La question du voile, avant de devenir une problématique occidentale, émerge dans les pays musulmans dès la fin du XIXe siècle.

S’il est un vêtement susceptible de se parer de significations plurielles, c’est bien le voile, parfois appelé « foulard », autrement dit un vêtement souple qui couvre la partie la plus noble du corps humain : la tête. Que cet accessoire vestimentaire, héritage de l’antiquité païenne, se retrouve de nos jours, tant dans les pays occidentaux qu’en terre musulmane, au cœur de débats intenses et clivants, ne doit pas conduire à occulter sa dimension historique et géographique.

C’est précisément dans cette perspective qu’Oissila Saaidia, historienne membre du LARHRA (CNRS) et de l’ISERL (Institut supérieur d’étude des religions et de la laïcité), se propose d’évoquer, dans son ouvrage intitulé Les voiles « islamiques » dans les sociétés musulmanes et européennes. Histoire d’un débat (XIXe-XXIe siècle), l’histoire de cet objet vestimentaire, à travers « une analyse qui repense à la fois la chronologie et la géographie ».

A la suite de nombreux écrits consacrés à ce thème   , l’autrice entend aborder la question « sous un angle nouveau », c’est-à-dire « celui de l’histoire du voile, mot utilisé entre la fin du XIXe et les années 1980, devenu foulard islamique dans les années 1990 jusqu’au début des années 2000, puis redevenu voile islamique et entré en concurrence, entre 2009-2011 avec le niqab et la burqa ». On mesure ici la nature de l’approche envisagée par Oissila Saaidia : celle d’une étude exclusivement historique, affranchie de toute perspective morale, législative ou culturelle. 

Naissance de la question du voile dans l’Orient du XIXe siècle 

Après avoir mentionné dans un chapitre liminaire les textes religieux du Nouveau Testament   et du Coran   qui évoquent le voile, l’historienne souligne sans surprise la complexité d’une interprétation exposée au risque de l’instrumentalisation et à la difficulté, dans le cas du Coran, de circonscrire au plus près la signification des termes de l’arabe du VIIe siècle. Que le voile pose question, dès la fin du XIXe siècle, dans le monde musulman permet d’inscrire l’analyse dans une dimension apparemment non européanisée.

C’est en effet en Egypte que certains penseurs réformateurs, comme Qasim Amin dans ses deux livres La Libération de la femme (1899) et La nouvelle femme (1900), abordent le thème du dévoilement de la femme, ce qui conduira par exemple Houda Sha’rawi, une des femmes de la délégation égyptienne, à apparaître dévoilée à sa descente du train au Caire en 1923 (puisqu’elle ne porte pas le voile lors de ses séjours en Europe). Parallèlement, en Tunisie, d’autres intellectuels, tels Abdelaziz Thaalbi   et Tahar Haddad   , revendiquent le dévoilement des femmes au nom de leur émancipation, en appuyant notamment leur démonstration sur des versets coraniques et des hadiths. Bien évidemment, ces perspectives émancipatrices ne prennent tout leur sens qu’à la lumière de la colonisation française.

Un mouvement d’oscillation entre voilement et dévoilement dans les pays musulmans

Ce n’est qu’au début du XXe siècle, dans le prolongement de cette dynamique, que la Turquie de Mustafa Kemal, dans une perspective laïque et émancipatrice ainsi que l’Iran autocratique de Reza Shah, dans une perspective moderniste, invitent à un dévoilement progressif des femmes. Reste que cet ample mouvement de dévoilement se heurte rapidement à des résistances, d’abord avec l’émergence des Frères Musulmans en Egypte à la fin des années 1920, puis à la fin des années 70, avec la Révolution iranienne qui impose aux femmes le port du hijab, symbole de la République islamique et d’obéissance aux lois de l’islam.

Ce mouvement d’oscillation permanente entre voilement et dévoilement trouve une nouvelle illustration dans la Turquie des années 1980, cette fois-ci à l’initiative de certaines femmes scolarisées et instruites, qui tentent de ressaisir, à travers l’accessoire vestimentaire du voile, ce qui leur semble être l’esprit de l’islam et de résister aux excès de la modernité occidentale. Il en va de même en Tunisie, au début des années 2000, où le retour au voile (celui-ci n’est plus interdit en Tunisie depuis 2011) pour certaines femmes doit être corrélé à la revendication de nouveaux droits dans l’espace public.

L’enjeu du débat autour du voile en Europe : l’espace public 

C’est précisément cette notion d’espace public qui, aux yeux de l’historienne, constitue l’enjeu du débat relatif au voile islamique dans les sociétés européennes et notamment dans la société française. Comprenons que si la France, puissance coloniale majeure à la fin du XIXe siècle, a côtoyé le voile islamique dès cette époque, c’est véritablement à la fin des années 80 qu’il revêt une certaine visibilité dans l’espace public, puisque les musulmans ne sont plus présents dans les seuls usines ou foyers de travailleurs mais aussi dans les écoles, les lieux de culte ou encore les commerces hallal.

C’est d’ailleurs à la lumière de la sphère scolaire que le débat autour du voile connaîtra une nouvelle étape dans les années 2000 avec, entre autres, la mise en place de la Commission Stasi et du vote de la loi de 2004, susceptible de réaffirmer avec force les principes laïques et neutres de l’école républicaine. Dans le prolongement de cette loi sera votée en 2010 une loi dite d’interdiction de la dissimulation du visage dans l’espace public.

On mesure ici la façon dont la gestion législative de la question du voile conduit à redéfinir ou à réaffirmer les fondements mêmes de la République   , alors que dans le même temps, les entreprises privées, non soumises à une loi concernant l’espace public, sont invitées à articuler au mieux liberté individuelle (affranchie en grande partie du principe de la laïcité) et nécessité du bon fonctionnement  de l’entreprise. 

Les dimensions sociologique et psychologique du voilement 

Par-delà le cadre purement législatif, Oissila Saaidia interroge, d’un point de vue sociologique et psychologique, la signification du voilement car « le voile en dit aussi long sur celles qui le portent que sur ceux qui les regardent car il agit comme un miroir ». Elle met ainsi en lumière un rapport au voilement/dévoilement en pleine mutation depuis le XXIe siècle : si le voile pouvait être appréhendé au XXe siècle à travers l’opposition entre modernistes et islamistes, entre libération de la femme et asservissement religieux, le siècle en cours laisse émerger de nouvelles problématiques qui voient parfois certaines femmes voilées revendiquer l’égalité homme/femme tout en affirmant avec force une foi intériorisée.

S’appuyant sur les travaux de certaines sociologues   , l’historienne tente de démontrer que « la causalité entre voilement et adhésion à l’islam politique est, de nos jours, loin d’être évidente, aussi bien en France que dans de nombreux pays du monde musulman ». D’où la nécessité, selon elle, « de ne pas réduire les femmes qui portent le voile à leur seule appartenance religieuse »   .

Une analyse focalisée sur la France et quatre pays musulmans

S’ébauchent ainsi, en guise de conclusion, de nouvelles perspectives de réflexion qui dépassent le cadre strictement historique et géographique que s’était fixé l’autrice dans son introduction générale. Il convient d’ailleurs ici de questionner l’originalité propre de la nouvelle approche proposée par Oissila Saaidia. Si celle-ci arrime la question du voile à l’Orient de la fin du XIXe siècle pour en souligner « les origines hors des frontières métropolitaines », elle ne parvient pas réellement, nous semble-t-il, comme le suggère pourtant le titre du livre (Les voiles « islamiques » dans les sociétés musulmanes et européennes   ), à affranchir son analyse du cadre strictement hexagonal. Un des quatre chapitres du livre ne s’intitule-t-il pas d'ailleurs : « Le voile "islamique" : une passion française ? »?

C’est ainsi que les quatre pays musulmans faisant l’objet d’amples développements concernant le voile entretiennent tous un lien intime avec la France. Certes, et l’historienne le précise, l’Egypte, la Turquie, la Tunisie et l’Iran contribuent à dessiner avec force les contours de la question du voile, mais on aurait probablement souhaité découvrir les significations du voilement en terre musulmane asiatique   , notamment en Indonésie   , afin de mieux percevoir les enjeux propres du voilement en Europe qu’on pourrait questionner de la façon suivante : comment combiner l’islam et la nationalité française, italienne, espagnole... ? Comment ne pas réduire le voilement à sa valeur personnelle en l’opposant à l’universalisme de la République ? Comment accepter le voilement comme une partie de l’identité féminine sans renoncer à la liberté républicaine ?

Vers une perspective philosophique du voilement ?

La question de l’altérité, objet de l’ultime chapitre du livre, ouvre des perspectives davantage philosophiques qu’historiques ou géographiques susceptibles d’irriguer favorablement de nouvelles réflexions sur le voilement : à l’aune notamment de l’héritage antique païen   pourrait être soulignée la façon dont les trois monothéismes se sont approprié la thématique du voile sans pour autant réduire au silence sa dimension proprement ontologique.

Finalement, le présent ouvrage, complété par quelques annexes   , permet de comprendre que la question du voile, à partir du XIXe siècle, « a été un enjeu propre aux sociétés musulmanes avant d’être une problématique occidentale ». Il met également en lumière une dynamique en pleine mutation qui dépasse, en ce début de XXIe siècle,  la dimension proprement religieuse.