Antoine Compagnon propose un choix stimulant d’œuvres de Colette et retrace son parcours pour ce tirage spécial de la Pléiade.

L’œuvre de Colette a fait l’objet d’une publication dans la bibliothèque de la Pléiade, en quatre volumes, de 1984 à 2001. Cette anthologie en reprend les notices aussi savantes que passionnantes et les notes, et y ajoute une préface inédite d’Antoine Compagnon, selon qui Colette rend présents « le monde de l’enfance, l’étoffe de la sensation, l’émotion de la mémoire ».

Un parcours libre dans l’œuvre d’une femme libre

Claudine à l’école est le grand succès de mars 1900. Le livre est signé Willy. On sait généralement qu’il s’agit du pseudonyme d’Henry Gauthier-Villars, qui l’utilise pour signer les productions de l’atelier qui lui fournit ses ouvrages. Cette fois, pourtant, le texte sort du lot. Il ne ressemble à rien de connu, la langue est nouvelle, le ton insolent, le propos scandaleux. C’est qu’il n’est pas de la plume des scribes habituels de Willy : il est de sa jeune femme, Sidonie Gabrielle, née Colette.

Il faudra attendre 1923 et Le Blé en herbe pour que ce nom apparaisse seul sur la couverture d’un livre. Avant cela, il y aura eu d’autres « Willy », des « Colette Willy » et même des « Colette (Colette Willy) ». Mais on a vite compris. Catulle Mendès écrit à Colette : « Vous avez créé un type. » Le génie commercial de Willy sera de le décliner en autant de produits dérivés, comme le fameux col Claudine, et de représentations théâtrales, où il fait jouer Polaire et joue sur les frontières entre la vie réelle et la fiction. Claudine est bien un type, et elle deviendra un mythe.

Colette en créera d’autres : celui de Sido, sa mère, « le personnage principal de toute [s]a vie », à qui elle consacre un livre paru en 1930 ; celui de Gigi, personnage éponyme du roman paru en 1942, jeune fille élevée pour devenir une femme entretenue et qui échappe à ce destin ; et celui de Colette elle-même, qui se construit au fil de plusieurs vies – elle fut danseuse, mime, actrice, journaliste, directrice d’un institut de beauté, publicitaire… comme si la littérature ne pouvait suffire à lui assurer l’indépendance et la liberté qui sont, avec l’aptitude au plaisir, ses valeurs les plus hautes.

Des tenues succinctes portées sur la scène du Moulin Rouge à la croix de grand officier de la Légion d’honneur reçue en 1953, la ligne droite n’est pas le chemin le plus court. Mais l’œuvre de Colette s’est nourrie de ce sinueux parcours. Quand elle meurt en 1954, on lui fait des funérailles nationales, comme jadis à Victor Hugo ou naguère à Paul Valéry. Cocteau les décrit ironiquement comme une « apothéose de respectabilité » qui vient conclure de manière inattendue une vie de scandales et d’audaces.

Une œuvre vivace et vivante

Colette inventa l’autofiction et la figure de la « cougar », bien avant que ces mots n’apparaissent dans la langue et dans l’actualité. C’est ce qu’on peut lire dans Chéri (1920), Le Blé en herbe (1923) et La Fin de Chéri (1926). Colette appelle « littérature » tout ce qu’elle n’aime pas : l’emphase, la « ciselure et les “idées générales», qui lui vont aussi mal, dit-elle, que les « chapeaux empanachés » et les « boucles d’oreilles ». En 1923, elle déclare à Simenon : « Supprimez toute la littérature, et ça ira ». Le romancier reconnaîtra : « C’est le conseil qui m’a le plus servi dans ma vie ». C’est aussi ce qui préserve l’œuvre de Colette du vieillissement. L’ouverture de Chéri a époustouflé les lecteurs. Cent ans plus tard, on l’admire toujours :

« Il se tenait devant un miroir long, appliqué au mur entre les deux fenêtres, et contemplait son image de très beau et très jeune homme, ni grand ni petit, le cheveu bleuté comme un plumage de merle. Il ouvrit son vêtement de nuit sur une poitrine mate et dure, bombée en bouclier, et la même étincelle rose joua sur ses dents, sur le blanc de ses yeux sombres et sur les perles du collier ».

La Chatte (1933) est également un chef-d’œuvre d’ambiguïté, où le lecteur ne sait plus finalement où se loge l’animalité. Colette pose aussi ce qu’on appellera la question du « genre » dans Le Pur et l’Impur (1941), grand livre sur le plaisir et le désir féminins, mais aussi sur toute une population queer et scandaleuse. Les Douze dialogues de bêtes et Mitsou (1919), nouvelle sur le music-hall et la guerre dont la fin émut Proust aux larmes, complètent ce parcours dans l’œuvre qui s’achève avec L’Étoile Vesper (1946), très savoureux recueil de souvenirs, où l’on voit que Colette n’a pas renoncé à la maternité : « La suite, c’est la contemplation d’une personne nouvelle, qui est entrée dans la maison sans venir du dehors. » Même si elle s’est toujours méfiée du féminisme en tant que mouvement politique, Colette est l’écrivaine la plus citée du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir.

Pour Antoine Compagnon, ce sont les trois domaines de l’enfance, de la sensation et de la mémoire qu’il faut retenir si on veut lui rendre justice. Elle les partage avec Proust, dont elle admira « Combray », et le lecteur les retrouve avec un immense plaisir dans cette belle anthologie, à la couverture superbe qui présente une photo de l’auteure en costume masculin vers 1903-1904.