Les deux guerres mondiales demeurent des thématiques à l'historiographie particulièrement vive. Julie Le Gac et Nicolas Patin proposent une synthèse qui revient sur ces enjeux.

Peut-on encore renouveler l’écriture des années 1914-1945, alors que les deux conflits mondiaux occupent une place centrale dans les commémorations et dans le monde de l’édition, et qu'ils restent au cœur des programmes de l’enseignement secondaire ? C’est à ce défi, pour le moins complexe, que s’attellent Julie Le Gac et Nicolas Patin. Dans un ouvrage s’appuyant sur les renouvellements de l’historiographie européenne, ils proposent un travail qui met en avant le ressenti des populations, les sorties de guerres ou encore la perception du deuil.

L’étude des deux guerres mondiales est au cœur des programmes d’histoire du Lycée, mais elle est aussi insérée dans le programme de spécialité pour comprendre l’évolution des conflits, de la guerre de Sept Ans (1756-1763) aux guerres irrégulières. La période 1914-1945 illustre la massification des moyens employés au service de la guerre et l'accroissement de la violence sur le long terme.

 

Nonfiction.fr : Vous consacrez votre dernier ouvrage à la période 1914-1945. Ce moment charnière occupe une place prépondérante parmi les travaux scientifiques et conserve une dimension sociale particulière par le biais des commémorations. Baptisée « nouvelle guerre de Trente Ans » ou encore « guerre civile européenne », elle représente un champ historiographique particulièrement prolifique, mais aussi conflictuel. Comment est né ce projet d’écriture à quatre mains ?

Julie le Gac et Nicolas Patin : En janvier 2019, via le président de l’Association des historiens contemporanéistes de l'enseignement supérieur et de la recherche (AHCESR) de l’époque, Clément Thibaud, Armand Colin a manifesté son envie de trouver des auteurs pour écrire un manuel « Portail » sur les deux guerres mondiales. Tous les deux, nous avons proposé un projet, qui a suffisamment attiré l’attention pour être transféré dans la nouvelle collection « Mnémosya » de la maison d’édition. De ce fait, alors que nous nous étions engagés à écrire un manuel universitaire, le projet évoluait clairement vers une synthèse, un essai, qui devait également parler au grand public. C’est toute la tension intéressante de cette nouvelle collection. Nous nous sommes alors mis au travail – un travail qui a été très durablement affecté par la crise du Covid-19 et les confinements successifs. Nicolas s’est chargé de la première partie sur 1914-1918 et Julie de la Seconde Guerre mondiale, en fonction des domaines de spécialité de chacun. Nous avons dialogué sur le plan, certains choix d’écriture, nous nous sommes relus et nous avons rédigé la partie sur l’entre-deux-guerres à deux.

Au-delà du projet proposé par l’éditeur, il nous est apparu stimulant d’essayer de proposer, au terme des commémorations du Centenaire de la Grande Guerre et alors que les publications sur la Seconde Guerre mondiale ne semblent jamais tarir, une synthèse qui serait à la fois un outil de travail pour les étudiants et les étudiantes, mais aussi un récit à vocation plus large, proposant quelques pistes de réflexion. Dans ce travail de synthèse, nous avons essayé, d’un côté, de trouver un équilibre entre un cadre chronologique et politique attendu et indispensable pour saisir une succession d’événements pour le moins complexe, et, d’un autre côté, de proposer un certain nombre de décalages, en se posant par exemple toujours la question du rôle des femmes, au front comme à l’arrière, ou en se départant d’un regard trop centré sur l’Europe.

Vous insistez en introduction sur le paradoxe de cette période entre, d’un côté, une surexposition des deux conflits mondiaux (notamment avec des allégories plus ou moins pertinentes lors de la crise de Covid et durant la guerre en Ukraine), et d’un autre côté, l’oubli progressif de ces trois décennies. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

Cet oubli et cette surexposition ne sont opposés qu’en surface. Ils cheminent en réalité de concert. En effet, d’un côté, tout simplement avec le temps qui passe, les « Grandes guerres » s’éloignent. Le dernier poilu français de 1914-1918, Lazare Ponticelli, est mort le 12 mars 2008. Pour 1939-1945, les derniers témoins de l’époque s’éteignent, petit à petit. Si les conflits liés à la décolonisation - qu’il s’agisse de la guerre d’Indochine et de la guerre d’Algérie dans le cas de la France, de la guerre du Vietnam dans le cas des États-Unis, ou des conflits au Kenya ou en Malaisie dans le cas britannique - sont au cœur d’enjeux mémoriels particulièrement sensibles, eu égard aux violences perpétrées, ceux-ci, souvent rejetés comme des « sales guerres », divisent bien plus qu’ils ne rassemblent. Qui plus est, l’expérience même des combats et du monde militaire a largement disparu des sociétés européennes : le service militaire obligatoire a été supprimé dans de nombreux pays. Les engagements contemporains des armées européennes, dans le cadre d’opérations extérieures, reposent désormais sur l’effort des armées de métier. Ces phénomènes nous rendent la compréhension des guerres plus difficiles.

Cela a pu aboutir à ce qu’une nouvelle génération d’historiennes et d’historiens, au fil des années 1990, commencent à s’interroger sur des objets qui étaient des évidences pour leurs aînés : comment les soldats, face aux déluges de mort et d’acier des guerres mondiales, avaient tenu ? Ces interrogations n’étaient d’ailleurs pas détachées d’une certaine stupeur face aux guerres en Yougoslavie. Cette question a passionné les chercheurs et le grand public pendant des années, car, dans le même temps que les guerres s’éloignent de l’expérience quotidienne, 1914-1918 et 1939-1945 restent, par un effet d’érosion mémorielle différentielle, pourrait-on dire, les « dernières catastrophes récentes », pour paraphraser Henry Rousso. L’ampleur des destructions de ce suicide européen, la centralité des génocides en font une période qui ne cessent d’interroger, ne serait-ce que pour comprendre comment de telles atrocités ont été possibles. Concilier l’image de notre continent comme inventeur des Lumières devenu, par la suite, cœur des « ténèbres », selon l’expression de Marc Mazower, est un défi sans cesse renouvelé. En somme, plus les guerres s’éloignent, plus elles appellent l’explication.

Vous insistez, en tant qu’historienne et historien, sur votre dette aux « écoles » incarnées par l’Historial de Péronne et le Crid 14-18, dont l’opposition tantôt binaire, tantôt constructive a profondément structuré l’étude de cette période en France au cours des années 2000. Où en sommes-nous sur le plan historiographique ?

Julie Le Gac : On pourrait penser que ces questions n’ont pas leur place pour l’étude du second conflit mondial. S’agissant de celui-ci, d’ailleurs, les controverses se situent ailleurs, que l’on songe, dans le cas français, au débat désormais ancien sur la centralité du régime de Vichy dans la collaboration, à celui de la définition de la résistance, ou encore à la controverse Browning / Goldhagen sur les bourreaux.

Mais pour qui s’intéresse au phénomène guerrier, aux combattants, les débats entre l’école de Péronne et celles du Crid, trop rapidement résumés entre « l’école du consentement » et celle de la « contrainte », offrent des pistes de réflexion stimulantes pour interroger tant la cohésion des groupes armés que les violences combattantes. La question de la cohésion des groupes armées était soulevée, dès la guerre, par les chercheurs en sciences sociales américains, comme en témoignent les synthèses publiées par Samuel S. Stouffer et ses collègues (The American Soldier) ou encore l’article consacré en 1948 par Morris et Janowitz à la théorie des groupes primaires au sein de la Wehrmacht.

Aucune de ces théorisations n’est à elle seule pleinement satisfaisante, mais elles invitent à interroger la manière dont se façonne la relation d’autorité et son acceptation ou son rejet, ses variations selon notamment le type d’unité, la culture militaire, le contexte guerrier, mais également les relations de solidarité et de redevabilité qui se nouent au front ou entre le front et l’arrière. La peur de décevoir ses camarades mais aussi sa famille, voire l’entourage, jouent ainsi un rôle majeur. Saisir et expliquer les violences combattantes constitue également une gageure et, là encore, les débats de la Grande Guerre sont très stimulants.

Nicolas Patin : comme le dit Julie, les débats ont été d’une telle intensité concernant 1914-1918 qu’ils ont essaimé dans d’autres champs. C’est dire la magnitude des affrontements. Le paradoxe tient au fait que les différents protagonistes de ces polémiques ne se sont que très rarement pleinement reconnus dans les deux désignations d’« école du consentement », pour l’Historial de Péronne, et d’ « école de la contrainte », pour le CRID14-18. Ce qui est sûr, c’est que dans les années 2000, à la suite de la publication de Retrouver la guerre par Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker, et, entre autres, avec la question d’agrégation autour des « guerres de 1911 à 1946 » en 2005, les controverses universitaires ont pu être sanglantes, avec toujours pour objectif de répondre à cette fameuse question de la ténacité des soldats dans les tranchées.

Pour autant, il a toujours existé des chercheurs qui ne se reconnaissaient dans aucune des deux sensibilités, ainsi que de nouvelles générations qui se sont saisis des objets de recherche de manière différente. En ce qui me concerne, ayant fait, comme Julie, mes études à l’Université de Nanterre, j’ai certes suivi les cours d’Annette Becker ou de Nicolas Beaupré. Mais j’étais arrivé à 1914-1918 légèrement différemment : depuis l’Allemagne, d’abord, et surtout, depuis l’histoire sociale du politique et l’histoire quantitative. Nous partons tous également d’une mémoire familiale, et pour moi, qui vient du Nord de la France, donc de zones très touchées par les deux guerres, on m’avait appris très tôt à haïr le nom de Nivelle, et, dans un tout autre registre, à respecter ceux de Bourdieu ou Foucault. Je ne pouvais pas ne pas être sensible à l’analyse des dominations et des contraintes qui pesaient sur les soldats de 1914. J’ai essayé, avec plus ou moins de succès, de garder l’ouverture envers toutes ces sensibilités.

Avec l’arrivée du Centenaire, une légère angoisse planait sur la capacité du conflit entre les deux écoles universitaires à venir polariser tous les questionnements dans une atmosphère délétère. En réalité, non seulement la première génération d’historiens et d’historiennes a symboliquement enterré la hache de guerre en 2013 – même s’il y a eu quelques passes d’armes entre 2014 et 2018 – et la nouvelle génération a fait se rencontrer histoire sociale et histoire culturelle, autour de nombreux travaux novateurs dont j’essaye de rendre compte dans le livre. Les travaux de Manon Pignot, Clémentine Vidal-Naquet, Emmanuelle Cronier, Nicolas Beaupré, Nicolas Mariot, Emmanuel Saint-Fuscien… entre autres, sont venus enrichir grandement nos connaissances. En somme, la « guerre de Troyes n’a pas eu lieu », et aujourd’hui, ce qui frappe dans l’étude de la Grande Guerre, c’est la diversité des approches, plutôt que la centralité d’une question en particulier.

Les césures chronologiques ne cessent d’être repensées pour cette période. On peut citer, entre autres, Nicolas Beaupré qui a retenu les dates de 1912-1923 pour la Grande Guerre et Alya Aglan et Robert Franck qui ont choisi les années 1937-1947 dans la somme qu’ils ont dirigée chez Gallimard (1937-1947. La guerre-monde, Gallimard, 2015). Vous avez fait le choix de 1914-1918 et 1937-1945, même si vous montrez que les années 1918-1937 ne peuvent être occultées. Pourquoi avoir fait le choix de ces dates ?

Julie Le Gac : Faire débuter la guerre en 1939 témoigne de notre prisme européen. Or, la Deuxième Guerre mondiale commence en Asie en 1937 par l’invasion de la Chine par le Japon à la suite de l’incident dit du pont de Marco Polo. Certains, tel Richard Overy dans son Blood and Ruins. The great imperial War 1931-1945 (Penguin, 2021), font d’ailleurs remonter les débuts du conflit en Asie à l’annexion de la Mandchourie en 1931, même si les combats cessent entre 1932 et 1937. Ainsi, aborder la Seconde Guerre mondiale en 1937 en Asie revient simplement à décentrer notre regard de l’Europe. C’est un des aspects qui nous importait dans l’écriture de cette synthèse : avec peut-être plus ou moins de réussite, nous nous sommes attachés à proposer, autant que possible, un pas de côté par rapport aux récits plus classiques qui attribuent la part belle à l’Europe.

1945, en revanche, marque bien un moment charnière indiscutable. Certes, l’embrasement guerrier ne s’éteint pas : les aspirations, anciennes, à l’indépendance des territoires colonisés, se traduisent par des soulèvements de plus en plus nombreux et plongent rapidement les puissances impériales dans la guerre, qu’il s’agisse de la France en Indochine dès 1946, des Pays-Bas en Indonésie, ou encore du Royaume-Uni en Malaisie. Toutefois, le désastre humain que constituent les deux guerres mondiales, l’immensité des pertes civiles et la sidération que provoque la découverte de l’ampleur de la Shoah marquent une rupture. L’explosion des deux bombes atomiques à Hiroshima et Nagasaki signent quant à elle une nouvelle ère de la guerre, car porte en elle la menace de destruction de l’humanité. 1945 est ainsi perçue et voulue comme la fin d’une époque, celle de la violence de masse, celle du désastre et du deuil.

Nicolas Patin : En ce qui concerne la Grande Guerre, les bornes de 1914 et 1918 ont toujours été discutées. Dans les années 2000, encore une fois, le programme d’agrégation invitait les étudiants et étudiantes à penser une séquence guerrière qui commençait en 1911-1912, avec les crises coloniales et les guerres balkaniques. De même, les travaux de Bruno Cabanes sur les « sorties de guerre », ont montré que les conflits ne s’arrêtaient aucunement avec l’armistice et les traités.

Le legs du Centenaire, de ce point de vue, est sans ambiguïté. Les différents travaux sur l’histoire sociale de la violence, le succès des Vaincus de Robert Gerwarth, les recherches sur les corps francs à l’Est de l’Europe dans les « guerres continuées » ont bien montré que la Grande Guerre ne se termine vraiment qu’en 1922 ou 1923. En revanche, son début, la date phare de 1914, a tenu. Non seulement il y a eu peu de travaux – même si on en compte un certain nombre – sur les causalités de la guerre, les conflits précédents, les guerres balkaniques, mais le plus grand succès éditorial du Centenaire, le livre de Christopher Clark, Les Somnambules, a focalisé le débat sur l’été 1914, le temps relativement restreint de la « marche à la guerre ». On peut donc conclure que la date de 1918 est devenue poreuse ; celle de 1914, peut-être plus étanche. D’où notre choix.

En ce qui concerne « l’entre-deux-guerres », le chrononyme est évidemment totalement anachronique, et enferme les années 1920 et 1930 dans une suite indistincte et continue de violences qui mènerait, sans marge de manœuvre aucune, d’une guerre à l’autre. À défaut de proposer une nouvelle dénomination – ce serait bien orgueilleux – nous essayons de ne pas écraser la période, comme a pu le suggérer l’historien Lutz Raphael, sous le poids de ce que nous savons de son issue ; lui redonner, en somme, un peu de son caractère ouvert.

Ces deux guerres totales impliquent une mobilisation sans précédent   . Quelles sont les différences majeures entre les deux guerres pour une mobilisation totale derrière l’État, au service de la guerre ?

Julie Le Gac : La Seconde Guerre mondiale est la guerre totale par définition. C’est certes en vertu de l’expérience de la Grande Guerre que le concept émerge dans les années 1930 dans les écrits de l’écrivain et ancien combattant Ernst Jünger, ou du général Erich Ludendorff, avant d’être repris par le juriste Carl Schmitt. Mais c’est précisément cette expérience de la Grande Guerre qui nourrit une appréhension d’une guerre, plus totale encore et qui explique les tentatives d’apaisement des gouvernements français et britanniques. C’est la projection vers cette forme tant redoutée de guerre qui explique le succès d’un concept aujourd’hui souvent dévoyé tant il est utilisé.

« Plus totale encore » : l’expression est indéniablement maladroite et nous en avons d’ailleurs plaisanté dans le processus d’écriture du livre. Mais elle traduit une réalité : si tous les continents ne sont pas des lieux de combats, tous, y compris l’Amérique du Sud sont impliqués à travers notamment des accords de coopération économique, sont impliqués. Ce sont plus de 100 millions d’hommes (surtout) et de femmes qui sont mobilisés dans les forces armées. Cette mobilisation militaire exige en outre la transformation des économies en économies de guerre, renforce le contrôle de l’État dans la planification de la production et accroît la demande en main d’œuvre féminine, comme au Japon où les femmes représentent 45% de la main d’œuvre en 1945.

Une différence majeure avec le premier conflit mondial réside en outre dans l’occupation de territoires immenses par les trois pays de l’Axe. En sus des pénuries dont souffrent à des degrés divers la grande majorité des populations civiles – à l’exception des habitants des États-Unis – les populations civiles occupées font alors l’objet d’une répression brutale, voire de politiques d’ingénierie sociale.

Plus généralement, 1937-1945 n’est pas seulement une guerre totale parce que l’arrière subit les conséquences de la mobilisation pour le front, mais parce qu'il s’agit, à bien des égards, d’une guerre contre les civils. Les chiffres sont édifiants : entre 44 et 55 millions de civils périssent au cours du conflit, soit deux fois plus que le nombre de militaires. Ce sont l’URSS et la Chine qui paient le plus lourd prix, avec respectivement 16 millions et entre 12 et 17 millions de morts. Ils sont les victimes de la faim – et les pénuries sont parfois utilisées comme instrument de mise à mort ainsi qu’en témoigne le plan de Backe, de bombardements, les prenant parfois expressément pour cibles, de violences des occupants mais aussi des armées en mouvement – y compris libératrices. La Shoah, cette catastrophe du XXe siècle, certes ancrée dans la guerre d’anéantissement menée par les nazis à l’Est, occupe une place à part dans ce déluge de violences qui s’abattent contre les populations civiles.

Nicolas Patin : Julie l’a dit, la Seconde Guerre mondiale est, sans conteste, une guerre totale. La question est plus compliquée pour 1914-1918. Les débats ont été nombreux. J’ai un souvenir assez vif d’un immense colloque sur « l’ère de la guerre totale (1914-1945) » en octobre 2004, où étaient intervenus de nombreux collègues comme Adam Tooze, Catherine Gousseff, Hew Strachan… et Pap Ndiaye ! Les conclusions proposaient de considérer que la guerre totale débutait en réalité en 1916… au moment où les belligérants entrés en guerre en 1914 commençaient à comprendre – et à pleinement mettre en action – l’effort de guerre au service du conflit industriel.

Par la suite, on a pu parler de 1914-1918 comme « guerre en voie de totalisation ». Les recherches récentes ont surtout montré qu’on ne pouvait se contenter, dans cette vision de la mobilisation totale des sociétés, de n’analyser que l’économie productive, le front de l’arrière dans les usines ou les appels à financer la guerre. Ces mobilisations sont tout aussi bien culturelles – avec l’émergence d’un marché des images de guerre à l’échelle européenne – qu’émotionnelles, comme l’a montré Clémentine Vidal-Naquet dans son étude sur la guerre vécue par les couples en France.

Notre livre propose une légère reformulation, un pas de côté, par rapport à cette idée de 1914-1918 comme « guerre totale » ou « guerre démocratique », comme l’écrivait François Furet. Le chapitre 3 s’intitule une « guerre de masse ». Car l’acteur principal de ces guerres industrielles n’est ni le demos comme acteur politique, loin s’en faut, ou la nation, mais bien la « masse », un sujet politique qui n’advient qu’à la faveur et par la guerre. Et qui dit « masse », dit nécessité, pour l’État moderne, de gérer ces multitudes, dans l’armée, avec 75 millions de soldats dans les tranchées durant quatre ans, mais aussi à l’arrière. L’État contemporain, dans ses nouvelles attributions, nait de cette guerre de masse.

Vous rappelez que la Seconde Guerre mondiale commence en Asie   et que les Allemands ne déposent les armes en Afrique que le 23 novembre 1918. Comment la place de l’Asie et de l’Afrique est-elle désormais envisagée par les historiennes et les historiens français dans la compréhension de ce conflit mondial ?

Nicolas Patin : nous avons essayé – je dis bien « essayé » – de donner un caractère d’histoire globale à notre synthèse, si ce n’est d’histoire mondiale. Mais il ne faut pas se leurrer : si nous maîtrisons, à nous deux, quatre ou cinq langues, et que l’historiographie anglaise n’est jamais avare d’études de cas très intéressantes, écrire une réelle histoire globale des guerres mondiales demanderait – comme pour la récente Histoire mondiale du XXe siècle de Nicolas Beaupré et Florian Louis – le travail de dizaines de chercheuses et chercheurs bien plus compétents que nous. Nous avons simplement tenté de décentrer le regard de l’habituel récit français, qui est très bien fait dans de nombreuses synthèses existantes, en valorisant les fronts moins connus, tout en aspirant à ce que cela ne relève pas de la simple anecdote. Nos choix cartographiques en témoignent : les deux cartes comparatives de la Première et la Seconde Guerre mondiale montrent que, si on s’en tient aux champs de bataille, 1937-1945 est une guerre mondiale ; 1914-1918, une guerre européenne qui se globalise peu à peu.

Il s’agit surtout, plus que d’un inventaire à la Prévert des pays en guerre, de s’intéresser aux circulations, à l’histoire par en bas, au témoin que l’on n’attend pas. De ce point de vue, il existe depuis longtemps dans l’historiographie française une attention certaine portée aux soldats coloniaux, et François Cochet a par exemple livré une synthèse « mondiale » tout à fait convaincante sur l’histoire de 1914. Mais durant le Centenaire, justement, de très nombreuses publications ont accentué ce changement de regard : on a ainsi pu lire sur la place des travailleurs « exotiques » chinois dans les armées françaises et anglaises (Li Ma), le rôle des Vietnamiens dans l’hexagone (Mireille Le Van Ho) et, à partir des nombreux travaux en anglais de Santanu Das, la mise en valeur de la place de l’Inde dans l’effort de guerre britannique. La recherche, en somme, a continué à s’internationaliser, permettant de toujours mieux restituer – espérons-le – le caractère mondial de la Grande Guerre.

Julie Le Gac : L’historiographie française de l’Afrique et de l’Asie pendant la Seconde Guerre mondiale est dominée, assez logiquement, par un prisme impérial. Le livre de l’historien canadien francophone Eric Jennings, La France libre fut africaine (2014), ou encore la thèse consacrée par Géraud Létang aux Français Libres au Tchad (2019), soulignent la place des territoires africains dans l’effort de guerre de la France libre, alors que celle-ci est le plus souvent associée quasi exclusivement à Londres. Dans un contexte où la participation des troupes coloniales aux guerres mondiales suscite de fortes attentes de reconnaissance symbolique et matérielle, de nombreuses publications analysent l’appel aux soldats de l’empire que l’on songe par exemple à l’ouvrage de Julien Fargettas (2012), ainsi qu’au vôtre (Les Tirailleurs sénégalais. De l'indigène au soldat, de 1857 à nos jours, 2022, ndlr) sur les tirailleurs sénégalais, ou encore aux pages qui y sont consacrées dans mon étude de la campagne d’Italie (2013), ou celui de Claire Miot sur la Première armée française (2021). L’adaptation de la Révolution nationale vichyste a par ailleurs été étudiée par Jacques Cantier et Eric Jennings.

En Asie, de même, c’est l’Indochine qui attire le plus souvent les regards des chercheurs français. Franck Michelin, historien des relations internationales, a ainsi récemment analysé l’attaque de l’Indochine par le Japon au regard de leur stratégie globale dans le Pacifique (2019).

La guerre menée par les Japonais ne manque pas de fasciner, mais les publications des chercheurs français travaillant sur des sources asiatiques demeurent encore trop rares. L’ouvrage consacré en 2007 par Jean-Louis Margolin aux violences extrêmes commises par l’armée japonaise a certes rencontré un succès certain auprès du public et de la presse, mais souffre, comme l’a démontré Arnaud Nanta, d’une méconnaissance de la littérature japonaise, coréenne et chinoise sur la question et de préjugés culturalistes. Plus récemment (2013), Michael Lucken a proposé une convaincante histoire culturelle des idéologies de guerre des Japonais.

Comme le montre ce bref et nécessairement incomplet panorama, l’historiographie française de l’Asie et de l’Afrique pendant la Seconde Guerre mondiale laisse encore le champ libre à de nombreuses perspectives de recherche, qu’il s’agisse par exemple des politiques d’occupation ou d’histoires des sociétés en guerre. Par ailleurs, le détour par les publications étrangères et en particulier par les publications anglophones – grâce notamment aux nombreuses traductions – s’impose et se révèle d’une grande richesse.

Vous consacrez le chapitre 6 à « l’entre-deux-guerres » mais expliquez aussi que cette phase n’existe pas et qu’il s’agit d’une expression anachronique. Pourquoi ?

Nicolas Patin : il est toujours intéressant, comme l’a fait le très regretté Dominique Kalifa, de s’intéresser aux « noms d’époque ». Il est alors amusant de noter que « entre-deux-guerres » a pour la première fois été utilisé en 1915, par Léon Daudet, pour désigner la période 1880-1905…

Les années 1918-1939 – pour l’Europe – sont paradoxales. D’un côté, nombre d’acteurs de l’époque pressentent que la paix de Versailles ne tiendra pas, et le prophétisent clairement, de Clemenceau à Friedrich Ebert. Nous avons beau jeu, cent ans plus tard, de dire que « rien n’était écrit »… Mais c’était pourtant le cas. Et toutes les expressions qui unissent le premier le second conflit mondial, comme « Seconde Guerre de Trente ans », « Guerre civile européenne » – quelles que soient leurs qualités – écrasent les années 1920 et 1930 de toutes leurs pesanteurs.

Oui, dès 1922 pour l’Italie et dès le milieu des années 1920 pour de nombreux pays européens, des dictatures militaires ou fascistes sont en place. Mais sans la crise de 1929 et l’accession de Adolf Hitler au pouvoir, la Seconde Guerre mondiale aurait-elle eu lieu ? Nous avons essayé de tenir l’équilibre entre ces réalités, qui ne font pas consensus selon les pays auxquels on s’intéresse. 1939-1945 n’était pas inéluctable.

Les sorties de guerres sont différentes entre les deux conflits. Quelles sont les différences principales et les leçons de la sortie du premier conflit mondial ont-elles été retenues pour 1945 ?

Nicolas Patin : Comme nous l’avons dit, la « sortie de guerre » est un terme forgé par l’historien Bruno Cabanes dans son analyse de 1914-1918. Il n’est donc pas étonnant que les conséquences de la Grande Guerre – et sa continuation – aient largement attiré l’attention de la recherche, bien au-delà des traditionnels bilans démographiques qu’on enseignait encore il y a quelques années dans le secondaire. Les travaux de George L. Mosse sur la « brutalisation » ont, de même, été très discutés en France, ouvrant la voie à une histoire culturelle de la mémoire, du deuil, et des continuités dans les formes de mobilisation et de violence politique. 1914-1918 jette son ombre sur toutes les années qui suivent. Simplement, à la faveur du Centenaire s’est opéré un double déplacement. D’un côté, le bilan diplomatique des « traités de banlieue parisienne » a été réévalué de manière plus équilibré, en montrant certains aspects plus positifs de ces négociations. De l’autre, une nouvelle histoire sociale de la « sortie de guerre », par en bas, a montré un très grand enracinement de la violence et une militarisation des relations sociales en Europe, tout comme, dans une dialectique tragique, la naissance d’un pacifisme radical.

Tragique, car les régimes fascistes et dictatoriaux qui fleurissent partout dans les années 1920 et 1930 ne sont pas une conséquence automatique de la violence des tranchées de 1914-1918 ; ils sont la victoire politique des forces d’extrême droite qui, en insérant l’expérience de guerre dans des mythologies nationales fonctionnelles, mettent en échec l’idéal pacifiste. De ce point de vue, l’entre-deux-guerres est un champ de bataille sur l’interprétation à donner aux quatre années de sacrifice des millions de soldats européens. 1918 n’est pas qu’une question diplomatique : c’est également le moment d’une crise de sens majeur, dans laquelle parviennent à se nicher les alternatives radicales.

Julie Le Gac : L’ombre portée de la Grande Guerre pèse sur 1945. L’échec de 1918 oblige les artisans du règlement du conflit de 1945 qui sont hantés par le fait que la Grande Guerre n’a finalement pas été la « Der des Ders ». Comment faire alors ? Les vainqueurs s’attachent tout d’abord à ne pas reproduire les erreurs pointées du doigt comme responsables du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Ainsi, les Américains, en premier lieu, refusent l’imposition de sanctions trop lourdes à l’encontre des vaincus, tandis que l’Organisation des Nations Unies est conçue en essayant – sans y parvenir complètement – de pallier les défauts de la Société des Nations. Là où, au lendemain de la Grande Guerre, il n’avait pas été possible de juger devant des juridictions internationales les auteurs de crimes de guerre, un nouvel ordre juridique international émerge dans le cadre de la préparation des tribunaux militaires internationaux de Nuremberg et de Tokyo. Ces grands procès ne sont certes pas exempts de critiques et sont souvent dénoncés comme une justice de vainqueurs, mais ils participent, comme la Charte de San Francisco célébrée comme « la naissance d’une nouvelle ère dans l’histoire 1945 », de cette volonté de poser les bases d’une paix mondiale durable, et ils témoignent des aspirations à refermer la page de cette « guerre de trente ans ».

Contrairement à 1918, il n’y a pas de crise de sens, dans la mesure où la nécessité de défaire les trois régimes de l’Axe, et en premier lieu le nazisme, ne fait aucun doute. Si la volonté de refermer la page de cet « Enfer » européen, pour reprendre la formule de Ian Kershaw, explique que les processus d’épuration à l’échelle nationale soient le plus souvent mesurés, voire limités, si l’on songe par exemple au cas italien, les fascismes disparaissent durablement de l’échiquier politique mondial.

Par ailleurs, si on s’intéresse aux populations, on constate qu'au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, plus encore peut être qu’à l’issue de la Grande Guerre, elles aspirent à un retour à la banalité du quotidien, comme le souligne Richard Bessel dans le cas allemand. Et cette affirmation peut être généralisée. Dans les territoires impériaux, alors que la guerre a, on l’a rappelé, en soulignant les fragilités des puissances coloniales, accentué les aspirations à l’indépendance, les populations se tournent plus encore vers l’avenir, vers la création de nouveaux États.