Trois livres traduits en français nous permettent de découvrir la pensée originale et humaniste d’un grand intellectuel milanais de la période de l’Unité italienne.

Guiseppe Mazzini (1805-1871) est sûrement l’intellectuel du Risorgimento le plus connu, éclipsant d’autres figures importantes de la même époque. Carlo Cattaneo (1801-1869), en dépit d’une riche carrière de philosophe, de publiciste et d’homme politique, n’est guère connu du public francophone alors qu’il a fait l’objet de nombreuses études dans son pays natal et qu’il y est encore remémoré. Depuis 2021, les Editions Conférence ont entrepris la traduction de plusieurs de ses textes, dans leur collection « Lettres d’Italie », afin de faciliter l’accès à son œuvre.

Carlo Cattaneo est né à Milan en 1801. A vingt ans, il est marqué par un voyage qu’il fait en Suisse et d’où il tire son intérêt pour le fédéralisme, idée à laquelle il reste associé. Juriste de formation, il est influencé par Gian Domenico Romagnosi (1761-1835), un intellectuel italien héritier des Lumières. Cattaneo est un véritable touche-à-tout : enseignant en lycée, auteur dans différents domaines (philosophie, droit, histoire), mais aussi meneur des Cinq journées de Milan en 1848 contre la domination autrichienne. Il a d’ailleurs écrit un essai en français sur le sujet. En parallèle, il pratique le journalisme savant avec le périodique Politecnico, qu’il fonde en 1839. Il souhaite faire le lien entre science et pratique au bénéfice de la société, révélant au fil de ses articles sa grande curiosité et son immense culture. Il est élu député dans les années 1860 ; il ne siège pas, refusant de prêter serment à la monarchie de la maison de Savoie. Il décède en 1869.

Un esprit foisonnant aux réflexions toujours actuelles

Inde. Chine. Mexique. Philosophie de l’histoire (2021) est un recueil de plusieurs de ses articles les plus connus et les plus représentatifs de son approche publiés dans sa revue Politecnico. Les trois premiers sont des monographies relatives aux nations donnant son titre au livre, autant d’« histoire incarnée de trois pays » pour reprendre les termes de Christophe Carraud, traducteur et éditeur de Cattaneo en français. A cela s’ajoutent une réflexion sur les « types humains », qui constitue une disqualification du racisme, et un article sur le philosophe italien de l’histoire, Giambattista Vico. Dans ces textes, Cattaneo prône une connaissance de l’homme qui ne soit pas abstraite, fondée sur l’étude de la manifestation de ses actes. Plus largement, pour Christophe Carraud, « c’est à [une] ouverture admirative et raisonnée sur la diversité du monde que Cattaneo nous convie ».

La postface est signée par Guiseppe Tognon, universitaire, pédagogue et ancien sous-secrétaire d’Etat du premier gouvernement de Romano Prodi. Guiseppe Tognon envisage Cattaneo en son temps ainsi que son actualité pour la construction européenne, du fait de son intérêt pour le fédéralisme. Comme il l’écrit : « Ses idées ne représentent sans doute pas une solution valable au problème historique du Risorgimento italien, mais restent importantes pour l’historiographie et se révèlent surtout aujourd’hui d’une modernité indéniable qui mérite d’être valorisée et goûtée au-delà de ses élégances de langue et des débats de son temps ».

Un plaidoyer utilitariste pour l’émancipation des Juifs

En 2023, deux nouvelles traductions de ses essais sont proposées par les mêmes Editions Conférence : Interdictions israélites et Psychologie des esprits associés. La première est accompagnée d’une préface du médiéviste Pierre Savy qui estime qu’il s’agit de « l’un des monuments de la lutte en faveur des droits des Juifs européens à l’époque de l’émancipation ». Le livre est né à l’occasion d’une affaire précise. Il a été écrit entre 1835 et 1836, mais sa portée est plus générale. Les « interdictions » désignent celles qui sont imposées aux Juifs et non celles qu’ils s’imposent volontairement du fait de leur religion. En premier lieu, Cattaneo évoque l’impossibilité pour les Juifs d’être propriétaires fonciers ; d’autres interdits sont aussi abordés. Il se demande quel est leur impact sur la condition juive et pourquoi il faut les abolir.

L’événement déclencheur est un différend franco-suisse au sujet de l’achat d’un terrain près de Bâle par deux Français, les frères Wahl, par ailleurs de confession juive. Or, si un traité récent entre les deux pays permet aux Français d’être propriétaires en Suisse, la confédération interdit la propriété foncière aux Israélites. Un conflit entre les deux pays éclate alors à ce sujet. L’intervention publique de Cattaneo est notable puisqu’elle dépasse la seule actualité et revient plus largement sur l’histoire de ces interdictions, nuisibles aux Juifs, mais, et c’est là toute l’originalité du propos de l’Italien, à la société toute entière également. Ainsi, lorsque Mazzini réagit à la même affaire, son argumentaire (reproduit en annexe) en défense des Wahl et contre les discriminations est fondé sur le « principe de fraternité et d’égalité entre les hommes ».

La perspective de Cattaneo est avant tout utilitariste, combinant réflexion juridique et économique. Sa démonstration historique va de l’Antiquité jusqu’à son époque. Sa thèse est simple : les interdictions contre les Juifs ont conduit à la fois à leur dégradation morale et, paradoxalement, à leur enrichissement. Dans les deux cas, cette situation doit cesser pour Cattaneo. Lorsqu’il envisage l’émancipation des Juifs, il ne se réfère pas tant à celle issue de la Révolution française mais plutôt aux réformes du code juridique entreprises par l’empereur autrichien Joseph II, dont le règne s’écoula de 1765-1790, réformes visant l’amélioration des conditions de vie de ses sujets et l’utilité économique pour tous.

Depuis l'Antiquité, les Juifs sont à la fois marginaux dans l’activité économique – n’ayant pas accès à tous les métiers – et centraux – car spécialisés, par défaut, dans les échanges financiers (commerce, prêt à intérêt ou usure) à la source de leur richesse. A l’aide de savants calculs, Cattaneo estime que leur fortune est immense, relativement à celle de l’ensemble des populations européennes. En effet, pour Cattaneo, la propriété foncière est beaucoup moins rémunératrice que l’épargne et le commerce. Sans compter que les nombreux règlements interdisant certaines possessions aux Juifs les empêchent de faire des dépenses somptuaires (biens de luxe, liées à la représentation politique ou pour leurs lieux de culte). En bref, tout concourt à les rendre plus riches, malgré eux ; et à stimuler leur démographie, en limitant le nombre de familles et de mariages possibles, entraînant des descendances nombreuses. Qui plus est, privés de vie sociale, ils ont tendance à se replier sur leur sphère familiale.

L’intellectuel se réjouit du mouvement d’émancipation en cours en Europe, qu’il relie à sa croyance dans le progrès (« C’était un mal des temps ; toute chose a son temps ; mais le temps avance toujours. ») et qui devrait mettre fin à cet état et permettre aux Juifs de s’investir dans d’autres domaines, notamment l’éducation. La religion n’a finalement pas sa place dans l’essai ; il ne s’intéresse ni à celle des Juifs ni à celles de ceux qui les enferment dans une telle condition.

Interdictions israélites est donc un document historique, comme l’essai de l’abbé Grégoire sur le même sujet, à replacer dans son époque, avec certains passages maladroits qui nous apparaissent aujourd’hui antisémites. Pour autant, son auteur s’est toujours gardé de tout racisme dans ses écrits, au contraire, c’est l’histoire qui détermine les différences entre les peuples pour lui. In fine, il offre un plaidoyer pour l’émancipation des Juifs, non pas guidé par la moralité, mais par l’utilité sociale.

Contre une conception cartésienne du savoir

Témoignage de son éclectisme intellectuel, Psychologie des esprits associés s’intéresse à une toute autre thématique, celle de la connaissance. Le livre est composé de plusieurs conférences données à la fin de sa vie, entre 1859 et 1866, représentant une synthèse philosophique de ses précédents travaux. Cattaneo a régulièrement été accusé de ne pas être suffisamment conceptuel, et donc de ne pas être un vrai philosophe à cause de son approche historique. Dans cet essai, il s’intéresse aux processus historiques de formation de la connaissance et de la pensée, qu’il se refuse à envisager comme le fruit d’une réflexion désincarnée d’individus pensants, dans la continuité de René Descartes.

Comme l’écrit Christophe Carraud, « "l’édifice de la science", pour reprendre [les] termes [de Cattaneo], est l’œuvre "non de l’esprit solitaire", mais "des esprits associés" ». En chaque individu, pour le philosophe, « ce sont les esprits de beaucoup de gens qui pensent en lui », une combinaison de l’apport, de la confrontation et de la complémentarité de savoirs issus de différentes sociétés.

Cattaneo se demande aussi comment l’ensemble des peuples peut s’élever au même niveau de savoirs et quelles sont les conditions nécessaires à cette réalisation. Il part du postulat d’une égalité de l’humanité intangible et intemporelle qui se traduit en un « système perpétuellement ouvert », dont les manifestations les plus éloquentes à son époque ne sont autres que les sciences expérimentales.

Il revient aussi sur le rôle de l’antithèse dans cette progression des savoirs : « L’antithèse des esprits associés, c’est, à mon sens, l’acte par lequel un ou plusieurs individus, en s’efforçant de nier une idée, en perçoivent une nouvelle ; ou l’acte par lequel un ou plusieurs individus, en percevant une nouvelle idée, en nient, même inconsciemment, une autre. » L’analyse permet la décomposition d’un tout en parties, l’étude de leurs relations et la collaboration entre esprits. La conception du « progrès » de Cattaneo n’est pas linéaire pour autant. Finalement, sa réflexion est un alliage de positivisme et d’idéalisme.

Les textes réunis, parfois répétitifs car le livre rassemble des variantes de ses conférences, donnent une approche qui semble préfigurer celle de la sociologie des sciences, telle que pratiquée par Norbert Elias, en opposition avec une certaine conception de la philosophie des sciences.

Christophe Carraud, cheville ouvrière de ces traductions, estime que « la fin visée par [cette] édition française […] voudrait simplement donner une idée, en trois volumes successifs, de la richesse d’un auteur jusqu’alors absent de la librairie française ». Nul doute que cette édition soignée, autant scientifiquement que matériellement, contribue à la découverte de Carlo Cattaneo.