Dans le cadre de l'après-guerre, des femmes africaines et européennes ont noué des liens particuliers pour répondre à des enjeux multiples.

La fin de la Seconde Guerre mondiale est souvent pensée au prisme de la justice, de la reconstruction, de la décolonisation ou des indépendances. En repartant des acteurs et en l’occurrence des actrices, les historiennes et historiens peuvent pleinement saisir à quel point ces processus se mêlent et s’interpénètrent mutuellement. L’historienne Pascale Barthélémy analyse ainsi les liens qui se construisent entre des femmes africaines et françaises dans le cadre d’organisations féminines, de partis, de syndicats entre 1944 et 1962   .

Dans les programmes de terminale, la place des femmes constitue l’un des axes majeurs du thème consacré à la connaissance. Elle peut également constituer un axe de réflexion dans le cadre du thème consacré à la démocratie en première.

Nonfiction.fr : Votre livre est le fruit de votre habilitation à diriger des recherches (HDR) qui vous a amenée dans de multiples centres d'archives en France, en Europe et en Afrique. Comment ce projet est-il arrivé à maturité ?

Pascale Barthélémy : Comme souvent, un livre est le produit de continuités dans nos préoccupations de recherche mais aussi de bifurcations, d’évolutions. Au départ, dans le prolongement de mon premier ouvrage issu de ma thèse de doctorat   , je voulais travailler sur l’engagement politique des femmes d’Afrique de l’Ouest et sur leur accès à une citoyenneté juridique (le droit de suffrage et d’éligibilité), mais aussi sociale à travers leur participation à des associations, à la vie publique en général.

J’avais en effet constaté que de nombreuses sages-femmes et institutrices que j’avais interrogées pour ma thèse avaient lutté contre les autorités coloniales, aux côtés des hommes, mais aussi de façon autonome. J’ai donc consulté d’abord les archives coloniales conservées à Dakar et qui documentaient les élections, la vie politique d’une manière générale en Afrique occidentale française. C’est dans ces archives que j’ai trouvé des traces non seulement de femmes très actives politiquement (ce que certains travaux avaient déjà montré) mais qu’elles étaient en relation avec des Françaises, habitant dans les colonies ou venues de métropole, membres du Parti communiste, de la CGT, ou de collectifs comme l’Association des femmes de l’Union française (l’AFUF) dont personne n’avait entendu parler.

A partir de ces archives coloniales j’ai élargi mes recherches aux archives de la CGT à Montreuil, aux archives du PCF à Bobigny, j’ai dépouillé le Bulletin d’information de l’AFUF, et celui de la Fédération démocratique internationale des femmes, une organisation internationale souvent mentionnée dans les sources. Grâce à l’historienne Francisca De Haan, j’ai pu en savoir davantage sur cette grande organisation féminine créée en 1945 à Paris et dont les liens avec des femmes d’Afrique n’ont cessé de se développer. Cette recherche sur la FDIF m’a conduite à l’Institut d’histoire sociale d’Amsterdam. Au fil des années, je me suis rendue compte qu’une autre organisation internationale, le Conseil international des femmes, dont les archives sont cette fois à Bruxelles, était partie prenante de cette histoire, à travers sa présidente française, Marie-Hélène Lefaucheux. Ce fut donc un travail de fourmi, mené à partir des noms de femmes ou de collectifs que je croisais, et dont j’essayais de retracer l’histoire. La question de la « sororité » s’est imposée plus tard.

La sororité est un terme anglo-saxon qui désigne la solidarité entre femmes. Quelle place occupe ce concept dans votre travail et quelles sont les spécificités de la sororité en situation coloniale ?

J’ai découvert ce terme dans les années 2010, alors qu’il revenait sur le devant de la scène médiatique en France, mais aussi parce que je menais des lectures sur le Black Feminism (Féminisme noir) qui s’est développé aux États-Unis dans les années 1960-1970. J’ai aussi été frappée par l’emploi du mot « sœur » dans les archives que je consultais, par des Françaises qui parlaient de leurs « sœurs africaines », mais aussi par des Africaines qui faisaient appel à leurs « sœurs » de France pour les aider dans leurs luttes. C’était le cas par exemple des Ivoiriennes, en 1949-1950.

La thèse de philosophie de Bérangère Kolly La sororité, une société sans société : modalités d’un être-politique, soutenue sous la direction de Geneviève Fraisse à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne m’a éclairée sur cette notion encore peu usuelle. Elle expliquait en effet que ce néologisme tiré de la langue anglaise par le féminisme des années du Mouvement de Libération des Femmes, n’est apparu dans le dictionnaire français qu’au début des années 1980. Elle précisait aussi que sororité ne dit pas égalité, ni identité, qu’il existe des hiérarchies entre « sœurs politiques » en lutte.

Parallèlement, les travaux sur l’histoire du genre dans les Empires étaient de plus en plus nombreux, et l’expression « global sisterhood » était employée dans un article d’Antoinette Burton sur les femmes Britanniques et Indiennes qui réclamaient ensemble le droit de vote au début du XXe siècle. Mais ces travaux restaient surtout consacrés à la première moitié du XXe siècle et à l’Empire britannique. Enfin, l’histoire des décolonisations faisait l’objet de nombreuses recherches, mais sans prendre en compte la part des femmes et du genre. Au fond, je m’intéressais de plus en plus au fil des lectures, à la question de l’universalité du féminisme occidental, aux relations entre les femmes du « Nord » (y compris du bloc de l’Est) et des Suds.

Plus je faisais de recherches et plus deux organisations s’imposaient : l’AFUF et la FDIF. Très différentes par leurs moyens et leur domaine d’intervention, fondées par des femmes marquées par la lutte contre le nazisme, ces deux structures ont affiché un même discours de solidarité entre femmes occidentales   et du « Tiers monde ». Comment la rhétorique de la sororité pouvait-elle être mise au service à la fois de l’impérialisme et de l’anticolonialisme ? Et surtout, comment documenter la place véritable des femmes des colonies et en particulier d’Afrique dans ces deux organisations ?

Il serait réducteur de résumer ces organisations féministes aux seuls combats pour la cause des femmes ou les indépendances. Vous insistez par exemple sur le positionnement dans la guerre froide, à l'image d'Eugénie Cotton. Présidente de la FDIF (Fédération internationale démocratique des femmes), elle livre une apologie du régime stalinien.

Quels sont les dénominateurs communs des mouvements étudiés ?

L’histoire que je raconte se passe dans le contexte de la guerre froide, et il ne fait pas de doute que la FDIF et le CIF, ainsi que leurs « sections » françaises, l’Union des femmes françaises pour la FDIF et l’AFUF pour le CIF (même si l’articulation entre ces collectifs n’est pas forcément officielle) essaient d’étendre leur influence en Afrique pour renforcer leur poids à l’international. Mais mon livre s’intéresse surtout à la place des femmes d’Afrique dans ces organisations qui défendent les droits des femmes : droits à l’éducation, à la formation professionnelle, à l’égalité salariale, au suffrage, à l’accès aux soins, etc.

La différence est que la FDIF dénonce les violences coloniales et la répression, tandis que l’AFUF est favorable au maintien de l’Union française (forme reconfigurée de l’Empire) mais une Union réformée accordant les mêmes droits aux colonisés et aux colonisateurs, hommes et femmes. Mais j’essaie de montrer que les Africaines, loin d’être des « cibles » inertes des ambitions occidentales ou soviétiques, utilisent ces organisations pour renforcer leurs combats localement. Il leur arrive de tisser des liens avec plusieurs organisations en même temps. Elles se montrent pragmatiques, même si leur marge de manœuvre en contexte colonial est réduite.

Vous montrez que des réseaux se tissent entre l'Afrique, la France, la Grande-Bretagne, mais aussi l'Asie. Quels sont les liens entre les Africaines et les Asiatiques au moment de Bandung, en 1955 ?

Ces liens se développent entre femmes d’Afrique et d’Asie dès 1949, lorsque la FDIF organise à Pékin la première conférence des femmes d’Afrique et d’Asie à laquelle participent quelques africaines dont la Malgache Gisèle Rabesahala et l’Ivoirienne Célestine Ouezzin-Coulibaly. L’historienne Elizabeth Armstrong doit d’ailleurs publier en avril 2023 un livre sur cette rencontre internationale qui est véritablement pionnière et dont je parle déjà dans mon propre ouvrage. Savoir ce qui s’est dit lors de ce congrès est difficile car les sources dont nous disposons sont surtout les rapports préparatoires ou finaux, les recommandations qui ont été votées. Rares sont les archives privées ou publiques qui donnent accès aux débats, aux éventuels désaccords, ou au « vécu » des femmes présentes.

Ce qui est vrai pour Pékin en 1949 l’est aussi pour toutes les grandes rencontres internationales de femmes que j’analyse dans mon livre (Congrès de Copenhague en 1953, Congrès mondial des mères de Lausanne en 1955, Conférence mondiale des travailleuses à Budapest en 1956, Congrès de Vienne en 1958, etc.). Ces moments de mobilisation se succèdent de 1949 à 1962 et continuent d’ailleurs ensuite, mais j’ai choisi de m’arrêter avec la première Conférence des femmes africaines organisée à Dar-es-Salaam (capitale de la future Tanzanie) en juillet 1962. A la fin des années 1950 en particulier, les Africaines se retrouvent très régulièrement soit dans le cadre de conférences afro-asiatiques, soit lors des congrès panafricains dominés par les hommes, soit, de plus en plus, de façon autonome, entre femmes africaines.

Vous précisez bien que le nombre de femmes politisées demeure minime et ne concerne souvent qu'une élite. Pourquoi ?

Les femmes dont je parle dans mon livre sont en effet celles qui étaient susceptibles de voyager, d’entrer en contact linguistiquement avec des femmes du reste du monde, et en Afrique elles n’étaient pas nombreuses. D’où la présence majoritaire d’anciennes élèves des écoles féminines fédérales d’AOF, sages-femmes et institutrices, qui appartiennent à une élite passée par les écoles coloniales. Mais j’ai aussi découvert des femmes présentes à l’échelle internationale avec des profils différents comme la sénégalaise Fatou Diarra, petite employée d’une usine de la banlieue de Dakar, capable d’écrire mais maladroitement, qui représente son pays à la première conférence mondiale des travailleuses organisée à Budapest (Hongrie) en juin 1956 ou encore Emilie N’Gotoum, une Camerounaise peu instruite qui se rend à Vienne en 1952.

Ce qu’il faut bien comprendre aussi c’est que les déléguées africaines dans les grands congrès internationaux ne sont que la face émergée d’un iceberg bâti sur le militantisme de dizaines de femmes engagées localement dans des partis politiques ou des associations. Les deux arènes, « nationale » et internationale, sont connectées par les voyages des militantes, les échanges d’idées, la circulation de la presse, la radio. J’ai ainsi pu retrouver à Bamako les enregistrements de certaines réunions qui se sont tenues dans la capitale du Mali entre 1959 et les années 1960 et qui ont été conservées par l’Office Radio Télévision du Mali.

Le parcours de ces femmes montre à quel point l'Afrique ne peut être comprise au seul prisme de ses relations avec les anciennes métropoles. Quelles approches vous semblent prometteuses pour continuer à creuser ce champ historiographique ?

Avec ce livre j’ai tenté de dépasser le face à face entre métropole et colonies (même si le titre met en avant « Françaises et Africaines ») pour retracer les relations que les femmes d’Afrique ont tissées avec des femmes d’autres continents, mais aussi entre elles. Dans un article à paraître en juin 2023 dans la revue CLIO, Femmes, Genre, Histoire   je prolonge cette approche transnationale en analysant, avec Sara Panata, historienne du Nigeria, les relations des femmes des colonies ouest-africaines françaises et britanniques avec la FDF, le CIF mais aussi l’Alliance internationale des femmes.

Même si les travaux sur les organisations internationales et la place qu’elles ont faite, ou non, aux femmes dites du « Tiers monde » se multiplient (je pense au récent ouvrage de Yulia Gradskova, The Women’s International Democratic Federation, the Global South and the Cold War: Defending the Rights of Women of the ‘Whole World’?, Abingdon, Routledge, 2021), il reste encore beaucoup à faire, notamment sur les années 1960, souvent délaissées au profit des années de la décennie internationale des femmes lancée en 1975 par l’ONU.

 

* Illustration; le comité de Porto-Novo de l'Association des femmes de l'Union française, Bulletin de l'AFUF, mars-avril 1948, p. 9. Copyright BNF.