Le nouveau roman d'Eric Chevillard fait pénétrer le lecteur dans l'atelier de l'écrivain pour lui montrer comment il est possible de transformer un sujet médiocre en un chef d'oeuvre.
Dans un passage suggestif de son bel essai sur L’art ou la feinte passion paru au début des années 1980 , Nicolas Grimaldi s’employait à montrer de manière convaincante que le problème classique de l’imitation en art avait peut-être été trop longtemps mal posé. L’erreur, écrivait-il en substance, est de croire que, d’une manière ou d’une autre, le modèle préexisterait à sa représentation artistique, et que l’artiste lui-même s’efforcerait d’adapter tant bien que mal sa technique de représentation aux modèles offerts par la nature.
En vérité, l’art ne se soumet pas tant à ses modèles qu’il ne soumet leur représentation à son style. C’est bien pourquoi l’art du peintre consiste moins à adapter son langage à ses modèles qu’à choisir ses modèles d’après son langage. « Ce qui s’accorde à son vocabulaire, à ses tournures favorites, à son rythme, à son style, n’est-ce pas en effet ce que le peintre choisit de représenter ? » Tout est affaire de style, si l’on veut, à condition toutefois de bien comprendre par là, comme le demandait Proust, que le style n’est pas une simple affaire de technique, mais bien de vision du monde.
L’exemple des peintres paysagistes – et, parmi ces derniers, du « Prince des Impressionnistes » – permettra de mieux le comprendre :
« N’est-il pas remarquable qu’ayant inventé de représenter la lumière comme une matière pulvérulente et les choses comme des grumeaux de lumière, comme une agglutination de particules colorées, à partir de 1875 Monet ne peigne plus que des paysages, à la limite tremblante des éléments qui s’y partagent : l’air, la terre et l’eau ? Où rien n’est uni, où rien n’est immobile, où le monde écume de lumière et où la lumière s’effiloche en embruns colorés, n’est-ce pas là qu’il reconnaît ses motifs favoris, que restituent sa charpie de pigments, ses touches en virgules, ses tons rompus, ses menus empâtements ? À Vétheuil, à Londres, à Venise, n’est-ce pas partout le même paysage qu’il recherche et qu’il peint ? Et face à l’océan, disant que « c’est un Monet », n’avouait-il pas avoir trouvé à Belle-Isle ce qu’il cherchait partout dans la nature : le double de son style ? »
Quoique légèrement déformée (ce n’est pas, en effet, Monet lui-même mais son ami et grand admirateur Auguste Rodin, qui, découvrant l’océan atlantique pour la première fois à l’occasion d’un séjour dans la maison d’Octave Mirbeau près d’Auray, dans le Morbihan, se serait écrié : « c’est un Monet ! »), l’anecdote n’en demeure pas moins précieuse par ce qu’elle donne à penser. Tout se passe comme si, par une sorte d’inversion, les formes de la figuration avaient le pouvoir de déterminer les formes de la nature qui sont seules susceptibles d’être figurées. L’objet d’un peintre du génie de Monet serait alors bien moins « l’objet qu’il peint que sa peinture elle-même, bien moins ce qu’il représente, que le style même de sa représentation », comme l’écrit encore avec profondeur Nicolas Grimaldi. Loin de représenter les modèles qu’il trouverait pour ainsi dire tout faits dans la nature, le peintre prendrait bien plutôt dans la nature les modèles dont son propre style est la représentation. Il ne chercherait à peindre ce qu’il voit que pour avoir trouvé « dans ce qu’il voit le style de ce qu’il peint ». Un grand peintre n’aura fait, en somme, que peindre, sa vie durant, un même tableau, et c’est ce tableau, inlassablement, qu’il aura exécuté aux quatre coins du monde. « Aussi tous ses différents tableaux », conclut-il, « ressemblent-ils moins à leurs différents modèles qu’ils ne se ressemblent entre eux. »
Il n’est pas nécessaire, nous semble-t-il, de modifier quoi que ce soit à cette brillante analyse pour lui donner une application dans d’autres domaines artistiques que celui de la peinture. Toute grande œuvre d’art est le fait d’un regard qui se regarde regarder. Les processus réflexifs par lesquels une conscience se retourne sur elle-même pour scruter l’énigme de son propre rapport au monde, de ce qu’elle y cherche et de ce qu’elle y trouve, constituent la principale source d’inspiration des artistes et la trame même de leur art. Le dernier livre d’Éric Chevillard – cet autre « Prince de la littérature », dont l’œuvre formidable, patiemment élaborée depuis plus de trente ans, s’impose aujourd’hui comme l’une des plus importantes – qui paraît ces jours-ci aux éditions de Minuit sous le titre sibyllin de La Chambre à brouillard offre l’occasion unique de poursuivre une telle méditation sur l’art, en donnant à voir comment un roman peut naître de la réflexion portant sur sa propre méthode d’engendrement, mêlant ainsi de façon indissociable la conception même du livre (l’opus operans) à son résultat définitif (l’opus operatum).
Roman « spéculaire », donc, construction « en abyme » ou « métarécit » – comme il est d’usage de l’appeler dans le champ des études littéraires –, art au second degré ou autoréférentiel qui fait miroiter entre ses lignes et dans le filigrane de ses mots le phénomène littéraire lui-même (auteur, lecteur, écriture, œuvre, genre), entièrement traversé par différentes formes d’intertextualité, d’hypertextualité, de paratextualité et de métatextualité , travaillé par diverses sortes de modalisation autonymique – tout à fait dans la « manière » de notre auteur, qui l’inscrit dans le prolongement d’une tradition prestigieuse allant de Gide à Beckett , mais où, on le verra, il continue de manifester son originalité et son inépuisable inventivité.
Le sujet¹ du livre
Quel est donc le sujet du livre, demandera-t-on ? Question fort légitime, que tout lecteur ne manque jamais de se poser au seuil de sa lecture et qui l’accompagne jusqu’à la fin, mais à laquelle, en l’occurrence, il est bien difficile de répondre, sauf à distinguer, comme nous le ferons par la suite, plusieurs sujets qui tous s’entrelacent au sein de boucles réflexives.
Le sujet du livre est tout d’abord, traditionnellement, son argument, le canevas à partir duquel le romancier fera œuvre de création. Ce dernier nous est livré dans la première partie du récit (la plus courte des trois que compte le livre), dont on comprendra, après coup, qu’elle en est plutôt l’avant-dernière en ce sens où elle a été rédigée bien après les événements qui y sont évoqués, lesquels déterminent toute la progression de l’intrigue. L’argument est fort simple et même, comme le dira le narrateur un peu plus tard, franchement « débile », et tient en quelques mots. Il y a plus de trente ans, un jeune délinquant prénommé Oleg, pris en chasse par deux policiers, se défaussa du sac à main qu’il venait d’arracher à une vieille dame en le fourrant dans les bras de la première personne croisée sur le trottoir, laquelle se trouvait être le narrateur lui-même. Paradoxalement, loin de s’empresser de restituer son bien à la personne lésée ou de le remettre aux agents de police, le narrateur décida sur le champ d’assumer cette complicité de circonstance, d’attendre au coin de la rue le voleur pour lui confier son butin, en faisant ainsi involontairement de ce dernier son débiteur. Même après que les chemins du narrateur et d’Oleg se sont séparés et que, de petit voleur à la tire il soit devenu un criminel endurci recherché par toutes les polices de France et de Navarre, un lien indéfectible continuera de les unir l’un à l’autre : la promesse faite par Oleg de rendre au narrateur le service qu’il voudra, quand il le voudra, pour s’acquitter de sa dette.
Le moins que l’on puisse dire est qu’un tel début de roman, sous la plume d’un auteur comme Éric Chevillard, est plutôt inattendu, à tel point que le lecteur interloqué, refermant précipitamment le livre pour vérifier le nom imprimé sur la page de couverture, en vient à soupçonner un cas flagrant d’imposture. Ou pire encore : une invraisemblable volte-face, voire une capitulation de l’auteur, lequel aurait fini par céder aux sirènes d’une certaine critique littéraire lui reprochant amèrement, depuis ses débuts, de produire une littérature inintelligible et indéchiffrable, dont toute dimension proprement romanesque a disparu, et où l’on chercherait en vain les recettes pourtant éprouvées du « bon vieux roman ».
Si un tel soupçon devait se confirmer, alors il faudrait dire que ce n’est pas la première fois que l’auteur cède à pareille tentation : les deux volumes de son Prosper Brouillon développent explicitement une trame policière abracadabrante, en recourant à une langue aussi pauvre et à des techniques de narration aussi éculées que celles que l’on trouve dans la plupart des livres du même genre. A cette différence près, toutefois, que l’intention parodique qui préside à l’écriture de Défense de Prosper Brouillon et de Prosper à l’œuvre ne se laisse pas percevoir cette fois-ci dans La Chambre à brouillard.
C’est que l’ambition d’Éric Chevillard dans ce dernier livre n’est pas d’écrire une suite des aventures de Prosper Brouillon, mais de s’interroger sur ce que la littérature peut faire d’une intrigue policière aussi indigente que celle-ci – dont on ne mesure pas bien, écrit-il ironiquement, « les dégâts » qu’elle peut faire « à l’intérieur du crâne » – si, par extraordinaire et en vertu d’une contrainte d’inspiration oulipienne, un véritable auteur décidait de la prendre en charge. L’argument rocambolesque du livre (= sujet¹) devient ainsi le sujet du livre (= sujet²), c’est-à-dire l’objet proposé à la réflexion et à l’étude, formant de cette manière la première boucle réflexive dont l’effet immédiat est de déplacer l’enjeu de la narration : la question n’est plus désormais de savoir comment développer l’intrigue initiale en la nourrissant de nouvelles péripéties, mais comment la modifier substantiellement de sorte à lui donner une dignité littéraire.
Moyennant quoi – notons-le – Oleg aura tout de même bien réussi son coup : il aura trouvé le moyen de fourguer au narrateur un butin dont ce dernier ne voulait pas – recel ou plagiat, comme on voudra –, lequel va certes se métamorphoser progressivement entre ses mains, sans toutefois jamais perdre tout à fait ses caractéristiques initiales. Si le personnage d’Oleg lui-même disparaîtra en effet complètement de la deuxième partie du récit (la plus longue des trois), l’intrigue policière dont il occupe le centre en première partie ne cessera pas de constituer, sous une forme sublimée, l’un des principaux ressorts diégétiques : comme nous le verrons, il s’agira alors, non plus de mettre la main sur Oleg en cavale, mais de retrouver la trace du sujet³ qui s’est enfui après avoir malencontreusement échappé à la vigilance du narrateur. Ainsi qu’il était prévisible, c’est Oleg en personne qui, dans la troisième partie du livre, viendra remettre au narrateur pour la seconde fois le fugitif, en s’acquittant par là même définitivement de sa dette.
Le sujet² du livre et le sujet³ du livre
Le cœur du second roman qui commence au sein du premier, et qui se déploie dans toute la seconde partie, est consacré à la description des multiples tentatives d’approche du sujet¹ par le narrateur et des réactions qu’elles suscitent de sa part. Une fois passée la tentation de s’en débarrasser purement et simplement en laissant à un quelconque Prosper Brouillon le soin de mener l’intrigue policière à son terme, le narrateur se demande comment « revoir ses ambitions à la hausse ». Quel peut bien être le potentiel littéraire d’une intrigue policière aussi banale que celle dont il a été question précédemment ?
La stratégie du narrateur va consister, pour répondre à cette question, à soumettre à une analyse méticuleuse son sujet¹, transformé pour l’occasion en « objet d’étude » au sens clinique du terme, comme on observe une bête curieuse, pour voir comment elle se comporte et tenter de l’apprivoiser, et ainsi espérer réussir à lui faire intégrer le giron de la littérature.
Ce premier geste est décisif et extrêmement significatif parce qu’il entraîne une animalisation du sujet¹ dont les conséquences se feront sentir jusqu’à la fin du roman. « Animal », le sujet¹ l’est d’abord bien sûr en un sens métaphorique dans la mesure où cette transformation est le résultat du regard ahuri que le narrateur porte sur lui – en tous points semblable à celui d’une poule qui trouverait une fourchette. L’animalisation métaphorique traversera au reste la totalité du roman, dont le bestiaire ne renvoie que rarement aux créatures réellement existantes (ce qui constitue une nouveauté sous la plume d’Éric Chevillard, comme ce dernier ne manque pas de le souligner, car si ses romans sont peuplés d’ordinaire de plusieurs dizaines d’animaux, il est extrêmement rare qu’ils soient ravalés au rang de simples métaphores), sans épargner même les êtres humains qui se verront systématiquement attribuer des sobriquets animaux.
Mais « animal », le sujet¹ l’est réellement en vertu d’un emballement autonymique du texte, se prenant lui-même au pied de la lettre. Rappelons en effet que le « sujet » ne signifie pas seulement le thème d’une activité intellectuelle ou artistique (ce que nous avons appelé l’argument ou le canevas du livre), mais qu’en psychologie expérimentale et pathologique, par analogie avec la médecine, il désigne encore l’être individuel soumis à l’observation. La réflexion du narrateur sur le sujet¹, qui consiste à faire de ce dernier un objet d’étude ou un sujet² de réflexion, a donc pour effet d’engendrer un sujet³ compris comme créature, spécimen ou cobaye ou mieux encore : comme rat de laboratoire. De là, l’omniprésence de ce rongeur dans le roman : presque tous les personnages qui y font une apparition y sont qualifiés, à un moment ou un autre, de « rats » et sont réellement traités comme des rats de laboratoire (y compris la femme et le fils du narrateur), comme ils doivent fatalement l’être dans la mesure où, jouant un rôle dans la narration, ils s’exposent à la même observation clinique. Même ceux qui gravitent de loin autour du récit sans y jouer aucun rôle précis subissent les effets de son attraction : les jeunes femmes intéressées par les « découvertes », dûment consignées dans un « registre », que le narrateur pourrait être amené à faire et qu’il soumet de temps à autre à l’appréciation du « collège des savants », deviennent des « étudiantes », tandis que les jeunes chercheurs menant des « travaux » analogues se transforment en « laborantins ».
Quant à ce que nous avons appelé l’emballement autonymique du texte, il n’a lui-même rien d’arbitraire en ce qu’il est commandé en vérité par la logique profonde de la diégèse : qu’est-ce en effet que soumettre à analyse un sujet¹ pour estimer son potentiel littéraire si ce n'est s’efforcer de se l’approprier, d’en faire la chair de sa chair, le fruit de ses entrailles ? D’abord, étudier sa proie ; puis, tenter de le prendre dans sa propre toile ; ensuite, l’emmaillotter dans un cocon de soie ; et enfin, en faire son festin. La diégèse doit elle-même être comprise comme un lent processus de digestion, et les boucles réflexives que nous décrirons correspondent à autant de fils dont l’écrivain-araignée se sert pour enrober le sujet¹ et le phagocyter.
Il convient, par conséquent, de ne pas se méprendre sur l’enjeu véritable des pages dédiées à l’observation du sujet³, dans lesquelles le narrateur s’ingénie à le cerner en diversifiant les protocoles et les dispositifs (cage en cloche, aquarium, caisse, etc.), en variant les tests et les questionnaires (de quoi se nourrit-il ? quels sont les sons susceptibles de l’impressionner ? quels sont les appâts auxquels il se laisse prendre ? comment l’attraper ? comment le repérer ?, etc. ), en multipliant les prélèvements, les mesures et les statistiques. Seule compte en effet la méthode expérimentale elle-même ou, si l’on préfère, le geste qui consiste à soumettre à observation le sujet¹ pour en faire un sujet² de réflexion.
Ce geste constitue par lui-même une première appropriation du sujet¹, et donc aussi bien les prémices de sa promotion littéraire, pour au moins trois raisons : tout d’abord, parce qu’un tel geste, comme nous l’avons dit, a pour effet immédiat de déplacer l’enjeu de la narration en neutralisant l’intrigue policière dans sa dimension proprement romanesque ; ensuite, parce qu’en modifiant l’angle d’attaque, il permet de prendre la mesure du potentiel littéraire du sujet¹, lequel tient précisément dans sa capacité à « attaquer » et « contre-attaquer » (c’est-à-dire à bousculer la langue, la vision du monde et le système de conventions qui lui est lié) ; enfin, parce qu’il conduit à ce que nous serions tenté d’appeler une indétermination ontologique du sujet³ où ce dernier demeure en attente d’individuation faute de se voir attribuer des caractéristiques discriminantes. Observer une « chose », un « phénomène » ou un « spécimen », c’est en effet nécessairement, durant tout le temps de l’observation, accepter de se laisser instruire par cela même que l’on examine – sans lui dicter sa loi, sans lui imposer ses mots, sans l’obliger à trouver place dans une nomenclature déjà paramétrée, et c’est donc lui rendre sa liberté : condition première de toute libération.
Le sujet⁴ du livre et le sujet⁵ du livre
Mais l’observation du sujet³, si elle conduit le narrateur à s’interroger sur la capacité du sujet¹ à recevoir un traitement littéraire, est indissociable d’un questionnement en retour sur l’idée même que le narrateur se fait de la littérature – comme l’attestent déjà les remarques précédentes qui soulignaient que l’élévation du sujet¹ à la hauteur d’un sujet² de réflexion, constituait déjà en soi le triomphe d’une certaine idée de la littérature.
Cette question en retour, par laquelle une seconde boucle réflexive vient se refermer sur la première, prend nécessairement la forme d’une introspection où ce qu’il s’agit d’étudier, cette fois-ci, est moins le sujet³ lui-même que les réactions du narrateur face à ce dernier.
« Je dois savoir », écrit-il, « ce que me vaut sa fréquentation assidue, quelle leçon valable pour la conduite de ma vie je peux tirer de cette étude – et de là évidemment quel profit –, ce qu’il m’apprend sur moi-même et sur le monde. (…) En étudiant mon sujet, je me cerne aussi mieux moi-même. Puis je médite son enseignement afin d’approfondir toutes ces belles qualités d’âme que je me découvre. Mon intelligence s’ouvre et je cesse d’être pour moi-même cette torturante énigme. Je sais désormais quelles sont mes qualités, de quoi est fait mon génie singulier. »
Le bénéfice, on le voit, est d’abord tout négatif : ce que le narrateur découvre à l’occasion de cet impossible exercice de réécriture d’une intrigue trop médiocre pour être rachetée, c’est l’ensemble des exigences littéraires qui sont les siennes, lesquelles ne se dévoilent toutefois que par la force avec laquelle elles repoussent le sujet¹.
Si donc le narrateur veut relever le défi qu’il s’est fixé de ne pas laisser tout à fait dépérir entre ses mains le sujet³ et de lui donner une chance de survivre dans les pages qu’il compose, il lui faut s’examiner lui-même pour tenter de percer l’énigme des motifs qui le poussent viscéralement à détourner son regard loin de lui. Le narrateur devient dès lors pour lui-même, nouvelle boucle réflexive, le sujet⁴ de son propre livre : il va s’efforcer de retourner vers lui-même la lumière crue sous laquelle il examinait précédemment le sujet³, d’entrer dans son propre laboratoire ou, plus exactement, dans la chambre à brouillard – en entendant par là, non pas, littéralement, le détecteur de particules inventé par Charles Wilson en 1911 qui montre sous la forme de traînées de condensation le passage des particules nucléaires dans la matière, mais, métaphoriquement, cet « espace du dedans », comme le disait Henri Michaux, ou la « chambre du cœur » (cubiculum cordis), ainsi que la nommaient les Pères de l’Eglise, au sens biblique du mot « cœur » qui désigne l’identité personnelle de l’homme, le noyau de son être, incluant aussi bien l’intelligence que la volonté . Pénétrer dans la chambre à brouillard, c’est entrer de plain-pied dans le « cœur de [l’] intimité » du narrateur, car l’intériorité est aussi une intimité, un lieu où l’on se retire en soi et s’isole du dehors et du monde social.
Ce troisième roman qui s’ouvre au sein du second contient les pages les plus émouvantes de La Chambre à brouillard dans la mesure où le ton s’y fait beaucoup plus personnel, et même parfois ouvertement autobiographique. Si les premières tentatives d’approche du narrateur par lui-même prêtent plutôt à sourire en raison de la grossièreté des moyens qu’il utilise pour apprendre à mieux se connaître (hypnose, tests de Rorschach, psychanalyse de comptoir), ce sourire s’efface bien vite des lèvres du lecteur dès lors que le narrateur change d’angle d’observation pour décrire les effets que produit dans sa vie l’irruption du sujet¹.
Car, ainsi qu’on le découvre dans cette partie du roman, le narrateur, pour le meilleur et pour le pire, ne vit pas seul, mais a femme et enfant, qu’il entraîne bien malgré lui dans une existence peu gratifiante pour ces derniers. A partir du moment, en effet, où le narrateur tient un sujet¹, le voilà qu’il descend, comme il le dit, au « sous-sol » ou à la « cave » – c’est-à-dire, en filant la métaphore de la chambre à brouillard, le voilà qu’il retourne en lui-même, dans les profondeurs de son esprit, ou encore, de manière plus prosaïque, le voilà qu’il s’enferme dans son atelier d’écrivain, son « cabinet » et autre « trou à rats », muni de son carnet dont il ne sépare jamais, et qui devient une incarnation à lui tout seul du sujet⁵ –, au grand dam de Nine, sa femme, qui désespère de partager la vie d’un tel ours.
« Je danse plus souvent avec l’ours qu’avec toi, je dîne plus souvent avec le yéti », lui reproche-t-elle amèrement. « Tu connais le soleil, l’astre là-haut ? », lui demande-t-elle avec un soupçon d’ironie. C’est qu’il est impossible, explique le narrateur, de consacrer au travail d’écriture « les heures dévolues à sa tâche par l’employé de bureau, le commerçant ou l’ouvrier » : écrire, c’est se livrer corps et âme à l’écriture, du matin au soir, c’est demeurer fidèle au poste même « aux heures de la fatigue, de la confusion, de la discorde, du dépit, de la haine de soi, de la faim, de la migraine et des idées noires ». C’est sacrifier « toute vie sociale », c’est faire le choix d’une « vie austère » et se transformer soi-même, par un juste retour des choses, en « animal xylophage » qui « ronge l’os et le papier ».
Mais le conflit que décrit alors le narrateur n’est pas seulement celui qui l’oppose à l’occasion à ses proches, mais, plus profondément, celui qui l’oppose à lui-même, allant jusqu’à provoquer un véritable dédoublement, accompagné, comme il se doit, des symptômes bien connus de l’hypocondrie, de la paranoïa et de la schizophrénie. Deux personnages, en effet, se disputent le sujet¹ sitôt que le narrateur en a l’idée : lui-même et son double nommé Gorius, lequel n’est nul autre que le Prosper Brouillon que chaque grand écrivain porte en soi. Le premier rêve de littérature ; le second vise le succès commercial facile et les applaudissements d’un public médiocre. Le premier ne sait que faire du sujet¹ qui lui a été confié ; le second y voit au contraire « la chance de [s]a vie » et une formidable opportunité.
Situation tragi-comique qui fait songer à celle qui est évoquée dans le film de Spike Jonze Adaptation (2003) écrit par Charlie Kaufman, dans lequel un scénariste, chargé d’adapter pour le cinéma une œuvre littéraire, s’interroge sur la meilleure façon de procéder, et finit par renoncer à toutes ses ambitions artistiques pour laisser son frère jumeau gâcher le travail en donnant à son scénario les allures d’un roman de gare. Pour notre plus grand soulagement, toutefois, l’issue d’un tel conflit fratricide dans La Chambre à brouillard est plus heureuse : Gorius perd la partie et n’aura jamais son mot à dire sur l’évolution du sujet¹.
Le sujet⁶ du livre
Car le livre que nous lisons est une merveille, venant s’ajouter à la liste des chefs d’œuvre qu’Éric Chevillard compose depuis plus de trente ans avec une constance et une régularité proprement confondantes. L’étonnant dans La Chambre à brouillard est que ce nouvel opus est à la fois complètement original et éminemment chevillardien. La « manière » de l’auteur y est partout reconnaissable et la langue qu’il manie comme personne permet de l’identifier dès les premières phrases. Il n’est pas nécessaire d’avancer très loin dans la lecture pour comprendre que le sujet⁶ du livre, en une ultime boucle réflexive, n’est, au final, rien d’autre que lui-même, c’est-à-dire que l’œuvre impressionnante que l’auteur a édifiée lentement et sûrement, forte aujourd’hui d’une quarantaine de livres.
C’est en ce point de l’analyse du roman que prennent sens, nous semble-t-il, les allusions répétées de l'auteur/narrateur aux trois longues décennies depuis lesquelles il « arpente [s]on strict domaine d’activité », et les références implicites à certains de ses livres précédents (notamment L’Auteur et moi , où le bon et le mauvais roman s’opposent l’un à l’autre comme la truite émincée aux amandes au gratin de chou-fleur). La construction vertigineuse des romans d’Éric Chevillard est susceptible elle-même d’être élucidée à plusieurs niveaux : c’est elle qui, tout d’abord, commande l’organisation des différents thèmes qui font une apparition dans l’espace de chaque roman considéré isolément (selon une logique toute musicale, comme nous avons déjà eu l’occasion de le dire dans une précédente chronique) ; mais c’est encore elle qui commande la relation que les différents livres soutiennent les uns avec les autres, où chaque nouveau livre peut être lu comme une variation inédite d’un ou de plusieurs thèmes déjà contenus, au moins virtuellement, dans les livres précédents. La Chambre à brouillard est ainsi une orchestration symphonique inouïe de motifs que l’oreille attentive des lecteurs aura déjà entendus dans Palafox, Du Hérisson, Le Vaillant petit tailleur, Choir, L’Auteur et moi, L’Explosion de la tortue, Zoologiques, Monotobio, Défense de Prosper Brouillon, Prosper à l’œuvre, L’Arche Titanic, sans oublier de mentionner les écrits de Chevillard-critique littéraire et ceux de Chevillard-bloggeur. En réussissant à « l’inscrire dans le tableau du monde » qu’il a lui-même brossé, Éric Chevillard est parvenu à faire du sujet¹ du livre le sujet⁶ d’un grand livre de littérature.
Que les lecteurs des premières pages de La Chambre à brouillard se rassurent donc : ce livre est bien un livre d’Éric Chevillard. Mais la signature n’est pas à chercher sur la page de couverture, pas plus qu’elle n’a besoin de l’être au bas du tableau d’un peintre. Comme le dit Descartes en réponse à la question de Gassendi de savoir où se trouve la marque de l’ouvrier sur cet ouvrage qu’est l’homme qui possède l’idée de l’infini : la marque de l’artiste ne se trouve pas au coin de la toile, elle s’inscrit sur toute la surface, dans le style même, elle s’identifie avec toute l’œuvre, parce qu’elle en donne l’identité.