Face aux impacts écologiques, psychiques et sociaux du numérique, il est urgent d’apprendre à le réguler et à se l’approprier à des fins autres qu’économiques.

Ces derniers temps, l’intelligence artificielle et ChatGPT font la une et suscitent à la fois craintes et espoirs. En parallèle, l’impact écologique du numérique est davantage pris en considération. Sur ces différents sujets, l’essai Schizophrénie numérique d’Anne Alombert, philosophe impliquée dans le Conseil National du Numérique et dans la rédaction d’un rapport sur l’attention (« Votre attention s’il vous plaît ! Quels leviers face à l’économie numérique de l’attention ? »), offre des perspectives intéressantes et permet de prendre du recul.

Le numérique comme « technologie persuasive »

A la fin des années 1930, Paul Valéry dénonce déjà la surabondance informationnelle et ses effets délétères sur « l’esprit ». Depuis, le numérique n’a pas vraiment amélioré la situation, engendrant de nouvelles pathologies : troubles de déficits attentionnels, saturation cognitive, hyperconnexion et stress associés. A tel point que l’Organisation Mondiale de la Santé dénonça « l’infodémie » lors de la pandémie. Pourtant, la course à l’innovation numérique et la prolifération des écrans ne ralentissent pas, en dépit de leurs conséquences écologiques avérées. La réalité virtuelle promue par Meta (ex-Facebook) serait-elle une échappatoire aux catastrophes environnementales en cours, se demande Anne Alombert ?

« Ecartelée entre l’idéologie du progrès technologique et la réalité de la crise écologique, tiraillée entre les promesses du marketing stratégique et les regrets des entrepreneurs repentis, notre époque semble souffrir d’une véritable schizophrénie numérique. » écrit la philosophe. Les livres vantant les mérites de l’intelligence artificielle côtoient ceux déplorant les ravages causés par les écrans sur les cerveaux des enfants.

Difficile en effet de nier que l’économique numérique contemporaine se fonde « sur les principes du design comportemental et de la captologie. » Ces « technologies persuasives » sont informées par les recherches en psychologie et ne sont pas neutres politiquement, puisqu’elles sont largement inspirées du libertarianisme et s’inscrivent dans le courant néolibéral. Un lien direct peut d’ailleurs être fait avec les travaux en psychologie de l’économiste Friedrich Hayek. L’« idéologie neurocentriste […] réduit la pensée à un ensemble de connexions neuronales et de processus électrochimiques », modélisables et donc manipulables.

Sans en revenir à une opposition entre esprit et matière, Anne Alombert rappelle que l’« esprit est une activité ou une relation qui suppose toujours des corps vivants et un milieu technique pour s’exercer ». Il est un processus, fortement lié à un ensemble de symboles, et n’est pas un objet en soi. Les supports techniques permettent à une pensée de se diffuser à distance mais ne pensent pas par eux-mêmes.

« L’enjeu consiste à dépasser l’alternative entre une métaphysique humaniste opposant l’homme à la machine, qui pousse à condamner la technique sous prétexte de sauver l’esprit, et une métaphysique cognitiviste identifiant la pensée au calcul, qui pousse à automatiser l’esprit au moyen de la technique informatique. »

Le numérique, tout comme d’autres médias avant lui (livre, radio, cinéma, télévision) ont permis de nombreux progrès tout en courant toujours le risque de se transformer en « technologies persuasives », « nécessite un apprentissage et une éducation ». Ce sont les oligopoles et les usages qu’il génère qui se doivent d’être questionnés. Anne Alombert réinscrit ainsi dans le temps long les relations entre médias et captation de l’attention, relativisant la nouveauté de nos interrogations. Il suffit ainsi de penser à la formule du « temps de cerveau disponible » de l’ancien dirigeant de TF1. L’autrice montre qu’il est possible de remonter plus loin et évoque par exemple la « puissance falsificatrice » de la photographie, voire à certains effets de l’écriture dénoncés par Platon.

Pour un esprit critique du numérique

L’apprentissage du fonctionnement du numérique s’avère donc fondamental pour éviter d’en subir certaines conséquences néfastes, comme la « prolétarisation numérique », revers d’un « design sans friction et de la facilité d’utilisation ». Anne Alombert recommande à l’Ecole de ne pas tant former des consommateurs du numérique que des citoyens aptes à comprendre son histoire, ses évolutions et donc ses possibilités. Il serait en effet dommage de nier ses potentialités, néanmoins difficiles à exploiter sans esprit critique.

Le développement de l’esprit critique doit ainsi nous prémunir d’accorder une trop grande confiance au « solutionnisme technologique » promus par certains acteurs, par exemple sur des sujets écologiques, alors que la fuite en avant du numérique engendre actuellement un surcroît de consommation énergétique et de matières premières. Sans compter ses effets sur la santé mentale ou la vie privée, à l’image de violence mimétique qui règne sur les réseaux sociaux. Le langage même de l’innovation numérique doit être analysé attentivement pour évaluer les réels progrès (ou non) que celle-ci prétend apporter, comme au sujet de l’intelligence artificielle.

Anne Alombert estime que « la question du progrès technique doit être posée dans une perspective écologique », au sens où l’entendait Félix Guattari : environnementale, mentale et sociale. Les trois dimensions de l’écologie doivent être systématiquement pensées ensemble dans leur rapport au numérique. Si le retour en arrière est illusoire, le numérique doit être réapproprié de manière collective et rendu soutenable. Même ses acteurs dominants y ont intérêt, au risque sans cela de détruire ses conditions de reproduction. Il faut s’efforcer de mettre le numérique au service de l’intelligence collective plutôt que de la simple consommation. Cela passe par une régulation forte de la recherche et de l’innovation dans le domaine du numérique, mais également de son fonctionnement comme l’Union européenne le met actuellement en place. Une telle réorientation n’est bien sûr pas facile à entreprendre mais elle est absolument nécessaire. Elle peut s’accompagner de « démarches qui cherchent à articuler le temps long de la recherche fondamentale avec le temps plus court de l’expérimentation locale ».

Dans son essai, Anne Alombert adopte une position équilibrée invitant à la réflexivité sur nos usages individuels et collectifs du numérique pour mieux se les réapproprier et les réguler. Elle oscille parfois entre une conception de la technologie comme potentiellement neutre et comme politiquement orientée (au moins dans ses applications). Le problème relève-t-il alors de la logique de la technologie ou de son usage ? Anne Alombert insiste avec raison sur ses potentialités positives, et aurait encore pu rappeler l’idéologie alternative, plus libertaire et collaborative que libertarienne, qui coexista dès sa naissance et qui perdure avec le mouvement des logiciels libres.