Le centenaire de la Grande Guerre a été l'occasion de nombreuses publications et de commémorations qui témoignent de l'intérêt pour ce conflit.

À l’occasion du centenaire de la Grande Guerre, Nicolas Beaupré* revient sur ce conflit qui a marqué le début du XXe siècle. Loin des querelles historiographiques et renonçant à l’exhaustivité, l’historien présente une solide synthèse dans laquelle il s’appuie sur un questionnement renouvelé qui aspire à dépasser les cadres dans lesquels certains ont enfermé ce conflit qui continue à fasciner historiens et citoyens.

 

Nonfiction.fr : Le centenaire a été marqué par 220 colloques, 600 livres de chercheurs, des expositions et de nombreuses productions artistiques. Force est de constater que la Grande Guerre fascine et interroge toujours autant. Comment expliquez-vous un tel intérêt de nos sociétés pour ce conflit ?

Nicolas Beaupré : Cet intérêt, ou plutôt regain d’intérêt, n’est pas égal partout. Il doit être relativisé dans certains pays comme les États-Unis ou la Russie, par exemple, où le Centenaire a eu des échos moindres qu’en France. Certains pays, ou régions, où la Grande Guerre n’avait pas une place mémorielle si centrale ont été néanmoins très actifs. Ainsi, en Allemagne, les expositions, les publications, les manifestations destinées au grand public ont eu une belle audience. Les pays où l’intérêt a été le plus prononcé et l’engouement le plus important sont néanmoins ceux où la place de la Grande Guerre était déjà éminente dans la mémoire collective comme en France, au Royaume-Uni ou dans les anciens dominions de l’empire britannique.

Le retour mémoriel ne date pas du Centenaire lui-même mais le précède de 15 à 20 ans et coïncide avec la raréfaction, puis la disparition des derniers témoins. Pour reprendre les catégories forgées par Jan et Aleida Assman, le retour de la Grande Guerre correspond à la transition entre une mémoire communicationnelle, transmise directement par des témoins ou des personnes qui ont eu accès à la parole des témoins, à ce qu’ils appellent une « mémoire culturelle » c’est-à-dire qui passe par la médiatisation de productions culturelles de toutes natures. Depuis, ce sont les artistes, les écrivains, les cinéastes, les muséographes, etc., dont les créations se sont multipliées depuis la fin des années 1980, qui jouent un rôle essentiel dans la transmission et répondent à la demande de sens de populations qui, autrefois, pouvaient poser directement des questions à ceux qui avaient vécu la guerre. Il est aussi remarquable de constater que le renouveau historiographique a lui aussi précédé d’une vingtaine d’années le Centenaire et coïncide très précisément avec cette transition mémorielle, comme quoi, la séparation entre mémoire et histoire n’est peut-être pas aussi nette qu’on veut bien le dire. Du reste, pendant le Centenaire français, mais aussi dans d’autres pays, les historiens ont joué leur part et le public était au moins autant en demande de commémorations que d’explications historiennes.

 

Vous plaidez pour une étude de la guerre qui se détache d’un regard franco-centré. Pour cela, vous proposez d’étudier le conflit depuis les guerres balkaniques jusqu’au traité de Lausanne, en revoyant les sorties de guerre dans un temps long en raison des rivalités et violences qui se maintiennent en Europe et en Asie. En quoi ces dates de 1911-1912 et 1923-1924 vous semblent-elles plus pertinentes que les dates classiques ?

Ce plaidoyer ne m’est point propre. Je me fais le serviteur et le porte-parole d’un désenclavement géographique et chronologique qui invite à penser le premier conflit mondial pour ce qu’il est, précisément, un conflit mondial, et non pas seulement – il l’est aussi assurément – un affrontement de grandes puissances européennes impériales qui de ce fait a des répercussions globales. De nombreuses recherches, citées dans l’ouvrage, réévaluent l’importance de la séquence qui précède immédiatement la Grande Guerre, qui d’un certain point de vue, s’inscrit dans l’histoire de ce qu’on a coutume d’appeler la « question d’Orient » dont elle serait en quelque sorte l’ultime développement. Outre le lien géopolitique entre la question d’Orient et les origines immédiates de la crise de juillet 1914, on peut aussi mentionner les formes prises par les guerres balkaniques tant dans l’usage des armes sur les fronts que dans les violences exercées à l’encontre des populations civiles qui tissent d’indéniables continuités avec la belligérance des années 1914-1918, même si ces années sont celles aussi d’une guerre d’attrition qui a ses caractéristiques propres.

La séquence 1918-1923/24 a aussi fait l’objet de nombreux travaux, comme ceux, entre autres, de Robert Gerwarth, qui l’inscrivent dans un continuum avec celles qui précèdent. Au Moyen-Orient, en Europe médiane et orientale, en Asie et en Sibérie, la guerre ne s’arrête pas en novembre 1918. En outre, la prise en compte de cette période qualifiée autrefois d’immédiat après-guerre et que l’on préférera appeler « sortie de guerre », permet de mieux saisir la dimension processuelle de la transition de la guerre à la paix et de ce que John Horne appelait les « démobilisations culturelles », y compris dans les pays qui cessent les hostilités en novembre 1918.

À partir du moment où l’on regarde la Grande Guerre dans une perspective qui ne se focalise pas seulement sur les grands belligérants, force est de constater que les années 1912-1923 représentent en effet, dans l’histoire du monde, une séquence guerrière d’une particulière intensité qui a sa cohérence historique.

 

Cette guerre mondiale a longtemps été étudiée comme un conflit franco-allemand qui atteint son acmé à Verdun. L’approche géographique est profondément décloisonnée aujourd’hui, y compris dans le secondaire où est étudiée la bataille de Tannenberg. Vous donnez en ce sens des exemples en Nouvelle-Calédonie et Argentine. Voyez-vous encore des territoires mal étudiés dans la guerre ?

Cette perception franco-allemande est surtout liée à la mémoire française de la Grande Guerre qui a ses répercussions aussi dans les programmes scolaires. La présentation des nouveaux programmes de Première, avec comme « point de passage » suggéré parmi les batailles de 1916, celle de la Somme et non Verdun, a ainsi été suivie d’une brève polémique, fort significative, sur le supposé scandale du retrait de Verdun des programmes. Pourtant, enseigner la bataille de la Somme permet tout aussi bien d’évoquer l’expérience combattante dans les batailles de matériel mais aussi, mieux que Verdun, la mondialisation de la guerre. Au-delà de cet exemple très français, les Britanniques, et plus largement les autres nations, ont eux aussi des biais nationaux lorsqu’ils racontent la Grande Guerre.

Le décloisonnement géographique du regard est, comme on vient de le souligner, très étroitement lié au décloisonnement chronologique. Si l’on change notre regard sur la géographie du conflit cela change aussi notre vision de la chronologie, et inversement. Le décloisonnement thématique joue aussi ce rôle. Olivier Compagnon a ainsi montré l’influence de la Grande Guerre sur les cultures politiques de l’Amérique latine tandis que Tait Keller invite à s’intéresser aux conséquences environnementales de la Grande Guerre au Chili, en Indonésie, au Brésil, en Argentine, en Afrique en raison de l’exploitation intensive des ressources économiques par et pour la guerre. Historiennes et historiens ont donc encore bien du pain sur la planche pour restituer à la Grande Guerre toutes ses dimensions dans toutes les parties du globe. L’imagination est, en ce domaine, la seule limite.

 

Vous consacrez une double-page passionnante à l’Europe de l’Est à la fin de la guerre   . Des batailles ont lieu en Lettonie en novembre 1919, des pogroms en Pologne, puis une guerre civile oppose les armées blanches aux bolcheviks en Russie. Comment expliquez-vous une telle différence des sorties de guerre entre l’Ouest et l’Est de l’Europe ?

Cette différence est pour l’essentiel due à un triple choc, celui de la défaite, suivie par l’éclatement de tous les grands empires continentaux européens, l’empire russe d’abord, puis les empires ottomans, austro-hongrois et allemand et enfin à la proximité géographique avec la déflagration de la révolution bolchevique. L’expérience de la défaite représente pour une partie des sociétés est- et centre-européennes un profond traumatisme parfois réinvesti dans l’engagement dans des troupes paramilitaires ou des partis ultranationalistes ou fascisants.

L’éclatement des empires multinationaux se traduit par la création de nouvelles frontières entre les États héritiers des anciens empires et de jeunes nations, et entre les nouveaux pays eux-mêmes. Le tracé de ses frontières n’est pas toujours réglé, loin s’en faut, dans les salons des hôtels parisiens où se déroulent les négociations qui aboutissent à la série de traités signés dans la banlieue parisienne en 1919-1920. Enfin, défaite et éclatement des empires s’accompagnent dans cette région de l’Europe, d’une vague révolutionnaire qui voit s’opposer, le plus souvent violement, des modèles sociaux et politiques antagoniques.

 

L’histoire environnementale s’est fortement développée en raison des enjeux actuels. La Grande Guerre est également concernée par ce questionnement : destruction des terres agricoles et pollution par les obus et enjeux sanitaires font partie de ces thèmes étudiés. Dans quelle mesure, ces recherches contribuent-elles au renouvellement de l’histoire de la Grande Guerre ?

Spontanément, on associe les conséquences environnementales aux enjeux que vous mentionnez et notamment à la question des destructions subies dans les zones du front. De nombreuses recherches se sont intéressées à la résilience des sociétés et à la question des reconstructions. L’approche environnementale contribue notablement à une histoire longue des conséquences de la Grande Guerre en démontrant que certaines pollutions, notamment due à l’usage d’armes chimiques, ont des effets jusqu’à aujourd’hui sur le milieu, voire sur les produits agricoles que nous consommons. L’histoire environnementale s’intéresse également au rapport avec le vivant que ce soit la question des « plantes obsidionales » ou « polémoflore », apportées par les armées et qui colonisent des espaces très éloignés de leurs milieux d’origines ou encore aux modifications des rapports aux animaux dues à la guerre.

Mais ces approches nous invitent également à nous pencher sur la manière dont les contemporains furent eux-mêmes conscients des enjeux environnementaux de la belligérance. Un procédé d’assainissement de l’eau par chloration a ainsi été inventé par l’ingénieur français Philippe Brunau-Varilla et expérimenté, après un premier essai à Paris en 1911, à grande échelle en septembre 1916 à Verdun ; il a été conséquemment appelé « Verdunisation ». Des géologues allemands fournissaient les États-Majors en cartes et relevés géologiques des régions où passaient le front pour pouvoir mieux creuser des puits pour fournir les armées en eux potables où évaluer la résistance des sols pour y construire des abris sûrs.

Surtout, comme nous l’avons évoqué plus haut, l’approche environnementale contribue à une vision plus globale du conflit. En étant à l’origine d’une surexploitation des ressources, le conflit est à l’origine de « paysages de guerre », parfois très loin du front.

En retour, l’étude environnementale de la Grande Guerre peut aussi avoir des effets sur l’histoire environnementale dans son ensemble en montrant que le temps long de l’anthropocène peut aussi être affecté durablement par des événements brefs comme les guerres.

 

Vous expliquez avec justesse que quatre générations se sont succédées avec chacune son propre questionnement sur la Grande Guerre, confirmant ici l’approche proposée par Jean-François Sirinelli et Yann Potin   . Le renouveau épistémologique repose sur ce que vous appelez une « sociabilité de recherche par-delà les frontières »   . Quels sont les objets de recherche actuels permettant de transcender les clivages nationaux ?

Pour la Grande Guerre, cette scansion en quatre générations est due à la plume de Jay Winter et n’est pas spécifique à la France même si on peut l’y repérer assez aisément. Aujourd’hui, même si les approches nationales continuent de dominer assez largement les études, les historiennes et les historiens de tous pays travaillent de plus en plus ensemble. Jay Winter, déjà mentionné, a dirigé dans les années 1990 et 2000, avec Jean-Louis Robert, un important projet d’histoire sociale et culturelle comparative sur Paris, Londres et Berlin dans la Grande Guerre. Il a aussi fait partie des membres fondateurs du centre international de recherche de l’Historial de la Grande Guerre qui a servi de conseil scientifique au musée du même nom qui se caractérise lui aussi par sa dimension comparative. Depuis, le centre de recherche a été à l’origine de nombreux travaux de dimension internationale comme par exemple des écoles d’été pour jeunes chercheurs et chercheuses ou encore une Cambridge History of the First World War (2014) en trois volumes (traduite en français chez Fayard). De nombreux collectifs de jeunes chercheurs se sont depuis créés qui revendiquent leur dimension transnationale comme en 2001 l’International Society for First World War Studies à l’origine de nombreuses initiatives, d’une revue et d’une bibliographie collaborative très utile. Plus récemment, en 2014, le réseau de jeunes chercheurs et chercheuses Une plus Grande Guerre se donne pour objectif de proposer des recherches permettant de dépasser les frontières. Au même moment, l’Université Libre de Berlin propose une encyclopédie en ligne fédérant des spécialistes de la Grande Guerre avec plus de 1100 contributeurs et contributrices. Ces exemples démontrent le dynamisme d’un champ de recherche qui ne cesse de se renouveler, tant dans ses pratiques, ses approches que dans ses objets.

 

*L’interviewé : Nicolas Beaupré est historien, maître de conférences, habilité à diriger des recherches, à l’université Clermont Auvergne et au Centre d’Histoire Espaces et Cultures. Il également membre du comité directeur du Centre International de Recherche de l’Historial de la Grande Guerre de Péronne. Spécialiste de la Première Guerre mondiale, il a notamment travaillé sur le témoignage, les littératures combattantes, la sortie de guerre franco-allemande. Récemment, il a soutenu une HDR sur les rapports au temps pendant la Grande Guerre. Il commence un nouveau projet sur l’histoire de l’université  de Clermont en 1914-1918 soutenu par la MSH Auvergne et souhaite également approfondir la question de la poésie de guerre dans ses différentes dimensions (écriture, édition, réception).

Il a notamment publié les ouvrages ou articles suivants :