Une biographie intellectuelle de l’homme politique et philosophe italien qui s’attache à comprendre son œuvre à l’aune de son contexte d'écriture.
D'Antonio Gramsci (1891-1937), on retient souvent une formule (« pessimisme de la raison, optimisme de la volonté »), quelques concepts (« hégémonie », « intellectuel organique », « guerre de position » versus « guerre de mouvement ») ou sa récupération par la droite française (sur la nécessité de gagner la bataille des idées avant d'accéder au pouvoir). Si l'intellectuel italien est l'auteur d'une œuvre philosophique très importante, celle-ci ne peut être comprise sans garder à l'esprit son engagement politique en tant que dirigeant du parti communiste italien et le contexte d'écriture de ses Cahiers, à savoir en prison, et dans une période d'intenses débats au sein de l'Internationale à la suite de la naissance de l'URSS, puis de la prise de pouvoir par Staline.
Tels sont les partis-pris de Romain Descendre et Jean-Claude Zancarini, professeurs à l'ENS de Lyon et auteurs d'une nouvelle biographie, résolument intellectuelle, intitulée L'œuvre-vie d'Antonio Gramsci (La Découverte, 2023). Ils s'intéressent à la fois à son parcours biographique et à l'élaboration d'une pensée qui a contribué à renouveler le marxisme, en alliant réflexions philosophique et politique.
Une relecture historienne de la pensée de Gramsci
Romain Descendre et Jean-Claude Zancarini se fondent sur la masse d'écrits laissés par le communiste italien : articles issus de son activité de journaliste à la fin des années 1910 et au début des années 1920, correspondance avec ses proches – politiques et famille – et bien sûr ses fameux Cahiers de prison, dans leurs versions successives. Ils les mettent en regard de la situation personnelle de Gramsci ainsi que du paysage national et international qui l'entoure, s'attachant notamment – dans une perspective diachronique – à restituer l'évolution de sa pensée.
Leur démarche se veut à la fois historique et philologique, proche en cela de la propre conception du travail intellectuel de Gramsci – linguiste de formation. Pour reprendre les termes des auteurs, ils se sont efforcés d'« effectuer un travail philologique minutieux et honnête, attaché à la lettre des textes et à leur contextualisation pour reconstituer une biographie qui porte à la fois sur l'activité pratique et sur l'activité intellectuelle, en essayant de rechercher les leitmotivs qui parcourent les écrits et de restituer le "rythme de la pensée en développement" ».
Dans ses écrits, Gramsci cherche constamment à marier théorie et pratique. En cela, ceux-ci ne peuvent être pleinement étudiés sans en référer à leur contexte. Pour autant, pour Romain Descendre et Jean-Claude Zancarini, Gramsci est indéniablement devenu un classique de la philosophie politique. Leur projet prend d'ailleurs appui sur la richesse des études à son sujet et notamment la finalisation de l'édition complète et critique de ses œuvres menée en Italie. En effet, Gramsci a longtemps été l'objet d'anthologies imparfaites à des fins politiques de la part du PCI . Palmiro Togliatti – proche, puis dirigeant historique du parti – a d’ailleurs publié un recueil de ses textes. Les nouvelles éditions de ses écrits cherchent à rendre compte des contraintes d’écriture de ses Cahiers, puisque ses geôliers sont ses premiers lecteurs et donc censeurs. Il convient aussi de garder à l'esprit son caractère inachevé, non publié, et donc de saisir sa pensée de manière globale, d'autant que plusieurs de ses questionnements sont récurrents. L’attention constante de Gramsci pour la langue est également mise en lumière et les efforts de traduction des deux auteurs le reflètent.
Etudiant, communiste et prisonnier
Romain Descendre et Jean-Claude Zancarini proposent un parcours ternaire pour comprendre la vie et l’œuvre de Gramsci. Ils commencent avec les années de formation du jeune Sarde arrivé à Turin en 1911 pour y étudier, poursuivent avec celles du militant révolutionnaire à la sortie de la Première Guerre mondiale où, avec d'autres, il fonde la revue L'Ordine nuovo en 1919, jusqu'à son arrestation en 1926. Ils terminent sur les années d'enfermement au cours desquelles il rédige ses Cahiers, de 1929-1935, décédant malade et épuisé en 1937.
Né en Sardaigne à la fin du XIXe siècle, Gramsci bénéficie d'une bourse pour aller étudier à l'université de Turin. Dans la capitale du Piémont, il découvre les œuvres des philosophes idéalistes Benedetto Croce et Giovanni Gentile, qui le marquent durablement même s'il s'en détache progressivement avant de s'y opposer. Turin est aussi le lieu où il commence à militer, d'abord comme socialiste, et à développer une activité de journaliste engagé et prolifique, avec le Cri du peuple. La révolution russe le conduit à lire Marx et à s'intéresser aux bolcheviks.
En 1919, avec l'Ordre nouveau et la participation aux occupations d'usines turinoises – sur le modèle russe des soviets –, il renforce son engagement politique, ce qui l'amène à délaisser ses brillantes études. De cette époque, il garde un intérêt pour la participation spontanée des masses à la révolution, une attention aux subalternes et aux « hommes réels », lui évitant de verser ultérieurement dans l’orthodoxie. Il participe à la fondation du Parti communiste italien, rédige les thèses de Lyon avec Palmiro Togliatti, séjourne une année à Moscou à ce titre et y rencontre sa future femme, Guilia. Elu député en 1924, lors des dernières élections libres après l'arrivée de Mussolini, il finit par être arrêté en 1926 avec les autres élus de l'opposition, à la suite d'un attentat manqué contre le Duce.
De 1926 à sa mort en 1937, il est emprisonné puis, les dernières années, sous liberté surveillée, consécutivement à un procès rapide le condamnant à vingt ans de réclusion. C'est à la prison de Turi, dans les Pouilles, à partir de 1929, qu'il élabore sa pensée, en réaction à l'état du monde et au tournant stalinien en URSS, qu'il désapprouve. Durant cette période, il n’a de cesse de communiquer avec ses proches, la sœur de sa femme (Tania) ou par l’entremise de la première, avec son ami l’économiste Piero Sraffa. Il essaie d’obtenir sa libération, sans se compromettre avec le régime fasciste, l’URSS soutenant mollement ses tentatives.
En prison, Gramsci se tient au courant de l’actualité et condamne la ligne progressivement mise en place par Staline en URSS et au sein de l’Internationale, sans pour autant se rallier à celle de Trotski. C’est d’ailleurs cette opposition qui le pousse à réfléchir au marxisme (qu’il appelle « philosophie de la praxis ») à nouveaux frais, à la lumière de la philosophie italienne et de la situation nationale et internationale. Il réfute dans un même mouvement matérialisme historique, tel que promu en URSS, et idéalisme, incarné par Croce. De là découlent ses écrits sur « l’hégémonie » – pensée initialement comme l’alliance entre ouvriers et paysans italiens et inspirée de Lénine –, sur la « guerre de mouvement » opposée à la « guerre de position ». Les deux auteurs soulignent également qu’une « donnée permanente de son approche est l’importance que revêtent l’éducation et la culture comme vecteurs d’émancipation. C’est là une aspiration éminemment démocratique à mettre fin à la différence entre dirigeants et dirigés ».
On l'aura compris : la pensée de Gramsci ne peut pas être abstraite de son contexte d’écriture, en particulier ses relations avec la ligne du PCI et surtout de l’Internationale de la période stalinienne. Ce faisant, Romain Descendre et Jean-Claude Zancarini évitent toute simplification de sa pensée et des concepts auxquels il est associé, au risque parfois d’une certaine aridité. Dans un constant va-et-vient entre éléments biographiques et analyse minutieuse de son travail, ils font une large part à ses écrits ; de nombreux extraits sont longuement cités. De son portrait ressort une grande humanité, en témoignent ses lettres adressées à sa femme ou son souci constant pour ses deux enfants qu’il ne verra que peu ; de son œuvre se dégage un sens de la nuance et du pragmatisme, éloigné de tout dogmatisme, animé par un idéal de résistance.