Une introduction à la philosophie de Spinoza qui présente une lecture serrée de ses œuvres et en montre la fécondité dans certains débats actuels.

La philosophie de Baruch Spinoza (1632-1677), dont les œuvres complètes ont été récemment rééditées dans la collection Pléiade chez Gallimard, fait l’objet d’un regain d’intérêt de la part des philosophes et commentateurs contemporains depuis quelques décennies. Sa lecture n’est pourtant pas aisée, tant du fait des sujets qui y sont abordés que du fait du vocabulaire technique qui les expriment en latin. C’est pourquoi les ouvrages introductifs comme celui de Charles Ramond, qui se proposent de guider le néophyte dans sa découverte des textes et de leur contexte, sont précieux.

L’Éthique au centre

L'auteur commence par brosser le traditionnel mais nécessaire portrait biographique du philosophe afin d'identifier les déterminations historiques dans lesquelles s'inscrivent sa pensée. On apprend ainsi des éléments sur sa vie et son travail à Amsterdam, le milieu juif dans lequel il a grandi puis l'isolement qu'il lui a imposé, le contexte intellectuel cartésien et les controverses scientifiques qui l'occupent. Mais ces quelques informations ne valent qu'en tant qu'éclairage à la lecture patiente des ouvrages qui va suivre.

La stratégie de Ramond pour présenter de manière claire et pédagogique le système complexe de Spinoza consiste en effet à focaliser son analyse sur un texte central, L'Éthique, à en suivre toutes les articulations, et à commenter les autres écrits au fur et à mesure des nécessités de l’exposition.

Cet ouvrage de publication posthume (1677) est composé de cinq parties, respectivement consacrées à Dieu, l’âme, les affects, la servitude et la liberté (ou béatitude). Sa lecture serrée a l’avantage d’aider le lecteur à identifier d’emblée le lien qu'établit Spinoza entre Dieu et la nature — cette conception parfaitement immanente de la divinité à laquelle le philosophe, issu d’une famille Marrane, doit son excommunication de la Synagogue d’Amsterdam.

Ainsi embarqué, le lecteur n’a plus qu’à se laisser porter par le mouvement de L’Éthique, lequel a été pensé par son auteur comme «  more geometrico  », c'est-à-dire selon une méthode de démonstration géométrique. Dans un souci d'accessibilité, toutefois, Ramond adopte une rhétorique plus linéaire que celle des propositions, des axiomes et des remarques souvent exigents du philosophe.

Un parti-pris de lecture

Cette explication suivie n’empêche cependant pas l’auteur de faire des choix interprétatifs. En particulier, il choisit de présenter Spinoza dans la lignée du mécanisme cartésien. Pour Ramond, la pensée du philosophe hollandais peut en effet être conçue comme l’accomplissement de celle de Descartes, dans la mesure où elle généralise à tous les corps le règne universel de la quantité ou de l’étendue, c’est-à-dire de la géométrie.

Cette thèse centrale permet d’aborder la doctrine spinoziste de l’immanence sous un angle original : puisqu’elle n’admet aucune forme de transcendance, alors l’idée que le monde est unique et se suffit à lui-même (c’est-à-dire qu’on ne saurait lui trouver de cause extérieure en un Dieu créateur transcendant, par exemple) s’impose nécessairement.

Mais cette thèse trace également la voie d’une éthique, dont la propriété est d’être sans récompense, ni châtiment extérieurs aux actions elles-mêmes. La béatitude à laquelle elle promet l’accès n’implique aucune réduction de nos sens ou de nos désirs ; au contraire, elle rejette toute contrainte morale ou religieuse.

Une philosophie au présent

Au-delà de ses vertus pédagogiques dans l’exposé de la philosophie spinoziste, l’ouvrage de Ramond a le mérite de mobiliser cette pensée dans certains débats contemporains (auxquels elle est évidemment étrangère) afin d’en montrer toute la fécondité. Ainsi, par exemple, la réfutation qu’opère Spinoza du dualisme cartésien (qui sépare radicalement l’âme et le corps) n’est pas sans lien avec celle, plus actuelle, du dualisme naturaliste (qui sépare l’humain et la nature) : pour Spinoza, «  l’homme n’est pas un empire dans un empire  » et ne saurait être conçu qu’au sein de la totalité naturelle.

Pour autant, Ramond précise bien que le philosophe ne peut pas être identifié à une célébration quelque peu naïve de l’harmonie cosmique ou d’un amour de la nature. Spinoza ne manifeste aucune attirance pour le spectacle du monde et se méfie même d’une nature qui ne nous présente que des effets «  fâcheux  » et des fluctuations. Par ailleurs, la rationalité que le philosophe recherche et dont il trouve le modèle dans la nature est bien loin de la réduire à la passivité.

Ramond se penche également sur les ressources que peut apporter la pensée spinoziste dans l’ordre politique, et notamment sur la question de la démocratie. Certes, Spinoza est mort avant d’avoir achevé le Traité politique qu’il consacrait à ces questions, mais les pistes qu’il a ouvertes ont suffi à susciter une réflexion originale sur la nécessité de rapports politiques horizontaux — c’est-à-dire d’une politique de l’«  immanence  ».