A partir des travaux de trois historiennes et autour de trois combattantes historiques du patriarcat, Jeanne Balibar donne à voir et à entendre l’histoire en train de s’écrire. Pari tenu.
Seule sur scène, la comédienne Jeanne Balibar fait entendre les voix de la parricide victime d’inceste Violette Nozière (1915-1966), de l’actrice féministe Delphine Seyrig (1932-1990) et de l’esclave Páscoa Vieira (1659- ?) rapportées par trois historiennes contemporaines. Il en résulte des effets théâtraux saisissants, un propos engagé et stimulant sur la légitimité de la parole des femmes et une approche profondément documentée et sensible de l’écriture de l’histoire.
Une comédienne et trois historiennes
La genèse du spectacle s’inscrit dans des liens d’amitié tissés durant les études d’histoire de la comédienne avec trois camarades. Alors que ces dernières deviendront historiennes de métier, Jeanne Balibar choisit la voie théâtrale, car dit-elle « Je n’ai jamais réussi à considérer l’Histoire que comme de la littérature, un art du récit » . Mais, l’expérience de la lecture d’extraits du livre de l’amie Anne-Emmanuelle Demartini, autrice de Violette Nozière, la fleur du mal. Une histoire des années 30 (Champ Vallon, 2017), dans une librairie au moment de la parution de l’ouvrage, convainc la comédienne : « Il m’a semblé qu’une certaine historiographie contemporaine permettait une représentation de la sensibilité qui a des points communs avec la pratique théâtrale ».
Les deux autres camarades, Emmanuelle Loyer et Charlotte de Castelnau-L’Estoile, s’engagent dans le projet. La première, spécialiste d’histoire intellectuelle et culturelle, se plonge dans le fonds Delphine Seyrig conservé au Département des arts du spectacle de la Bibliothèque nationale de France. Tandis que la seconde, dont les recherches portent sur la société coloniale brésilienne, sur le catholicisme et la mondialisation de l’époque moderne, raconte la vie d’une esclave entre l’Angola, le Brésil et le Portugal à partir des pièces du procès pour bigamie mené contre elle par l’Inquisition portugaise.
La pugnacité de ces femmes à faire entendre leur version des faits dans des contextes patriarcaux qui les condamnent constitue la trame de cette « lecture-jouée ». La structure n’est pas chronologique, pas plus que l’objectif n’est didactique. L’intention est plutôt heuristique, au sens où le spectacle nous donne littéralement à voir et à entendre l’histoire en train de s’écrire. Les textes des historiennes sont d’ailleurs dans des états d’achèvement différents et chacun apporte un éclairage singulier sur le travail de leur autrice.
Théâtre et notes de bas de page
En premier lieu, il y a le livre publié par Anne-Emmanuelle Demartini. L’introduction constitue un puissant plaidoyer pour une histoire des « représentations, [des] imaginaires, [des] sensibilités » et souligne « la fécondité des points d’entrée particuliers dans l’étude des sociétés » . Démontrant « qu’il n’y a pas a priori de hiérarchies dans les objets de l’histoire et qu’il appartient à l’historien de convertir le crime privé en mine de réflexions et de questions » , ce texte fournit la matière à la scène d’exposition et donne ainsi le ton au spectacle largement fondé sur des archives judiciaires.
La valeur de ces sources pour faire entendre la voix de celles qui n’ont jamais écrit apparaît alors comme évidence dans le jeu tragi-comique de Jeanne Balibar, laquelle restitue avec virtuosité les échanges entre la mère et la fille Nozière, lors du procès de cette dernière. Tout le corps de l’actrice est impliqué dans ce qui se révèle être une performance magistrale.
La pratique de la citation, celle parfois ardue de la note de bas de page ou de l’énumération, caractéristiques de l’écriture savante non destinée à être lue à voix haute, revêtent pourtant dans ce dispositif scénique une dimension poétique et même dramaturgique. Dans cette oralité théâtrale, l’argumentation historique d’Anne-Emmanuelle Demartini qui étaye les conditions de possibilité de la parole sur l’inceste résonne alors doublement.
La comédienne, l’actrice et l’historienne
L’écho du passé sur le présent trouve encore une autre expression dans la deuxième partie du spectacle basée sur les notes de lecture rédigées par Emmanuelle Loyer lors de sa consultation du Fonds Delphine Seyrig. Dans ces fragments, premières formes de l’écriture historienne, se lit déjà une volonté de clarifier les conséquences de l’engagement politique de l’actrice sur sa carrière et ses choix cinématographiques. Celle qui avait condamné le sexisme de l’industrie filmographique dans un documentaire intitulé Sois belle et tais-toi (tourné en 1976) occupe une position centrale, dans le spectacle joué pour la première fois à New York en 2018, soit une année après le début de l’affaire Weinstein.
À travers l’étude des articles de presse et les interviews contenus dans le fonds, Emmanuelle Loyer compose un portrait original. En plus de souligner l’implication de Delphine Seyrig dans la construction d’une archive féministe, qui aboutira en 1982 à la création du Centre audiovisuel Simone de Beauvoir, la chercheuse relève l’omniprésence des sciences historiques dans l’héritage culturel et familial de l’actrice et militante, fille d’Henri Seyrig, directeur de l’Institut d’archéologie de Beyrouth, et d’Hermine de Saussure, femme de lettres et navigatrice d’origine genevoise.
Un parallélisme frappant apparaît alors avec l’autre actrice du spectacle, Jeanne Balibar, issue également d’une famille d’intellectuels. Exercice d’égo-histoire ? En tout cas, un brouillage des pistes s’opère entre le jeu de la comédienne sur scène et les extraits de films dans lesquels apparaît Delphine Seyrig. Projetée sur un grand écran dont l’éclat tranche avec le dépouillement du reste du décor : « Déroutante et colossale, l’archive, pourtant saisit », écrivait Arlette Farge .
Les questions épistémologiques liées au statut des sources qui se posent au cours d’une recherche sont également posées dans cette création et la mise en scène suscite d’intéressantes réflexions sur les rapports, parfois ambigus, que les historiens et historiennes entretiennent avec leurs objets d’études.
L’acharnement des juges, l’obstination de l’histoire
Après ce climax, les spectateurs découvrent l’histoire de Páscoa et ses deux maris (PUF, 2019) dans la première version d’un manuscrit remis à l’éditeur et que Jeanne Balibar lit intégralement. La durée du spectacle, plus de trois heures, éprouve l’endurance que requiert le métier d’historien lorsqu’il doit par exemple consulter des mètres linéaires d’archives. Un marathon, c’est aussi l’image utilisée par Jeanne Balibar pour décrire son propre jeu sur scène.
Les milliers de kilomètres parcourus par les personnes et les documents relatifs au procès de l’Angolaise Páscoa Vieira, qui se joue entre le Brésil et le Portugal, à « l’échelle de l’océan Atlantique » , sont scrupuleusement calculés par Charlotte de Castelnau-L’Estoile. Le public est saisi par la longueur de ce procès qui dura 10 ans, la profusion de témoignages et de documents et les nombreux rebondissements de l’enquête. Un doute émerge : « cette entreprise d’histoire globale, à partir d’un cas particulier, cher à la micro-histoire » , est-elle seulement possible ? A l’acharnement de l’Inquisition contre Páscoa répond la ténacité de l’historienne, qui recompose minutieusement chaque moment de cette affaire.
La persévérance de la comédienne vient en renfort. Dans une diction parfaite, en rien altérée par la fatigue, elle souligne la rigueur et l’érudition de l’enquête historique. Les spectateurs sont tenus en haleine, mais Jeanne Balibar ne cède pas au sensationnalisme pourtant si répandu dans les mises en scène de la violence de l’esclavage « comme si l’imagination de nos contemporains […] ne pouvait se détacher de l’idée de la réification des personnes » . Or, « il y a là […] un enjeu et une responsabilité pour l’historien : restituer aux esclaves l’humanité qui leur était déniée » .
Pari relevé avec succès, car le tour de force de la représentation théâtrale est de contribuer activement au renouvellement des imaginaires en portant au-devant de la scène les revendications à la liberté de trois femmes. Prises ensemble, elles n’apparaissent plus comme des cas isolés et cela les rend plus fortes encore.
Le passage de l’individuel au collectif est d’ailleurs pleinement réalisé par Les Historiennes. La complicité, l’estime réciproque, l’amitié et la sororité constituent les moteurs de cette aventure scientifique et artistique, suscitée par la parution d’un livre et qui a par la suite produit deux enquêtes historiques inédites. Désormais publié, l’ouvrage sur Páscoa Vieira a reçu en 2020 le premier Prix Lycéen du livre d’histoire et le Prix du Sénat du livre d’histoire. Les manières d’écrire l’histoire et de rencontrer le public sont décidément nombreuses et toujours à réinventer.