Sur les bateaux, la hiérarchie des grades se double d'une hiérarchie des nationalités, et on peut y observer la division internationale du travail au sein d'une même unité de production.

Les emplois de la logistique au sens large, notamment en raison de leur fort développement, ont beaucoup retenu l'attention ces dernières années. Ceux de marins, officiers et matelots, à l'heure de la mondialisation, restent toutefois assez peu étudiés.

Le livre de Claire Flécher, sociologue, maîtresse de conférences à l'université Lumière Lyon 2, comble en partie ce manque. Il relate une enquête qui l'a conduite à embarquer à plusieurs reprises sur des navires de commerce pour se livrer à des observations et prêter parfois main forte. Elle répond ici à quelques questions pour présenter son livre à nos lecteurs.

 

Nonfiction : On a tous en tête des images de ces énormes navires qui sillonnent le monde, qui sont devenus avec les entrepôts géants l’un des symboles de la mondialisation, mais on ne sait pas grand-chose de ce qui se passe sur ces bateaux. Qui les fait marcher ? En quoi consiste le travail à bord ?

Claire Flécher : Les observations que j’ai menées à bord rendent compte de la diversité du travail sur ces bateaux : il importe d’assurer la maintenance des installations, d’effectuer la veille à la passerelle pour tout ce qui relève de la navigation, mais aussi d’assurer les tâches liées à l’activité commerciale ou à la manœuvre du navire. Enfin, il s’agit aussi de nourrir l’équipage, de maintenir le navire propre ou encore d’assurer les commandes de pièces de rechange. Toutes ces tâches sont remplies par une vingtaine de marins, officiers, matelots ou ouvriers mécaniciens, qui travaillent soit à la journée (comme c’est le cas à la machine, où les marins travaillent de 8h à 18h grâce à un système d’alerte mis en place la nuit), soit en continu par relèves de quart.

Le travail est étroitement divisé entre les différents services : le pont, la machine et la cuisine, et l’équipage est lui-même très hiérarchisé entre les marins d’équipage (ouvriers mécaniciens, matelots pont, bosco) et les officiers du pont et de la machine. Le capitaine et le second capitaine chapeautent l’ensemble. Cette organisation est issue de l’héritage militaire de la marine marchande, mais aussi d’un souci permanent de maîtriser les risques à bord. Pour les limiter, il convient de savoir à toute heure qui fait quoi et à quel endroit du navire il se trouve.

Qui sont ces marins ? Comment ces officiers d’une part, ces matelots d’autre part, sont-ils arrivés là ? Combien font carrière et/ou combien de temps restent-ils dans la marine ? Comment vivent-ils sur ces bateaux ?

Il faut distinguer les marins ouvriers ou matelots des marins officiers. A l’équipage, les marins sont souvent plus âgés et ont pour beaucoup rejoint cette profession après une reconversion, parce que les possibilités d’emploi à terre, près de chez eux, étaient soit inexistantes, soit très faiblement rémunérées. Du côté des officiers, on retrouve beaucoup plus souvent un engagement vocationnel dans la profession : rejoindre ce métier correspond à un choix premier pour voir du pays, accéder à un poste d’encadrement sans formation supérieure très poussée, bien gagner sa vie, etc. A cette hiérarchie des places, s’articule très étroitement une hiérarchie basée sur les nationalités. Sur les navires où j’ai pu embarquer (les armateurs étant français), les Français sont officiers supérieurs, les Européens de l’Est sont officiers inférieurs, les Philippins sont matelots ou ouvriers. Les rémunérations sont très inégales et varient selon le niveau de vie du pays de résidence des marins ; les français sont salariés tandis que les autres sont en « free lance ». Enfin, les durées d’embarquement, élément tout à fait essentiel, vont de deux ou trois mois pour les Français à six mois minimum pour les Philippins.

Cette division internationale du travail résulte en partie de l’action des Etats qui, comme les Philippines ou la Lettonie, ont favorisé l’engagement des hommes dans cette profession afin de pallier l’absence d’emploi sur leur sol, et en partie aussi d’actions d’armateurs qui ont vu un intérêt à accéder à des bassins d’emploi à bas coût. Du côté des marins, rejoindre cette profession nourrit des projets d’ascension sociale. Car si les rémunérations perçues par les Philippins sont bien plus faibles que celles de marins européens, elles restent largement supérieures au salaire moyen philippin. S’engager dans le métier permet ainsi de subvenir aux besoins d’une famille élargie, mais aussi de financer des études supérieures pour les enfants. C’est pourquoi certains marins que j’ai pu rencontrer restent longtemps dans la profession. Certains matelots pensent à l’origine l’engagement dans ce métier comme quelque chose de provisoire. Mais finalement, pris par ces nouvelles dépenses et un mode de vie parfois dispendieux, c’est une forme renouvelée de « provisoire qui dure », comme le sociologue Abdelmalek Sayad le soulignait pour caractériser la situation des travailleurs algériens ayant migré en France dans les années 1970. Côté français, on observe davantage de marins, femmes et hommes, qui quittent la profession après avoir navigué sept ou huit ans. La raison principale étant l’intensification du travail, l’augmentation des tâches de reporting, mais aussi l’arrivée d’un second enfant.

Comment toutes ces nationalités cohabitent-elles sur les bateaux ?

La cohabitation de ces marins issus de différentes nationalités peut en effet être mise en péril par le fait qu’ils sont constamment mis en concurrence. Les Philippins sont plus faiblement rémunérés que les Lettons, ou acceptent de faire davantage de tâches ou d’heures que les seconds. De même, les officiers philippins sont aujourd’hui bien reconnus sur ce marché du travail et exercent une pression sur l’emploi des officiers français. Et malgré tout, dans ce huis clos, les officiers supérieurs (français) sont censés apprendre le métier aux officiers novices, quelle que soit leur nationalité ! Il me semble que ce qui fait tenir le tout, malgré toutes ces inégalités et concurrences, est l’exigence de sécurité et de paix sociale. Parce qu’il faut cohabiter ensemble pendant de longs mois, il s’agit de minimiser les désaccords, d’accepter la situation, de ne pas penser à la vie à terre, etc.

On imagine bien que ces navires sont dirigés par les sièges des compagnies qui les exploitent. Comment cela impacte-t-il le travail des marins ?

Les compagnies sont des acteurs primordiaux. Sans elles, ces navires sont abandonnés à leur sort. Par le biais des « sédentaires », les salariés qui travaillent à terre pour elles, les compagnies cherchent la marchandise à transporter et affectent les contrats commerciaux que les marins sont ensuite chargés d’exécuter. Elles assurent aussi le suivi des commandes (de pièces de rechange, de nourriture), le suivi de la sécurité à bord (pour satisfaire aux obligations légales), elles organisent les relèves des marins, etc. C’est tout à la fois une figure d’autorité (l’employeur, le donneur d’ordre) et la main nourricière, qui doit aussi agir lorsque le navire est en difficulté. Avec l’introduction de nouveaux outils d’aide à la navigation et de suivi à distance des navires, les marins expriment régulièrement le fait qu’ils ont le sentiment d’avoir perdu en autonomie, et d’être réduits à exécuter des ordres. De fait, il est dorénavant possible de savoir à tout instant où se trouve le navire, quel est son cap ou sa vitesse, ainsi que d'édicter ordres et contre-ordres depuis la terre.

Comment le droit du travail trouve-t-il à s’appliquer dans ces conditions ? De quelles protections ces marins peuvent-ils bénéficier ?

La question est complexifiée par l’usage des pavillons dits de complaisance ou de libre immatriculation : le fait que l’armateur inscrive ses navires dans une autre administration que la sienne. C’est une forme de « délocalisation sur place » pour reprendre l’expression utilisée par Emmanuel Terray car, pas plus qu'un chantier du BTP ou un restaurant, il n’est pas possible de délocaliser une telle unité de production pour faire baisser les coûts (même si en l'occurrence celle-ci sillonne les mers du Globe, elle reste attachée à un pays donné). Ce sont des secteurs d’activité où, à défaut de pouvoir délocaliser, on cherche à baisser les coûts d’exploitation par d’autres moyens, notamment en contournant le droit national du travail. Les pavillons de complaisance autorisent ainsi à faire appel à des marins moins onéreux car ne relevant pas du droit du travail français et aussi plus précaires, donc plus dociles. Par ailleurs, l’usage des pavillons de complaisance entraine une diversification des sources juridiques qui s’appliquent sur le navire et à ses navigants. Cela multiplie les zones d’ombres juridiques et favorise les illégalismes : les législations et les acteurs impliqués sont trop nombreux pour tracer les responsabilités en cause.

Néanmoins, le secteur maritime est intéressant car c’est le seul secteur à disposer d’une convention internationale, la convention du travail maritime de 2006, qui constitue une sorte de code du travail pour tous les marins du monde, qu'elle que soit la nationalité de l’armateur, du marin, ou le pavillon du navire. Et pour le faire respecter, la Fédération internationale des ouvriers du transport (ITF) opère sur le terrain par le biais de ses inspecteurs du travail qui permettent de répondre aux alertes des marins lorsque ces derniers sont en difficulté. Le port d’escale dispose aussi d’un droit d’inspection et de contrôle sur tous les navires s’arrêtant dans le port afin de vérifier que la convention du travail maritime est bien appliquée. Ces outils de contrôle sont fondamentaux. S’ils ne sont pas suffisants pour contrer la dérégulation du secteur – dont les conséquences (marées noires, navires et marins abandonnés, etc.) remplissent régulièrement les colonnes de nos journaux –, ils sont essentiels pour avancer vers davantage de protections pour les marins.

 

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