Paul Cheney montre les tensions de la société coloniale dans les Antilles du XVIIIe siècle en utilisant la correspondance entre un gérant d’habitation et ses propriétaires.

Dans ce premier livre traduit en français, Paul Cheney, professeur d’Histoire européenne à l’Université de Chicago, spécialiste de la France d’Ancien Régime et de son empire colonial, fait la « microhistoire globale » d’une plantation de la plaine de Cul-de-Sac à l’est de Port-au Prince, propriété d’une famille de la noblesse bretonne, les Ferron de La Ferronnays, entre 1773 et 1804. Il s’appuie sur les échanges épistolaires entre les propriétaires et les Corbier, à leur service pour diriger l’habitation.

L’intimité entre les deux familles et le talent d’écrivain du gérant permettent de suivre, presque au jour le jour, la vie de l’habitation, puis d’entrer dans la pensée des esclavagistes. Loin d’être une colonie exotique au-delà des mers. Saint-Domingue, aujourd’hui Haïti, est intriqué avec la France. Cela a fait la fortune d’une partie des élites françaises et le malheur de la population haïtienne, qui vit encore les conséquences de cette exploitation méthodique et féroce de plus d’un siècle.

Au moment où la France interroge à nouveaux frais son histoire coloniale, cette étude fine aide à comprendre ce qui s’est déroulé à huit mille kilomètres de l’Hexagone en son nom.

Portraits de familles

Ce livre est d’abord le portrait d’une famille bretonne issue de la noblesse d’épée. En effet, l’aristocratie militaire, destinataire naturelle des positions d’autorité dans la société, joue un rôle fondamental dans l’essor économique basé sur une intensification du travail et le grand commerce colonial, loin de l’image de nobles vivant de leurs privilièges, dépassés par une bourgeoisie commerçante et industrielle en plein expansion. À Saint-Mars-la-Jaille, les Ferron de la Ferronnays sont déjà des grands propriétaires terriens essayant de rationaliser au maximum leurs exploitations, mais avec la nomination d’Étienne-Louis Ferron de La Ferronnays, commandant en second de Saint-Domingue, la colonie la plus riche du monde à ce moment, la famille connaît une expansion phénoménale de sa capacité à augmenter ses revenus et soutenir son train de vie.

Le mariage célébré en 1772 entre Étienne-Louis et Marie Elisabeth Thimothée Binau, fille d’un militaire et propriétaire terrien de Léogane, permet au mari de régler ses importantes dettes et de mettre la main sur plusieurs propriétés qu’il administre au nom de son épouse. Cette bonne fortune lui permet d’acquérir la propriété de Cul-de-Sac en 1773. Ce mariage entre une famille de bonne noblesse installée en France et une famille plus modeste, mais implantée depuis deux générations à Saint-Domingue, est courant à l’époque. Ce fait massif permet aux planteurs de Saint-Domingue de rappeler à Louis XVI en 1788 que sa cour est devenue créole. Un chapitre entier est consacré à la relation difficile entre les deux époux, où s’entremêlent questions d’honneur conjugal et familial, patrimoines, rencontres et oppositions entre la culture créole et celle de la France.

Avec l’achat de Cul-de-Sac, c’est une autre famille qui entre en scène, les Corbier, qui pendant plus de quarante ans servent les intérêts d’Étienne-Louis rentré en France. Né en 1734, au service de la famille de son maître depuis plusieurs années quand il arrive à Saint-Domingue, Jean-Baptiste est non seulement un fidèle gérant d’habitation rendant compte régulièrement à son maître des heurs et malheurs de l’habitation, mais il n’hésite pas à franchir la barrière du simple service, en particulier quand il s’agit de rendre compte de l’attitude scandaleuse de l’épouse de son maître. Par ailleurs, il profite de ses revenus pour acquérir lui aussi une petite habitation à proximité, entrant ainsi pleinement dans la catégorie des propriétaires blancs. Son fils, Pierre-Jacques, lui succède comme gérant en 1783 et continue à entretenir le lien entre les deux familles. Cette correspondance ininterrompue pendant près de cinquante est la source principale du livre.

Méthode et férocité

En se penchant sur le fonctionnement d’une grande habitation sucrière esclavagiste de Saint-Domingue, nous regardons le moteur de l’expansion capitaliste du XVIIIe siècle. Il s’agit de montrer les relations humaines et capitalistes qui se nouent en un tel lieu et de reprendre les travaux pionniers de Gabriel Debien (1906-1990), spécialiste des Antilles françaises aux XVIIe et XVIIIe siècle, et Philipp D. Curtin (1922-2009), auteur de la première estimation scientifique du nombre d’Africains déportés entre l’Afrique et l’Amérique.

Entre 1697 et 1804, la France possède avec Saint-Domingue une formidable source de richesse, qui produit à la veille de la Révolution française autant de sucre que toutes les colonies anglaises des Caraïbes réunies et 60 % du café consommé en Europe. L’exploitation de cette richesse se fait dans un cadre mental qui est encore celui de la propriété familiale et seigneuriale, mais soumise aux aléas propres au commerce à grande distance.

Au long des différents chapitres, tous structurés par un couple de notion, « Province et colonie », « Culture et révolution », les différentes échelles qui influent sur l’existence de ce système qu’est la grande habitation sucrière se mêlent. Le complexe réseau d’irrigation mis en place dans la plaine de Cul-de-Sac impose une gestion collective, pour compenser l’irrégularité des précipitations, et nécessite une présence forte de l’État colonial, pour éviter les détournements et vols d’eau. Les conséquences des conflits qui secouent la région, en particulier la Guerre d’indépendance américaine (1775-1783) sur la vie des habitations, est terrible. En coupant Saint-Domingue des routes du commerce, ils empêchent l’exportation du sucre comme l’importation de nourriture pour les travailleurs esclavagisés.

En recentrant le regard sur l’habitation, on le focalise davantage sur l’esclavage. Une grande partie de la prospérité de la France moderne repose sur le grand commerce colonial et l’exploitation systématique et féroce des Africains déportés et mis en servitude. Les lettres des Corbier sont éclairantes, car le langage de la sensibilité et de la vertu, si caractéristique des Lumières, est omniprésent dans leur discours, et ils se perçoivent comme de bons maîtres. Comme l’écrit le père :

« Le plus dangereux de tout, pour conduire des esclaves, où la prudence doit marcher d’un pas égal avec la justice ; demander des vertus dans un esclave, c’est une erreur grossière, il ne peut en avoir que relativement à son maître ; il faut qu’il ait pour lui e respect qu’inspire la crainte ; pour obtenir ce sentiment, il faut être juste et surtout le paraître. »

Cette apparence de bonté et de justice n’est cependant orientée que vers le développement de la production des habitations et de la richesse des planteurs.

Le contrôle des maîtres sur les travailleurs esclavagisés s’immisce jusqu’au plus intime de leur vie. Le contrôle de la population esclavagisée présente sur les habitations, et donc de la fécondité des esclaves, est un des piliers de la prospérité des habitations. Au-delà des simples besoins économiques, l’utilisation du corps des femmes noires comme instrument de la régulation des besoins des hommes est généralisé. Ainsi, Corbier père monte toute une mise en scène pour faire s’accoupler son fils avec une jeune blanchisseuse noire esclavagisée et éviter ainsi pour son héritier la fréquentation des prostituées mulâtresses, dont la sensualité risquerait d’exacerber les sens et de ruiner sa fortune.

Un Cul-de-Sac colonial

Paul Cheney montre la fragilité du système de l’habitation coloniale, soumise aux aléas traditionnels des cultures de cette époque, auxquels s’ajoutent les difficultés du grand commerce colonial, où la distance entre la zone de production et la zone de consommation augmente les profits, mais aussi les risques. Ces difficultés sont renforcées pour la colonie de Saint-Domingue par le choix de la monoculture sucrière, qui oblige à l’importation permanente de vivres et de travailleurs esclavagisés et déportés d’Afrique. Tout cela explique la violence permanente pour maintenir les travailleurs esclavagisés et les gens de couleur en situation de domination, et le maintien d’un ordre racial de plus en plus strict, qui entre en contradiction avec la croissance de la population des Libres de couleur, dont les planteurs blancs craignent en permanence qu’ils s’allient avec les Noirs esclavagisés.

La violence inhérente à l’ordre social domingois se révèle sans fard dans la correspondance étudiée par Paul Cheney, quand, à la suite de la libération des esclavagisés, Corbier fils essaye de relancer l’exploitation avec des travailleurs affranchis. Malgré le règlement du travail mis en place par Toussaint Louverture, il écrit qu’il faut un : « code de loi pour les Noirs beaucoup plus sévère que celui qui existait avant la révolution ; autrefois c’était des bêtes, actuellement ce sont des animaux féroces qu’il faut contenir par des verges de fer ». Les mots sont clairs et les principes sentimentaux du début oubliés.

Face à cette violence latente, l’explosion de la révolte des esclavagisés, puis la Révolution et l’indépendance haïtienne, sont décrites du point de vue des grands propriétaires sucriers. Paul Cheney montre les éléments de continuité entre ces anciens propriétaires et les nouveaux membres de l’élite haïtienne qui leur succèdent, en particulier dans le rêve de reconstruire la prospérité perdue de la Perle des Antilles, en maintenant les grandes habitations sucrières. Mais en la privant de son pilier esclavagiste, cette tentative était vouée à un échec cuisant, dont Haïti ne semble pas finir de payer le prix.

Enfin, l’ouvrage éclaire à partir du cas des Ferron de la Ferronays et des Corbier la question de l’indemnité payée par Haïti à la France en 1825 pour acheter la reconnaissance de son indépendance. Officiellement, il s’agissait pour les anciens maîtres de recevoir le prix de leurs propriétés, terres et hommes, perdues à la suite de l’indépendance d’Haïti. Cela permet aussi à Charles X de récompenser à moindre frais des fidèles, comme les Ferron de la Ferronnays, qui l’ont suivi pendant les vingt-cinq ans d’exil. Mais cette indemnité, en plus de l’aggravation des conditions économiques haïtiennes, est du point de vue des anciens propriétaires l’occasion de procès et de chicanes sur leurs propriétés respectives.

En faisant le choix de faire de larges citations de la correspondance entre les Corbier et les Ferron de la Ferronays, Paul Cheney nous offre une étude très vivante sur Saint-Domingue et la société coloniale et esclavagiste. En élargissant la focale, il permet de comprendre les tensions de cet ensemble complexe qu’est l’habitation, et surtout le lien particulièrement fort entre la France moderne et ce qui était sa colonie la plus profitable. Il faut espérer qu’un livre aussi plaisamment écrit contribue à la relance des études sur Saint-Domingue, dont la connaissance fine ne peut qu’aider les Français à comprendre leur propre passé, et donc leur présent.