Comment tiennent et se maintiennent les sociétés ? En montrant à la fois la force et la vulnérabilité des liens entre les individus, Serge Paugam explore les formes de l'« attachement social ».

Dans son ouvrage intitulé L'Attachement social, le sociologue Serge Paugam reprend à nouveaux frais la question ancienne de la solidarité en tant que rapport social. Depuis le XVIIe siècle et les théories du contrat social, on a tendance à penser les comportements sociaux à l'aune d'une supposée nature humaine : « bonne » selon les uns, et naturellement encline à des comportements altruistes ; « mauvaise » selon les autres, et contrainte par les normes sociales à se préoccuper du sort des autres.

L'auteur, qui est directeur d’études à l’École des Hautes études en Sciences sociales, renvoie ces deux options dos à dos : en se référant à l'idée d'une nature, on considère l'individu humain comme une entité autonome dont il s'agirait d'énoncer des traits définitionnels, de sorte que la question de son rapport à autrui n'interviendrait que dans un second temps, comme un aspect non-essentiel et extérieur à cette nature. Or, Paugam n'entend pas réduire la solidarité à une forme de « supplément ».

L’attachement social

Selon lui, il convient bien plutôt de partir de l'idée que l'être humain dépend fondamentalement des individus qui l'entourent. L'ouvrage parcourt d'ailleurs tout le spectre de significations couvert par la notion d'« attachement social », depuis les liens de solidarité se tissant à l'échelle de la famille jusqu'à la gestion de la pauvreté par l’État providence.

L'auteur enrichi son propos de nombreuses enquêtes sur les trajectoires sociales et l'expérience vécue des personnes fragilisées par la pauvreté, notamment depuis la période de crises multiples qui s'est ouverte dans les années 1980. La perspective de l'auteur, pour autant, est plus conceptuelle qu'historique : il s'agit pour lui de mettre en évidence la fragilité tout autant que la résistance des liens sociaux, en développant les notions de protection et de reconnaissance sociale. Cette approche lui permet d'appréhender les sociétés non comme des blocs figés et stables, mais au contraire comme des ensembles fragiles, toujours au bord de la rupture.

La question initiale du livre peut schématiquement se résumer ainsi : qu'est-ce qui fait tenir ensemble les individus des sociétés modernes ? L'examen de cette question, mise à l’épreuve de plusieurs recherches empiriques et d’une comparaison internationale, fera apparaître la centralité du concept d'attachement social.

Cette catégorie rassemble les différents types de lien qui relient les individus entre eux et à la société. L'auteur en identifie quatre principaux : le « lien de filiation » (entre parents et enfants), le « lien de participation élective » (entre conjoints, amis, proches choisis), le « lien de participation organique » (entre acteurs du monde professionnel) et le « lien de citoyenneté » (entre membres d’une même communauté politique).

Ces quatre types de lien étant posés, l’auteur analyse comment ils s’entrecroisent en chaque individu (selon des normes sociales qui se construisent et se transforment selon les époques) et rendent ainsi possible son attachement à la société. Mais il souligne également que cet entrecroisement peut tout autant fragiliser cet attachement, comme il peut fragiliser les corps sociaux. En ce sens, l'auteur ne perd jamais de vue la question de la vulnérabilité des liens sociaux.

La référence à Durkheim et Élias

Le lecteur ne sera pas étonné de trouver parmi les références centrales de cette réflexion le nom d'Émile Durkheim. Sociologue de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, il a traité la question de la solidarité sociale dans un ouvrage intitulé De la division du travail social (1893), dans lequel il s'agissait de penser à la fois la solidarité comme lien social et la cohésion des sociétés modernes.

La thèse de Durkheim, que résume Paugam, a connu une certaine postérité au sein de la tradition républicaine et a donné naissance à la doctrine du solidarisme (promue notamment par le député Léon Bourgeois). C'est elle qui fut au principe des assurances sociales et qui a développé l'idée d'une protection sociale généralisée, pensée désormais comme un droit associé à l’activité salariée et non plus comme une forme d’assistance.

Dans le cadre de ses recherches sur les faits sociaux et de l’élaboration d’une science nouvelle, Durkheim relève la nécessité de prévenir les risques de désagrégation sociale et d’anomie que la société encoure. Il défend l’impératif de renforcer ce qu'il appelle la « solidarité organique » de la société, par opposition à la simple « solidarité mécanique ». La seconde fonctionne dans des sociétés relativement réduites et permet à l'individu de développer spontanément une conscience collective sur la base de normes et de valeurs partagées ; la première concerne pour sa part les sociétés plus complexes, dans lesquelles le travail est fortement divisé et où les liens sociaux sont produits par le sentiment de l'interdépendance et de la complémentarité de chaque individu.

Aux yeux de Durkheim, la solidarité mécanique ne saurait, à elle seule, s'acquitter de sa tâche à savoir contribuer au bien social. Or, les sociétés européennes ont tendance à voir s'imposer une forme d'individualisme au détriment de la conscience collective. D'où la nécessité de développer des représentations sociales collectives. En un mot, Durkheim tente de tenir ensemble la division du travail qui sépare et la solidarité qui relie. Ces considérations donnent lieu, dans l'ouvrage, à des débats avec d'autres grands noms de la sociologie, tels que Max Weber et Georg Simmel.

L’auteur consacre encore une analyse précise à une autre référence sur cette question de l’attachement social, à savoir Norbert Élias, qui a fait paraître en 1939 un ouvrage intitulé Sur le processus de civilisation. Pour ce soiologue, l’humain aspire en effet à rencontrer d’autres humains, de sorte qu'il dépend en grande partie d’autrui pour satisfaire des besoins de tous ordres. Sur cette base, Paugam rappelle que l’individu ne se crée pas lui-même mais est d’emblée situé dans un réseau d’interdépendances qui le relie aux autres socialement. La question que soulève Élias et que reprend à son compte Paugam est celle de comprendre comment se maintiennent les attachements multiples d'un individu à des groupes de nature différente.

Le lien social, entre permanence et vulnérabilité

Pour y répondre, l’auteur pousse l’analyse jusque dans les domaines de la psychiatrie et de la psychologie, afin de mettre en évidence la manière dont nous intériorisons les normes sociales. Cette démonstration se fait à partir du cas classique de la délinquance : des recherches ont par exemple montré que les enfants dont les parents exercent un contrôle préventif sur les relations à l’extérieur, et qui expliquent les raisons qui les conduisent à poser des règles et des contraintes, ont une probabilité plus faible de tomber dans la délinquance. Mais Paugam se confronte aussi à des concepts venus d’autres champs disciplinaires, par exemple de la sociologie des réseaux ou de la sociologie du capital social.

Tout du long, l'auteur reste attentif à ne pas figer ses analyses et à toujours associer aux réflexions sur l'attachement celles qui portent sur la perte : car il n'est possible de penser le lien social dans les sociétés modernes que si l’on tient compte aussi bien de leur force et de leur permanence que leur vulnérabilité ou de leur rupture. Curieusement, Paugam s'appuie, pour le montrer, sur la notion d'habitus développée par Pierre Bourdieu, laquelle désigne un système de dispositions durables qui informe les conduites quotidiennes des individus et qu'ils acquièrent par leur socialisation. Mais l'auteur rappelle que si l’habitus est transposable et structurant, c'est en tant que principe générateur de pratiques et non sous la forme d'un conditionnement.

De manière générale, Paugam plaide pour une certaine souplesse dans l'étude et l'application des catégories sociologiques. L'attachement social des individus se définit comme l'articulation de plusieurs types de liens sociaux (l’auteur parle d’« entrecroisement spécifique »), lesquels ne sont pas donnés à l’avance mais sont la conséquence d’une socialisation dans des conditions particulières, et peuvent déployer des dynamiques contradictoires ou mouvantes.

Toujours est-il que ces liens constituent le tissu social qui enveloppe l’individu. Ils ont tous en commun d’assigner à l’individu un groupe de référence : dès sa naissance, la « famille », plus tard le corps social, enfin les relations volontaires par des choix affinitaires ou contractuels. C’est à cette lumière que la notion de solidarité humaine peut reprendre du sens, elle qui recoupe toutes les questions liées au tissage des liens, aux garanties de l’existence, aux protections, à la reconnaissance.