Une réflexion cohérente sur le « monde d’après », c’est-à-dire après la crise du Covid-19, doit nécessairement aboutir à la montée en puissance de l’entrepreneuriat social.

« Nous sommes en guerre » a été l’une des phrases du Président de la République les plus commentées de 2020, marquant une césure dans le premier quinquennat d’Emmanuel Macron. L’ouvrage d’Eric Carrey, saint-cyrien et diplômé de l’ESSEC, et d’Hubert Landier, docteur en sciences économiques, nous aide à comprendre pourquoi, bien avant le déclenchement de la guerre en Ukraine, la pandémie du coronavirus avait mobilisé un imaginaire guerrier, et entamé une réflexion profonde sur le « monde d’après » et les limites planétaires.

De la pandémie de Covid-19 aux risques globaux

A l’occasion de la crise pandémique, les métaphores guerrières ont fait florès, comme grille d’analyse autant que comme discours d’exhortation à l’action : face à la crise de la Covid-19, il s’est agi d’assurer la « mobilisation » de la population, de la première ligne à l’arrière, de réviser l’opposition entre « guerre de mouvements » et « guerre de position », et d’envisager un « après-guerre », entre bilan et reconstruction. Bien loin des lignes de front en Europe orientale, les deux auteurs revisitent le sens de ces métaphores, explorant notamment les changements du rapport au temps (le temps des chefs, celui des héros, des interrogations, des avancées sanitaires et du doute), à différents moments d’une crise qui a elle-même connu plusieurs phases au cours de long mois.

Au-delà de la métaphore guerrière, il convient de ramener la crise de la Covid-19 à sa juste proportion. Le moment Covid-19 n’est que la réalisation d’un des risques globaux possibles identifiés par les auteurs : en l'espèce, les deux auteurs reviennent sur une large typologie des risques matérialisables, dont les probabilités d’occurrence sont diverses. Ils sont nombreux, allant des risques environnementaux à l’accident atomique majeur, de l’effondrement de l’Etat au développement de pénuries, des effondrements locaux aux mouvements importants de population, en passant par l’emprise croissante des groupes mafieux et criminels... Souvent, ces risques engendrent une polarisation croissante des sociétés, entre rumeurs, croyances erronées, violences, radicalisation ou montée du communautarisme. La question est bien ici de distinguer la crise (en attendant un retour au statu quo précédent) du choc, qui suppose une impossibilité de revenir à ce qui était connu. Il s’agit donc d’un « point de bifurcation » (Ilya Prigogine), revenant à penser l’avenir d’une manière différente du passé.

Ces multiples risques sont susceptibles de converger à un moment donné, amenant aux catastrophes, au gré d’enchaînement parfois inopinés et funestes. Au-delà du cas connu du Titanic, l’exemple de la République de Nauru, dans le Pacifique, l’illustre : cette communauté humaine s’est caractérisée par « une abondance matérielle portée par une ressource minérale d’apparence inépuisable, un mode de vie devenu totalement artificiel fondé sur l’argent facile, un effondrement brutal qui n’avait pas été préparé, un environnement naturel totalement dévasté, une absence de compétences susceptibles d’assurer la survie, une communauté humaine laissée à l’abandon. » Puis, poursuivent les auteurs, cela ressemble à « Un modèle réduit de ce qui pourrait arriver à l’humanité toute entière »  

Le constat est implacable et amène inévitablement à une nouvelle question. Si l’enjeu est celui de la fin des systèmes politiques ou de la disparition des civilisations, l’inaction face à ces dangers ne peut que sidérer, comme à l’occasion de la fiction de Netflix Don’t look up, dénonçant le « déni cosmique ». Pour expliquer cet état de fait, les auteurs mobilisent l’analyse des intérêts (le modèle industriel et le lobbying), des idées (l’attitude de dénégation) et des institutions (et leurs inévitables lourdeurs).

Comment, dès lors, envisager pouvoir gouverner une transition vers l’économie sociale et solidaire, ou l’entrepreneuriat social ? C’est également l’un des messages forts de ce livre.

Reconstruire à partir de l’économie sociale et solidaire

Loin de céder au désespoir, au fatalisme ou à la collapsologie, les auteurs envisagent les différentes pistes possibles. Selon eux, c’est en décentrant nos regards et en abandonnant un certain nombre de certitudes que nous pourrons reconstruire à partir de l’économie sociale et solidaire (ESS).

D'après eux, l’ESS regroupe « d’une part, les organisations de l’économie sociale et solidaire – mutuelles, coopératives et associations – [qui] devront développer leurs compétences en termes d’utilisation optimale des ressources dont elles disposent. D’autre part, les pouvoirs publics [qui], à défaut de les aider, ne devront pas entraver leur développement en même temps qu’ils devront, si possible par la loi, imposer à la communauté financière de subordonner ses objectifs à court terme à l’objectif beaucoup plus vaste que représente la sauvegarde de la planète »   . C’est une coalition d’acteurs de ce type qui peut faire advenir des changements nécessaires aux grands équilibres sociaux et globaux.

Si les acteurs traditionnels de l’ESS remontent au XIXe siècle (avec le puissant secteur mutualiste, associatif et d'autres expérimentations sociales), les auteurs observent que l’entrepreneuriat social a depuis fait son chemin. En quelques mots, « L’idée d’entrepreneuriat social aura d’abord été le fait d’entrepreneurs soucieux de donner une finalité sociale à leur activité et de se démarquer ainsi de l’entrepreneuriat purement capitalistique. Il trouve son origine dans le courant philanthropique américain et s’est développé ensuite en France tout en se heurtant à la méfiance des acteurs historiques de l’ESS »   .

Face aux risques, l’entrepreneuriat social constitue un puissant facteur de résilience, cette dernière étant décrite comme « la capacité des personnes et des populations exposées à des vulnérabilités, des catastrophes ou des crises, à faire face, à s’adapter, à se relever et à retrouver une vie digne et autonome »   . Cette résilience s’appuie sur la force du local comme moteur de transformations. Selon les auteurs « il faut réenchanter les relations de proximité. Les grands systèmes humains qui menacent ruine et risquent de s’effondrer devront laisser place, si l’humanité trouve encore sa place sur la terre qu’elle aura saccagée, au foisonnement des initiatives locales »   . Produire local, c’est chercher à réduire l’impact social et environnemental d’une filière donnée.

Eric Carrey et Hubert Landier dressent ainsi le constat d’un nécessaire changement de paradigme dans notre approche économique, en mettant au cœur de la réflexion l’idée d’impact social de ces activités dans l’après-covid. Ainsi voient-ils positivement les évolutions en cours sur la raison d’être d’une organisation, qui « constitue sa ligne directrice et devrait se trouver au fondement de sa gouvernance. » Or, « L’émergence de sa raison d’être est le fondement de la mise en place d’une gouvernance partagée »   . Si la dernière partie de l’ouvrage sur les rapprochements des secteurs de l’ESS et de l’entrepreneuriat social permet de dresser un panorama assez complet de ce champ en France, on peut regretter que la place prise par l’éducation dans ces transformations n’apparaissent pas davantage, ou qu’un travail comparatif, au moins au niveau européen, n'ait pas pu être mené. Il n’en demeure pas moins que la thèse de l’ouvrage s’appuie sur une connaissance fine du cas français et des défis globaux.

A défaut de prendre l’analyse des auteurs au sérieux, il est à craindre que les conséquences d’une sobriété subie soient plus dommageables pour la cohésion nationale que celles d’une sobriété choisie. A ceux qui s’interrogent sur l’impact social et environnemental des activités économiques, et sur la manière de relever les multiples défis permettant de garantir l’avenir du contrat social, ce livre sera une contribution utile au débat autant qu’une invitation à l’action.