Etre en couple définit la normalité à laquelle aspirent très largement les adolescents, filles et garçons, et cela dans tous les milieux sociaux.
Les amours adolescentes ou débutantes sont le sujet de ce livre remarqué, dans lequel Isabelle Clair, directrice de recherche CNRS, rend compte de l'enquête qu'elle a pu mener principalement à base d'entretiens avec des adolescents des deux sexes, sur une assez longue période, et sur trois terrains qui correspondent à des milieux sociaux bien différents. Elle a aimablement accepté de répondre à nos questions pour présenter son livre à nos lecteurs.
Nonfiction : Le fait de former un couple occupe une place essentielle, dans les amours adolescentes, tout au moins pour les filles, montrez-vous, car ce n’est pas forcément le cas des garçons, qui peuvent plus facilement se contenter d’en donner l’apparence. A cet âge, cette différence sous-tend les relations amoureuses de bout en bout, expliquez-vous. Que recouvre-t-elle ?
Isabelle Clair : L’amour conjugal, c’est-à-dire qui se dit avec le lexique adulte du couple, qui se donne à voir de manière officielle (auprès des ami∙es, des membres des familles, souvent à l’école) et engage à l’exclusivité sexuelle, est en effet la façon majoritaire pour les jeunes de nouer des relations affectives et sexuelles. Pour une raison commune aux filles et aux garçons : celle de donner à voir une sexualité convenable en mettant à distance les deux stigmates sexuels susceptibles de les affecter – celui de la pute pour les filles, du pédé pour les garçons. Le couple est une parade dans les deux cas, qui permet à la fois de mettre en scène une sexualité acceptable (contenue pour les filles, hétérosexuelle pour les garçons) et de parer au stigmate.
Mais une grande différence traverse cette parade : alors que pour les filles, le couple et l’amour sont des conditions d’accès à la sexualité et doivent être des préoccupations centrales, ce sont pour les garçons une façon parmi d’autres de faire la preuve qu’ils sont à la hauteur, qu’ils sont de « vrais mecs » en passe de devenir de « vrais hommes ». Ils ont intérêt à ne pas montrer trop d’intérêt pour l’amour et le couple afin de ne pas mettre en danger leurs liens (d’amitié) avec les autres garçons, qui sont à privilégier, et de ne pas donner l’impression d’être trop préoccupés par des affaires de filles. Car la différence de genre s’exprime dans la dichotomie, à tous les âges, mais probablement de façon particulièrement accentuée à cet âge d’apprentissage et d’épreuve sexuelle : ce qui constitue la masculinité au-dessus de tout soupçon, c’est la mise à distance de tout ce qui est conçu comme relevant du féminin.
Mais celle-ci n’a-t-elle pas vocation à se réduire assez rapidement, au fil des rencontres et si une vraie relation amoureuse s’installe, pour laisser émerger des représentations plus compatibles ou plus en adéquation ? Auquel cas, quelle est la part du chemin qui aura finalement incombé à chacun des genres, si vos terrains permettent d’éclairer ce point ?
Je ne pense pas que la dichotomie au cœur des rapports de genre ait vocation à s’atténuer avec la durée ni avec l’âge. Je pense que ce que j’observe à l’adolescence se maintient pour une grande part à l’âge adulte, et explique de nombreux malentendus et conflits à l’intérieur des couples hétérosexuels. Mais ce qui peut changer, c’est l’emprise de la norme que la phase d’apprentissage est susceptible de rendre particulièrement forte : en l’absence d’expérience, de savoir-faire, on peut avoir tendance à mettre en œuvre de manière particulièrement littérale les croyances sociales majoritaires. On a moins de marge de manœuvre pour bien faire ou faire comme il faut, comme on pense que le reste du monde attend que l’on fasse.
Bien sûr, la différence et la disjonction n’épuisent pas la réalité de l’expérience amoureuse et les couples sont aussi fondés sur de nombreux points communs. Presque toujours homogames (noués entre des personnes appartenant à des milieux sociaux proches), ils rassemblent des goûts culturels communs (en matière de cinéma, de musique, de loisirs), des façons de vivre proches (du point de vue de l’alimentation, des vêtements, des façons de se tenir, de parler, de la place plus ou moins grande accordée à la famille, à la religion, etc.), des expériences de la domination sociale partageables (le racisme pour ce qui est de jeunes de cité, l’enclavement géographique pour les mêmes et les jeunes ruraux, encore la pression scolaire forte partout mais surtout en milieu urbain et périurbain, de façon particulièrement accentuée dans la bourgeoisie). Or ces points communs, nés d’origines partagées, sont cultivées dans la durée, et participent à rendre le couple désirable, quand bien même il est aussi un lieu d’asymétrie entre filles et garçons, et de différences souvent conçues comme indépassables.
Ce noyau normatif scindé entre les genres que l’on trouve au démarrage de ces amours adolescentes varie selon les milieux étudiés, montrez-vous. Le degré d’autonomie ou l’exposition à la domination, les idéologies de genre et les identifications politiques, qui ont du reste partie liée avec ces idéologies, peuvent alors favoriser son expression ou au contraire la contrarier. De vos trois terrains, c’est peut-être celui des cités HLM périurbaines qui semble devoir s’en écarter le plus. Pourriez-vous en dire un mot ?
Je ne pense pas que les cités d’habitat social périurbaines, qui sont au cœur de mon premier terrain, soient moins traversées par le noyau normatif du genre qui sépare ainsi filles et garçons dans des comportements, des pensées et des attentes sociales en grande partie séparés. Je pense que ce noyau (c’est le sens même du mot) traverse l’ensemble de l’espace social, et relie les générations actuelles aux générations antérieures, quand bien même l’histoire est faite en partie de changements et quand bien même il y a de grandes différences entre les milieux sociaux.
Ce que j’ai essayé de montrer, c’est que ce noyau (qui n’est pas une survivance à l’état de trace du passé, mais quelque chose qui demeure fondamental dans le très contemporain) est plus ou moins renforcé ou mis en difficulté par d’autres systèmes normatifs : il est ainsi renforcé par la pratique d’une religion monothéiste (le catholicisme, l’islam, l’évangélisme, rencontrés dans mon enquête) mais mis en partie en contradiction par l’égalitarisme de l’école publique républicaine (largement fréquentée sur tous mes terrains) et par la gayfriendliness (la tolérance à l’homosexualité), particulièrement revendiquée dans la bourgeoisie culturelle (celle sur laquelle j’ai terminé mon enquête : qui a des diplômes et vit à distance de la pratique religieuse).
Ensuite des conditions sociales favorisent plus ou moins le noyau normatif du genre : la forte interconnaissance dans les cités et les villages (de mon deuxième terrain) contraignent fortement l’autonomie sexuelle des filles alors que l’anonymat de Paris tend à libérer celles de la bourgeoisie des regards inquisiteurs. Enfin, le fait pour les garçons de cité d’être régulièrement présentés comme des caricatures du patriarcat voire ses derniers représentants (dans les médias, dans le débat politique, dans les discussions de famille), et à l’inverse pour les jeunes des beaux quartiers parisiens d’apparaître comme des champions de l’avant-garde égalitariste, a des effets aussi sur les relations intimes dans l’un et l’autre milieux sociaux.
Avez-vous eu l’occasion de présenter vos résultats à vos enquêtés ou à des adolescents de cet âge, si oui comment ont-ils réagi ? Sinon, plus globalement, avez-vous un avis sur ce que votre travail pourrait leur apporter ou apporter à des jeunes gens plus âgés qui seraient ainsi passés par-là ?
Je n’ai pas eu l’occasion de présenter ma recherche aux personnes que j’ai rencontrées dans mon enquête – parce que pour les terrains les plus anciens, je n’ai plus de lien avec elles et eux, parce que sur le terrain le plus proche je n’ai pas eu de retours pour l’instant. De toute façon, et au-delà du fait que la lecture d’un livre de sciences sociales, même si je me suis efforcée de le rendre le plus lisible possible, n’est pas accessible à tout le monde, il n’est pas évident de se voir transformés en objet d’étude comme le fait une enquête sociologique. C’est un peu comme se voir en photo : c’est se voir à travers les yeux d’une autre personne, et souvent l’image ne ressemble pas tout à fait à ce qu’on imagine de soi, ce que l’on souhaite pour soi-même ou ce que l’on veut voir.
Je ne crois donc pas qu’une telle restitution, qui pourrait être intéressante pour moi, le serait nécessairement pour les personnes directement concernées. Mais je n’exclus pas de proposer la lecture du livre ou, au moins, des extraits d’entretiens qui le constituent pour une grande part, à certaines personnes, dans les mois ou les années à venir, à condition de la contextualiser auprès d’elles et eux, de pouvoir en discuter s’ils ou elles le souhaitent. A part ça, pour l’instant (le livre est sorti il y a deux mois), je n’ai eu l’occasion de le présenter qu’une fois à des jeunes, des lycéen∙nes, dans le cadre d’un festival (le festival Raisons d’agir à Poitiers, en avril dernier) : j’ai eu l’impression que ça les intéressait, ça parlait d’eux et elles, bien sûr pas personnellement mais ça parlait de leur expérience et de choses qui les intéressent au plus haut point sans pouvoir néanmoins être souvent un objet de discussion avec des adultes. En particulier, la question du manque de discours et d’images sur la sexualité génitale est beaucoup revenue dans leurs interrogations et leurs inquiétudes. Je pense que c’est un des enjeux majeurs de ce qui devrait être réfléchi à un niveau collectif : que la panique morale des adultes concernant la sexualité des plus jeunes débouche sur le silence, l’interdit, le tabou, au lieu d’ouvrir à de échanges qui ne les laissent pas seul∙es face à leur ignorance, parfois face à la violence, à l’agression.