussi le concept d'attachement en mettant en valeur la relation mère/enfant mais cette approche n'est pas contradictoire avec celle de la sociologie : ce qui se joue dès la naissance est très fortement dépendant de l'environnement social et culturel, c'est-à-dire des conditions d'existence et des événements qui marquent la prime socialisation. Ce premier lien peut s'atténuer avec le temps en fonction de la trajectoire spécifique de l'individu et de son attachement à d'autres groupes sociaux à l'âge adulte.
On peut rapprocher le concept d'empreinte réservé par les psychologues au premier lien de celui d'habitus utilisé par les sociologues, au sens d'un processus d'intériorisation par l'individu des normes sociales et des pratiques qui l'entourent. C'est aussi une empreinte, mais non exclusive. L'attachement est « un fait social total ».Que ce soit dans le lien de naissance ou dans les liens sociaux entre individus et sociétés, ou que ce soit dans les régimes qui reflètent le travail normatif des sociétés, on parle d' « un tout appréhendé globalement comme un fondement anthropologique de la vie humaine ».
L'ouvrage se conclut en s'ouvrant à une question, à la croisée de la sociologie et de la philosophie : l'attachement à l'humanité pourrait-il devenir l'horizon de dépassement de toutes les formes d'attachement social ? Les interdépendances humaines s'expriment de plus en plus à l'échelle de l’humanité tout entière, que ce soit les risques environnementaux, de conflits ou sanitaires. C'est comme si la solidarité que Durkheim enfermait dans le cadre de la nation, forçait la porte vers des horizons planétaires. De nombreux signes attestent que la conscience d'une interdépendance mondiale et mutuelle se développe un peu partout dans le monde.
L'universalité parfaite serait cet attachement de tous les êtres humains par les quatre liens sociaux définis par l'auteur. Mais pour qu'un tel attachement constitue un véritable socle moral, une « administration internationale » devra être créée pour que les pays s'obligent à collaborer dans le respect du bien commun. Il ne s'agit pas d'une « philosophie de l'amour » ou d'une doctrine de l'amour du prochain mais d'une « sociologie des rapports sociaux » qui conduit à insister tout autant sur ce qui attache les êtres humains entre eux que sur ce qui les oppose. Le lien ne peut, de toute façon, être appréhendé sans son contraire, la rupture, le conflit pouvant être lui-même source de lien.
L'ouvrage de Serge Paugam s'inscrit ainsi dans l'héritage de Durkheim : en revisitant le concept de solidarité et en éclairant sa polysémie, il distingue le rôle du sociologue de celui du réformateur social. Pourtant, comme Durkheim lui-même le rappelle, « nos recherches ne méritent pas une heure de peine si elles ne devaient avoir qu'un intérêt spéculatif ». Le cadre théorique et conceptuel de l'attachement social présenté de façon globale et dans ses différentes dimensions analytiques attendait d'être mis à l'épreuve d'un large recueil de données. Cette recherche engagée contribue, par son ancrage empirique, à de nouvelles connaissances sur ce qui fait tenir ensemble individus et groupes des sociétés contemporaines.