Jean Starobinski explore différents thèmes des "Essais" à travers lesquels Montaigne s'efforce de saisir, par l'intermédiaire de l'écriture, les permanences et les variations du moi.

L’ouvrage que Jean Starobinski consacre à Michel de Montaigne (1533-1592) est la réédition d’un livre publié en 1982, qui rassemble plusieurs articles sur la pensée du philosophe. C’est à l’origine Maurice Merleau-Ponty qui, en 1954, avait commandé à l’auteur une étude globale sur Montaigne ; celle-ci avait été publiée dans le volume collectif Les Philosophes célèbres et avait longtemps servi de référence encyclopédique sur le sujet. Par la suite, Starobinski a poursuivi son travail et a étudié tel ou tel aspect de la pensée de Montaigne (« la conversion à la vie », par exemple, ou encore son rapport à la mort, la relation à autrui, la dénonciation du mensonge, l’amour). C’est l’ensemble constitué par ces écrits qui compose ce livre.

Mais plutôt qu’une présentation exhaustive de la pensée du philosophe, le lecteur trouvera dans ces pages une variation sur le thème qui parcourt toute son œuvre et qui présente une tonalité mélancolique : qu’advient-il lorsque nous assistons à l’effondrement de nos certitudes les plus ancrées ?

Theatrum mundi

Si cette question est récurrente dans la réflexion de Montaigne, c’est parce qu’il est contemporain de la chute de plusieurs illusions : celle qui porte sur l’ordre du monde (jusque là centré autour de la Terre), celle qui porte sur le statut de la vérité (jusque là dépendante de Dieu), celle qui porte sur les comportements humains (jusque là tenus pour universels).

Face à ces désillusions, Montaigne adopte — pour le remanier — un lieu commun de son époque, selon lequel le monde ne serait finalement qu’un vaste théâtre, dans lequel les individus jouent la comédie ; l’enjeu consiste dès lors à y trouver sa place et à jouer son véritable rôle.

Mais ce qui intéresse Starobinski dans cette perspective, c’est que Montaigne cherche moins à révéler la vérité décevante du monde, et ainsi faire tomber les masques, qu’à accueillir ce nouveau rapport au monde et à l’habiter par la pensée. Son attitude, qu’on pourrait rapprocher du rire légendaire de Démocrite face à la vanité du monde et des hommes, consiste plutôt à faire droit au sentiment sincère d’insatisfaction ou de doute qui surgit inévitablement quand tout paraît s’effondrer (l’ordre du monde comme l’ordre politique et moral).

L’auteur met ainsi en évidence le caractère central, dans la pensée de Montaigne, de la valeur de sincérité, qu’il place même au-dessus de celle de vérité. C’est elle qui sous-tend tous ses jugements, sa critique des mœurs comme sa conduite personnelle. En somme, la pensée de Montaigne témoigne du fait que les bouleversements provoqués par le décentrement de l’univers et l’éloignement de Dieu ont finalement fourni une occasion inédite d’accroître l’intimité de l’être humain avec sa condition. Et c’est cette matière nouvelle qu’explorent les Essais.

« Connais-toi toi-même »

On peut donc lire les Essais comme un effort continué de l’écrivain pour conquérir sa véracité, son authenticité. Arracher les masques et dénoncer les mécanismes du grand théâtre du monde n’a d’intérêt que si cela permet de mieux se connaître soi-même. Mais il ne faudrait pas comprendre pour autant qu’il est possible de dévoiler, derrière les apparences trompeuses, un « moi » substantiel et stable : la connaissance intérieure constitue le terme toujours fuyant d’une poursuite infinie. C’est cela que retient Starobinski : si profondément que plonge le regard du penseur, sa vérité intérieure demeure insaisissable.

Dans son exploration, le philosophe procède dès lors par antinomies : la forme de l’essai est tour à tour une révélation du moi dans sa variabilité et une recherche qui ne peut s’achever, que l’écriture poursuit indéfiniment. L’essai est littéralement une mise à l’épreuve de l’écrivain, et en particulier dans sa confrontation avec la mort — cette « essayeuse par excellence ».

L’écriture, dans le même mouvement que la vie, alterne entre concentration et dispersion du moi. Montaigne a en effet médité l’antique leçon de la philosophie : soumis aux forces extérieures, l’homme se dilapide en pure perte dans la quête de plaisirs vains et sa volonté s’exténue ; il se replie alors dans sa forteresse intérieure et découvre les joies de la pensée, coïncide avec lui-même.

Dans la bibliothèque

Dans cette visée, Montaigne éprouve le besoin de se réserver un lieu à distance du monde, d’où il puisse contempler la scène de ce théâtre en s’en faisant le spectateur plutôt que l’acteur. Ce lieu, d’après Starobinski, n’est autre que la bibliothèque. Reculée dans une tour du château, elle constitue pour Montaigne un espace personnel et privé. Lorsqu’on y pénètre, on n’appartient plus tout à fait au monde extérieur et on s’excepte pour un temps du jeu social et des intrigues trompeuses qui s’y déroulent.

Cette conception de la bibliothèque comme lieu hors du monde, dans lequel toute l’époque et la société se réfractent, a été mise en lumière récemment par Marc Fumaroli, dans son ouvrage Dans ma bibliothèque (Paris, Gallimard-Tel, 2023). Ce dernier analyse le rapport intime d’un écrivain aux bibliothèques qu’il fréquente au cours de sa vie, et bien sûr aux ouvrages qui les composent, puisque chacun donne au lecteur une perspective singulière sur le monde. Starobinski applique d’une certaine manière cette réflexion au cas de Montaigne, chez qui l’écriture est toujours imprégnée de lecture.

Le philosophe ne cherche pas tant, dans les livres du passé, des modèles de vie ou des références. Certes, il est toujours possible de tirer des leçons à partir des exemples anciens (bénéfiques ou désastreux) que la tradition a conservés. Mais, du point de vue de Montaigne, aucune conduite humaine ne peut être érigée en modèle et n’appelle l’imitation — ne serait-ce que parce que les circonstances de l’action sont toujours changeantes. Ce que le philosophe recherche dans les témoignages du passé, c’est plutôt la multitude des anecdotes qui suscitent la curiosité.

Le rapport à l’écriture

Le retrait du penseur dans sa bibliothèque est, en retour, une condition de possibilité de l’écriture : la solitude ressentie entre ces murs produit la mélancolie, et cette dernière est elle-même à l’origine de l’inspiration et du génie qui s’expriment à travers l’écriture — quand elle ne crée pas davantage de lassitude et d’abattement.

Chez Montaigne, la lecture et l’écriture sont les deux faces d’un même geste philosophique, qui s’efforce de relier le moi et le monde, l’intérieur et l’extérieur. Grâce à la lecture des livres des autres, le lecteur fait l’expérience de l’altérité, du décentrement et donc de la dispersion ; en tant qu’auteur, ensuite, il retrouve une forme d’unité et de concentration de soi. L’écriture permet en ce sens de poser une identité qui maintienne la différence, la variation, la dissemblance.

En somme, c’est dans le discours que s’établit l’unité du moi ; c’est à travers l’écriture que se rassemble le divers. Bien plus, l’unité qui est tracée par l’écriture s’affirme et se renforce au fur et à mesure de son déploiement, sans jamais épuiser totalement la variation. L’auteur habite le présent de son écriture et épouse parfaitement ses formes. Ainsi, Starobinski montre que les Essais constituent en eux-mêmes un monument érigé par et pour leur auteur : ce sont eux qui, au fil des pages, ont façonné sa personnalité et assurent sa pérennité à travers le temps.

L'amitié

Starobinski analyse selon ce même prisme l’entrecroisement des regards et la diffraction du moi qu’a expérimenté Montaigne dans son amitié avec La Boétie. Après la mort de ce dernier, le philosophe a trouvé dans l’écriture le moyen de garder vivant le souvenir de son ami disparu. Le Discours de la servitude volontaire, placé au cœur des Essais, agit sur les textes qui l’entourent comme une lumière qui, du fond de la mort, fait rayonner la moitié de lui-même dont Montaigne se sent amputé.

L’expérience de l’altérité, de la dualité qui caractérise la relation d’amitié est préservée dans l’écriture grâce à ce regard d’outre-tombe, ce témoin permanent que Montaigne a conservé, intériorisé et qui reconfigure son expérience au fur et à mesure qu’il s'écrit. Starobinski en résume ainsi les enjeux : « l’acte d’écrire a pour fonction de faire part à deux avec l’ami disparu, afin de transmettre vivante l’image d’un auteur qui, lui-même, n’aura bientôt à présenter aux autres que son propre livre offert à la postérité ».