Dans un roman passionnant et hyper-documenté, Patrick Roegiers fait revivre l’aventure de la Nouvelle Vague : un régal mêlant érudition et émotion.

Patrick Roegiers, né en 1947 en Belgique, vit en France depuis 1983 et a pris la nationalité française en 2017. Homme de théâtre et spécialiste de la photographie (il a été critique photographique au Monde), il a donné notamment de très bons romans richement documentés, publiés au Seuil puis chez Grasset, comme Le Cousin de Fragonard (2006) ou L’Autre Simenon (2015), où il raconte la vie du frère du célèbre romancier. Mais il est aussi lʼauteur de livres plus personnels, dont la drôlerie n’enlève rien à la cruauté, comme La Vie de famille (2020). Sans oublier Ma vie d’écrivain (2021), sorte d’autobiographie intellectuelle très intéressante.

Le « filmroman » de la Nouvelle Vague

Dans un roman composé de 24 chapitres, comme il y a 24 images par seconde dans un film, il nous fait vivre les grands films, et fait revivre les grandes figures de la Nouvelle Vague, à commencer par Agnès Varda, dont le prénom était Arlette, très connue pour Cléo de 5 à 7, mais moins pour La Pointe courte, tourné à Sète. À travers une quinzaine de films, dont Patrick Roegiers dévoile les coulisses, le lecteur découvre les conceptions du cinéma défendues par Jean-Luc Godard, François Truffaut, Claude Chabrol ou Éric Rohmer, et les partis pris esthétiques qu’ils incarnent. Leur créativité naît de contraintes budgétaires, leur génie est lié à une forme de bricolage : tournages dans les rues de Paris, montage cut, son direct.

Patrick Roegiers jubile dans son art du détail et son goût de l’exactitude et des chiffres. Il connaît la taille de tous les acteurs, il rappelle que tous ces réalisateurs étaient fascinés par la littérature. Éric Rohmer a même publié, sous pseudonyme, un livre chez Gallimard. Et ses films sont tirés de nouvelles rédigées dans sa jeunesse. Toutes les personnes réelles, réalisateurs, scénaristes, acteurs, producteurs deviennent des personnages du roman : le casting a de la caste (terme de tauromachie), et ce cinéroman virtuose estompe avec malice les frontières entre le réel et l’imaginaire, l’écriture et l’écran, les mots et les images.

Sabine Azéma et Agnès Jaoui, les deux sœurs d’On connaît la chanson d’Alain Resnais, entrent dans la boutique du chapelier Francine de la rue de Rivoli, où Corinne Marchand, qui joue Cléo, essaie des chapeaux dans le film de Varda ! Ces glissements sont constants. On voit aussi réapparaître à chaque chapitre André Dussollier et Jean-Pierre Bacri, dont les dialogues malicieux commentent les décors dans leur vaine quête de l’appartement idéal.

Des morceaux de bravoure pour un grand plaisir de lecture

L’auteur fait le choix d’ajouter Claude Sautet à son roman, alors qu’il a été vivement critiqué par Les Cahiers du cinéma comme cinéaste « commercial ». L’accident de Michel Piccoli dans Les Choses de la vie dure trois minutes. Sautet le réalise en trois semaines avec 6 caméras et fait construire spécialement la route et le croisement mortel par les travaux publics. Après avoir lu ce chapitre passionnant, haletant, plein de détails inconnus, le lecteur éprouve l’envie irrépressible de revoir le film, comme c’est très souvent le cas à la lecture de ce roman dédié « à tous les amoureux du cinéma français ».

« Un des films de Claude Sautet que je préfère est Garçon !, réalisé d’après un scénario original de Jean-Loup Dabadie. L’idée de départ vient au réalisateur en observant un garçon de café fanfaron, et haut en couleur, dans un restaurant où il a ses habitudes et où il se rend alors qu’il peine sur le scénario de César et Rosalie, qui n’est pas Chez Marty. »

Ainsi commence le chapitre 17, entièrement consacré à ce film qui fut un échec et que Sautet, déçu, n’aimait pas. Yves Montand y a la part belle, comme bien des acteurs dans ce roman écrit d’une plume passionnée et érudite : la liste des remerciements à la fin du livre témoigne que l’auteur a tout lu, ou presque, sur la Nouvelle Vague !

Le plaisir de lecture est ainsi constant, fondé sur le grand principe aristotélicien de la reconnaissance, mais aussi sur la fantaisie, le rythme, le goût pour les détails et la documentation fondue dans les chapitres. Une grande réussite, qui donne envie de prolonger son plaisir en voyant ou revoyant tous les films ici écrits, pour continuer à se faire son cinéma…