Cette conversation, éclairée par un solide appareil critique, souligne la complicité féministe et générationnelle entre deux femmes transclasses.

Annie Ernaux, née en 1940, est prix Nobel de littérature, et qualifie son œuvre d’« auto-socio-biographique ». Rose-Marie Lagrave, née en 1944, est directrice d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) et a publié de nombreux travaux sociologiques sur les villages ruraux, la question du genre ou la notion de transfuge social. Elle a révélé une partie de sa vie en 2021 dans Se ressaisir. Enquête autobiographique d’une transfuge de classe féministe. Les deux intellectuelles se lisent depuis les années 1970, et se sont rencontrées pour la première fois au colloque « Littérature et sciences sociales » organisé à l’ENS en janvier 2001.

Aux frontières de la littérature et de la sociologie

Dans ce dialogue passionnant, elles reviennent sur leurs parcours marqués par une grande proximité : elles sont issues l’une et l’autre d’un milieu rural normand ; elles ont l’expérience du mariage, de la maternité et du divorce, et un très fort engagement féministe ; elles interrogent les intersections entre la classe et le genre et la question de la mobilité sociale, dans la notion de transfuge, à laquelle elles préfèrent le mot « transclasse ». C’est ainsi qu’Annie Ernaux explique :

« Je ne connaissais pas le terme “transfuge de classe” lorsque j’ai écrit Les Armoires vides en 1974. C’est seulement dix ans plus tard, à la sortie de La Place, que, un chercheur à l’Institut national de la recherche agronomique (aujourd’hui INRAE) m’ayant passé une conférence de Claude Grignon, j’ai découvert l’expression et ce qu’elle recouvrait. Elle me convenait tout à fait. J’ai donc pris l’habitude de l’utiliser, mais presque toujours en ajoutant que si le transfuge en temps de guerre trahit volontairement, ce n’était pas mon cas. Il y a dans le terme de transfuge l’idée d’une décision et d’un dessein poursuivi lucidement, opiniâtrement même. C’est un mot qui ne fait pas droit ni au temps ni aux influences. Ni, ce qui est le plus important, aux hiérarchies sociales et culturelles. Si la société, l’école, nous disent que parler de telle manière, lire tel livre est bien et que l’on se détache peu à peu ainsi des goûts et des manières de son milieu familial, est-ce que l’on peut appeler cela être traître volontairement ? Non. Le terme “transclasse” est sans doute plus juste. Cela dit je ne peux pas faire l’impasse sur le sentiment de trahison que j’ai longtemps éprouvé. Je l’éprouve moins aujourd’hui. Pourquoi ? Parce que j’écris. C’était le vœu de ma jeunesse, “j’écrirai pour venger ma race !” Encore fallait-il que le contenu et la forme des livres ne s’éloignent pas de ce but. Que l’écriture transmette l’expérience du premier monde, de la façon la plus directe possible. Il se trouve que mes livres ont rencontré d’autres consciences, ont permis l’émergence de choses enfouies ou indicibles. S’il y a trahison, c’est ainsi, en écrivant, que je la rachète… »

Rose-Marie Lagrave, pour sa part, n’a « jamais eu l’impression d’avoir trahi [s]a classe », comme elle l’explique :

« je n’en suis pas totalement sortie ; elle m’habite encore par toutes sortes d’adhérences. En outre, mon insertion dans le Centre de sociologie rurale de l’EHESS m’a contrainte à revisiter le monde rural auquel je voulais échapper. […] Mes engagements et convictions politiques m’ont également préservée de ce sentiment de trahison. À partir du moment où j’ai participé à des luttes en faveur des classes subalternes, il m’a semblé que je rachetais ma trahison de classe, si trahison il y a, que je payais ma dette à l’égard du milieu rural que j’avais quitté. Cela suppose de ne pas se laisser prendre par les hauteurs de vue qui sont des hauteurs de classe de la bourgeoisie, à laquelle maintenant j’appartiens objectivement, et dont je récuse les valeurs et les comportements. »

Une conversation effervescente et enrichissante

On apprend beaucoup, à la lecture de ces échanges, sur le travail d’enseignante qui a été celui d’Annie Ernaux jusqu’à sa retraite, et dont elle n’a jamais beaucoup parlé :

« J’ai cherché à sortir d’une représentation élitiste de la littérature, à former des gens qui n’arriveraient pas devant leurs classes avec la seule idée qu’ils avaient des chefs-d’œuvre à transmettre, mais avec celle de rendre des textes vivants, actifs, auprès de tou.te.s les élèves, ce qui suppose de mesurer la distance qui en sépare certain.e.s. […] La réussite, en littérature, elle ne dépend pas de soi. Garder mon métier de prof, faire même toute une carrière de prof, certes facilitée par le fait de télé-enseigner, c’était pour ne pas être obligée d’écrire un livre tous les ans, de compter sur le succès, et souvent, comme beaucoup d’auteurs et d’autrices, de chercher des revenus dans des travaux d’écriture plus contraignants que l’enseignement. Celui-ci m’a permis de conserver la partie la plus importante, la plus pure peut-être, à l’écart du matériel. C’est une vision certainement très idéaliste de la littérature, mais je mets par-dessus tout la recherche de la forme, la liberté du contenu. »

Les deux intellectuelles évoquent également les livres qui les ont formées et guidées dans leur chemin d’émancipation. Elles parlent aussi avec une grande lucidité et une grande liberté du vieillissement, notamment Rose-Marie Lagrave :

« Dans une logique féministe ou tout simplement humaine, j’entends décider du moment de ma mort. Nous avons lutté pour le droit à l’IVG, continuons le combat pour obtenir le droit à l’IVV, l’interruption volontaire de vieillesse [selon une formule de Pierre Desproges en 1983] […]. Décider ou non de faire vivre et décider ou non de mourir dignement s’inscrivent dans la même revendication d’une liberté citoyenne et responsable sur mon corps qui désormais donne des signes de décrépitude. Tu vois, je sors de mes gonds, comme si, au fil de notre conversation, tu m’avais inoculé le goût de l’intime, comme si tu avais fait craquer ma carapace sociologique. Tes livres avaient déjà commencé à jeter un trouble, mais à présent me voilà persuadée qu’il faut m’emparer des affects, fouiller ma mémoire et oser écrire quoi qu’il en coûte. Et tu m’as refilé en douce cette certitude, non en faisant ta pédagogue, mais par le seul miracle de l’échange amical. »

Loin de la froideur excluante ou de la complaisance de l’entre-soi, cette conversation est pleine de références, d’incitations pour le lecteur à se penser dans l’histoire et dans la société pour conquérir et affirmer sa liberté, s’il est vrai que « les sciences sociales peuvent changer la vie. »