Marie-Christine Lemardeley Cunci propose une édition très riche de quatre romans de Steinbeck, prix Nobel en 1962. Cʼest lʼoccasion de redécouvrir ces livres d’une troublante actualité.

L’introduction très informée de ce volume nous apprend que, selon la formule de son biographe Jackson Benson, Steinbeck est « l’auteur préféré que nous adorons haïr ». C’est sans doute pour cette raison qu’il entre si tard dans la prestigieuse collection de « La Pléiade » : « S’il est désormais considéré comme l’un des grands romanciers américains, il ne jouit toujours pas en Europe de la reconnaissance accordée à William Faulkner ou à Ernest Hemingway, lauréats du prix Nobel de littérature avant lui. » C’est même après Philip Roth qu’il connaît cette consécration.

Un hommage et une réparation

Malgré ses nombreux best-sellers, Steinbeck n’eut pas une carrière littéraire à la hauteur de son succès public. Il fut soupçonné de communisme, car il mit en scène la violence sociale exacerbée par le krach de 1929. Dans la notice passionnante de Des souris et des hommes, la romancière Jakuta Alikavanovic fait le point sur la censure dont a été et est encore victime ce roman :

« À partir des années 1990, à la question de la bienséance et du blasphème vient s’ajouter, de façon plus régulière, celle des insultes à caractère raciste […]. Ce sont toujours ces deux motifs qui prévalent chez les partisans du retrait de l’ouvrage, qui aura cependant aussi été attaqué pour “l’attitude anti-business de l’auteur”, vraisemblablement en raison de la critique des grands propriétaires de ranchs qui exploitent les journaliers (dans le Tennessee, en 1989) et de ses préjugés “morbides et dépressifs” (en Alabama, en 1992). »

L’édition savante de quatre chefs-d’œuvre

Ce volume contient ce qu’on a appelé « la trilogie du travail ». En un combat douteux (1936) traite de la grève des ramasseurs de fruits contre les propriétaires terriens. Des souris et des hommes (1937) dénonce les illusions du rêve américain de la propriété à travers l’histoire de Lennie, un idiot qui ne contrôle pas sa force. Le titre est un emprunt à un vers de Robert Burns, poète écossais du XVIIIe siècle et pionnier du romantisme : « Les plans les mieux combinés des souris et des hommes / Tournent souvent de travers. » Les Raisins de la colère (1939) est un roman qui relate l’odyssée de la famille Joad, migrants de l’Oklahoma, dépossédés de leur ferme qui ne leur permet plus de vivre et partis en Californie pour se louer comme ouvriers agricoles. Le récit de ce voyage est entrecoupé de chapitres intercalaires. Ce roman est proposé dans la nouvelle traduction de Charles Recoursé.

Les analyses écologiques, économiques et sociales de Steinbeck, et ses personnages, laissés-pour-compte du rêve américain, marqués au fer rouge de la Grande Dépression, entrent en résonance avec notre actualité. Le romancier fait aussi le choix de dialogues marqués par un parler populaire parfois très cru qui a pu choquer ses contemporains.

Le volume se clôt par À l’est d’Eden (1952), ouvrage longuement mûri qui donne corps à l’imaginaire familial de Steinbeck : il mélange des souvenirs intimes à une fresque allégorique et historique qui nous mène de la guerre de Sécession à la Première Guerre mondiale. Le bien et le mal sʼy affrontent violemment, dans une lutte placée sous le signe de Caïn, mais le roman insiste surtout sur la faculté de l’homme à choisir son propre destin. Adaptés au cinéma par des réalisateurs aussi talentueux que John Ford ou Elia Kazan, ces romans sont devenus encore plus populaires, alors même que Steinbeck écrivait à son éditeur en janvier 1939 : « Je n’ai jamais voulu être un écrivain populaire. »

Toutes les qualités d’érudition et d’explication sont réunies pour faire de cette édition une très belle réussite, même si l’on peut éprouver une certaine gêne à lire dans cette collection si luxueuse le destin de héros misérables et écrasés par la crise et la modernité.