Comprendre, au prisme des points de vue de huit autrices d'Europe centrale et orientale, ce que la chute du Mur, et les années suivantes jusqu'à aujourd'hui, signifient.

Il est entendu que l’Histoire est écrite par les vainqueurs : lorsque l’on pense à la chute du mur de Berlin, c’est au triomphe de la démocratie libérale et du marché auquel on pense spontanément à l’Ouest. En d’autres termes, la période écoulée prenant fin avec cet événement ressemble à cette histoire drôle apparue après la désintégration de l’Union soviétique : le communisme est le chemin le plus long et le plus douloureux pour aller du capitalisme au capitalisme. Pour autant, la guerre en Ukraine fait d’ailleurs rejaillir nombre de traumatismes hérités des crimes passés, non expurgés de la mémoire, personnelle et collective.

L‘ouvrage Filles de l’Est, femmes à l’Ouest, ne traite pas d’une perspective théorique sur le genre à la période communiste, ni à l’époque post-communiste. On ne trouvera pas de perspective sur le message d’égalité politique, ses ambiguïtés et ses contradictions, ou sur la personnalité d’Alexandra Kollontaï et son engagement pour les causes communistes et féministes. On ne s’attachera pas davantage au fait de savoir si le communisme a contribué à la modernisation de sociétés traditionnelles ou s’il s’agissait d’un autre modèle de « patriarcat d’Etat ».

En réunissant huit autrices, Elisabeth Lesne entend mettre en lumière une autre histoire vue par les femmes, sous le communisme comme après, à travers des trajectoires individuelles et des souvenirs personnels. Naturellement, il est toujours difficile de rendre justice à un ouvrage écrit à plusieurs mains, avec des histoires touchant à l’intime ; aussi cette recension se concentrera sur les grandes leçons que l’on peut tirer sur la région à travers la perspective de ces femmes.

Trente ans après la chute du Mur, des imaginaires croisés en Europe

Les trente ans de la chute du Mur ont donné bien des occasions de se réjouir, sans pour autant clore le chapitre des incompréhensions mutuelles dans les imaginaires croisés entre Est et Ouest.

L’année 1989 reprend le puissant narratif de la liberté dans l’histoire    Mais une espérance élevée rend plus difficile la réalisation de la promesse.

« Tout s’ouvrait, plus de frontières, plus de barbelés, tant de temps à rattraper, mais très vite il y a eu les laissés pour compte, des combats nationalistes qui n’avaient rien de velours, et malgré l’élargissement à l’Est de l’Union européenne, les barbelés ont repris du service pour défendre la forteresse Europe contre les migrants : les gardes-frontières n’arrêtent plus ceux qui partent, mais ceux qui arrivent avec une conception de l’accueil à géométrie variable, selon l’origine, la couleur de la peau, la religion… »  

On avait coutume de dire, sous la IIIe République, que la République était belle sous le Second Empire. La même logique pourrait s’appliquer aujourd’hui pour les femmes dans l’après-communisme. Si l’on considère les aspects positifs, on peut raisonnablement avancer qu’une large partie de l’Europe centrale et orientale a été intégrée au sein des structures européennes, la région connaissant une hausse du niveau de vie importante, réduisant l’écart avec l’Ouest ; en outre, depuis plusieurs années, les pays d’Europe centrale disposent d’une aura politique jamais vue auparavant. Pour autant, bien des clichés ont demeuré   , en particulier vis-à-vis du vécu des femmes. Comme l’indique l’avant-propos, synthétisant l’ensemble des contributions, « C’est bien le courage des peuples de l’Est qui a fait tomber le Mur, mais elles s’agaçaient à l’avance des discours des Occidentaux, des hommes majoritairement, qui allaient évoquer avec tous les clichés habituels le monde tout gris, tout triste d’avant 1989, un monde sans liberté où ne régnaient que la peur et les pénuries »   .

Or, affirme à ce propos Albena Dimitrova, « Plus de trente ans après les événements, on ne dit toujours pas avec honnêteté ce qui a vraiment démoli le mur de Berlin chez nous. On n’a pas empoigné les pioches enragées par admiration inconditionnelle des doctrines de l’Ecole de Chicago, ni même par désir d’un compte en banque comme garant d’une vie meilleure. Les pioches qui ont abattu le Mur de notre côté ont été apportées par le vent de Tchernobyl, par les eaux du Danube empoisonnées, par nos usines qui déversaient leurs déchets chimiques en silence »   .

Cette libération de l’Est du continent par lui-même n’a pas offert la dignité qu’il en attendait. Comme le constate Irina Teodorescu : « Soudain, on a décidé que l’Est était, au choix, un monstre menaçant (l’URSS, puis la Russie) ou un clochard mendiant (tous les autres pays : la Pologne, la Roumanie, la Bulgarie, etc.). Mais quelle tristesse, quel désert de l’âme, quel manque incroyable, quel appauvrissement que d’enterrer ainsi la culture orientale et la finesse balte »   . Et la musique ne témoigne pas d’une curiosité partagée des deux côtés du continent : selon Albena Dimitrova, « Exposée au même sons ardents que mes camarades de l’Ouest, je n’avais pas les mêmes oreilles. Les miennes étaient à l’affût des créations occidentales, mais les leurs étaient complètement fermées aux nôtres. Ce qui se passait chez nous ne les intéressait pas vraiment »   .

Ce que l’intime dit de ces transformations

En regardant les changements non depuis l’échelle continentale, mais à l’échelle humaine, ils prennent un tour nouveau. Il faut ici distinguer ce qui relève du régime, auquel personne ne souhaite retourner, et ce qui relève de l’intime, ce dernier étant plus sujet à une forme de nostalgie. Lenka Hornakova-Civade en témoigne :

« En parlant de mon enfance, je me suis décrite comme une enfance heureuse, aimée, protégée du monde des adultes. Je n’avais souffert ni de faim ni de froid, comme on dit. On s’étonne : "Mais ton enfance, tu l’as passée chez les communistes." Et alors ? Est-ce que je n’ai pas le droit d’être nostalgique de mon enfance ? Le droit à l’innocence existe-t-il ? »  

A ceci s’ajoute l’apparition de nouvelles difficultés pour la vie des femmes sous le post-communisme, qui n’existaient pas sous cette forme au préalable. Sonia Ristic le concède :

« Ne nous leurrons pas, on était bien dans les Balkans, et dans les années 1970, j’ai grandi en entendant les mêmes choses qu’ailleurs sur les faiblesses innées de mon sexe, des dictons du genre "Bats ta femme même si tu ne sais pas pourquoi, elle le saura", mais le fait est qu’une trentaine d’années avant ma naissance, la loi m’a garanti le droit de vote, l’accès à l’éducation, à l’avortement, l’égalité des salaires, l’indépendance juridique et financière, la possibilité de dire "écrivaine" ou "poétesse" sans que personne ne trouve cela terriblement laid, ou, s’il arrivait à certains de le penser, s’autorise à le faire savoir trop fort. »  

Dans le cas polonais, Grazyna Plebanek reconnaît même une forme de régression des droits des femmes sous le gouvernement PiS : « Depuis un quart de siècle, les cours de catéchisme sont donnés à l’école, on broie toujours des esprits comme autrefois sous le communisme. Qui n’est pas avec eux est contre eux. La "calotte" hait toujours les femmes. Le parti au pouvoir, pour lequel les curés militent après la messe, essaye continuellement de limiter les droits des femmes »   .

La guerre en Ukraine, entre sidération et retour de souvenirs traumatiques

L’ouvrage aurait pu s’arrêter à ces contributions, si un événement massif n’était pas venu percuter l’imminence de sa publication : le choc de la guerre en Ukraine. Choc et non crise, puisque cette dernière suppose la possibilité d’un retour à la normale, alors qu’un choc accouche d’un état nouveau et non nécessairement anticipé.

Elisabeth Leine cite ici à juste titre Sonia Ristic : « Nous sommes les additions des traumatismes que nous avons occultés, ainsi que de ceux que les générations précédentes, dans le silence souvent, nous ont transmis »   . Les menaces nucléaires font partie de ces traumatismes, comme en témoigne l’autrice d’origine estonienne Katrina Kalda :

« J’ai écrit "Un jour je mourrai dans une guerre nucléaire" à un moment où j’étais frappé par la différence entre les représentations du monde que j’avais en tant qu’enfant des années quatre-vingts en URSS et celles qu’ont aujourd’hui mes propres enfants, qui ont grandi en France et pour qui la confrontation nucléaire était, il y a quelques mois encore, une notion cantonnée aux livres d’histoire. (…) Mais voilà qu’en ce printemps 2022, mes enfants me demandent à leur tour si une guerre mondiale va éclater, combien de bombes nucléaires il faudra pour rayer toute vie de la surface de la terre, des questions auxquelles nous répondons en balbutiant que nous n’en savons rien, que nous sommes impuissants devant la logique de la guerre. »  

Le choc de la guerre en Ukraine, avec son lot de vies brisées et de destruction, a amené une sidération chez les autrices. Mais cela leur rappelle, également, à quel rythme les cerveaux peuvent être retournés, en raison de la perversion des discours. C’est ce à quoi nous assistons en Russie. Ainsi que l’avance Marina Skalova,

« Lorsqu’un traumatisme n’est pas soigné, il se répète. C’est un cycle sans fin, tous les psychologues vous le diront : la violence historique obéit aux mêmes schémas que la violence familiale. A entendre le discours belliqueux de Poutine, la Russie sera une mère méprisée dont l’amour aurait été rejeté par son enfant ingrat. Elle est en réalité muselée par un père illégitime, ivre de domination, qui nie le droit à la séparation, viole et tue ce qui lui échappe. Le président russe se comporte comme un amant possessif et jaloux qui commet un féminicide. Paranoïaque comme beaucoup de ses citoyens façonnés par le système soviétique, entré en guerre contre ses ennemis extérieurs mais aussi intérieurs, il détruit aujourd’hui tout ce qui rappelle que l’autre est un autre. Et instrumentalise le passé pour le rendre aussi écrasant qu’un tank. »  

Le mot de la fin pourrait revenir à Andrea Salajova : « Cette terrible aliénation du peuple russe à un pouvoir qui n’a jamais pensé à autre chose qu’à l’asservir, cette terrifiante soumission à un destin auquel ils croient ne pas pouvoir échapper – tout cela dure depuis trop longtemps et le monde entier en subit les conséquences, hier comme aujourd’hui. L’Ukraine est meurtrie, mais elle ne doit pas être vaincue. Même si, nous le savons, s’accorder sur ce que serait une victoire pour elle, comme pour nous, nous demandera encore beaucoup de discussions et de combats. Mais – qui et quand pour libérer enfin la Russie ? »   .