Pourquoi les philosophes qui ont traité de l’anarchie hésitent-ils à intégrer l’anarchisme politique dans leur réflexion, autrement dit à penser le non-gouvernable ?

Le titre de l'ouvrage de Catherine Malabou Au voleur ! est-il une référence indirecte (ou directe) à l'exclamation attribuée à Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865), « La propriété, c'est le vol », dans Qu'est-ce que la propriété ? livre paru en 1840 ? Ce serait aller trop vite en besogne que de le conclure. Le texte de la philosophe (et psychanalyste) Catherine Malabou ne porte pas sur l'anarchisme politique, mais sur le concept d'anarchie en philosophie, voire sur son impensé. En ce sens, l'ouvrage vise d'abord à repérer la présence de l'an-archie chez certains philosophes, depuis Aristote et Plotin, jusqu'à Levinas, Derrida, Foucault, Agamben, Rancière et Reiner Schürmann, philosophe allemand né en 1941 et mort en 1993. Pour autant, et là n'est pas le moindre de ses paradoxes, cet Au voleur ! tend à montrer que les philosophes mentionnés ont en définitive scotomisé l'anarchisme politique. Le dernier mot est d'ailleurs laissé à une psychanalyste, Nathalie Zaltman (1933-2009), dont le travail porte sur « la pulsion anarchiste ».

Anarchie et anarchisme

Ce n'est pas tant Elisée Reclus que Plotin qui est ici convoqué. Mais c'est bien du retard de la philosophie sur la pensée et la pratique anarchistes qu'il est néanmoins question. De quelle façon ? Précisons qu'il existe, aux yeux de l’auteur, un « anarchisme de fait », incarné dans le dépérissement de l'État et de ses institutions, et un « anarchisme d'éveil », matérialisé dans les prises en charge collectives des questions politiques (selon des modalités « marginales », c'est-à-dire hors parti et hors syndicat). Il existerait même, contre tout attente, un anarcho-capitalisme, c'est-à-dire un capitalisme sans principe, livré à l'ubérisation de la vie et au laisser-faire économique. Trump lui-même, ajoute C. Malabou, ne serait-il pas anarchiste ?

Ces hypothèses, qui ne sont pas si invraisemblables, sont néanmoins récusées par toute la tradition de l'anarchisme politique. Dans tous les cas, le marxisme et les théories politiques les plus établies n'ont pas perçu la dimension transformatrice de l'anarchisme et ont même entretenu une friche conceptuelle à son sujet. Les pratiques anarchistes sont cependant effectives, qu'il s'agisse de l'autonomisme zapatiste, de la résistance anarchiste kurde, d'Anarchists against the Wall en Israël, ou de Black Lives Matter aux Etats-Unis.

Philosophie et an-anarchie

Doit-on distinguer radicalement anarchi(sm)e philosophique et anarchisme politique ? La plupart des philosophes cités plus haut en attestent : si l'anarchie est au cœur de leur réflexion, l'anarchisme politique en est absent. Pourtant, en se confrontant au problème de la domination, ne mènent-ils pas le même combat que les anarchistes ? ne luttent-ils pas contre le « préjugé gouvernemental » d'après lequel la souveraineté étatique va de pair avec une certaine logique de gouvernement ?

La critique de l'« arkhè » est déjà significative de l'anarchisme proudhonien : « Être gouverné, c'est être gardé à vue, inspecté, espionné, dirigé, légiféré, réglementé, parqué, endoctriné, prêché, contrôlé, estimé, apprécié, censuré, commandé, par des êtres qui n'ont ni titre, ni la science, ni la vertu... »   . Le jugement est irrévocable. Mais, là encore, que pensent les philosophes de l'arkhè, respectivement « commencement » et « commandement » si l'on suit Aristote ? Est-il possible de démanteler le paradigme « archique » ?

Schürman et Derrida en passent par une dé-construction ontologique, Levinas, par une déconstitution éthique, Foucault, Rancière et Agamben, par un démontage politique. Les premiers s'interrogent sur la domination « archéo-téléologique » de la pensée et de la pratique (tout a un commencement et une fin). La « responsabilité an-archique » de Levinas transforme l'éthique en une « éthique sans sujet », l'Autre devenant une figure de précession emblématique. Foucault, pour sa part, entreprend une critique des dispositifs de pouvoir via une archéologie qui n'est autre qu'une an-archéologie. Agamben met au jour l'anarchie intérieure au pouvoir (dans la série d'ouvrages réunis sous le titre d'Homo sacer, notamment dans le volume L'usage des corps) et Rancière affirme que la politique n'a pas d'arkhè, et qu'elle est, au sens strict, an-archique. Le point aveugle ce ces positions est réaffirmé cependant par l'auteur : aucun de ces philosophes n'a démantelé le principe (quelle que soit la forme empruntée) et les références anarchistes (Kropotkine, Bakounine, Malatesta, etc.) sont notoirement absentes des travaux théoriques évoqués.

Les figures de l'an-archie philosophique

La révolution (sémantique et politique) du mot « anarchie » s'est opérée avec Proudhon, au milieu du XIXème siècle. Être anarchiste, c'est souscrire à l'ordre sans le pouvoir, et Elisée Reclus parle de l'anarchie comme de « la plus haute expression de l'ordre », ce qui peut surprendre. La philosophie contemporaine a en fait pris quelque chose à la pensée anarchiste. Ce vol est-il conscient, dissimulé, objet de dénégation ? Certains penseurs du XXème et du XXIème siècle en font un « usage » explicite, mais ont-ils vraiment soulevé la question du « non-gouvernable », celle-là même qui traverse toute interrogation sur l'anarchie (ou anarchisme) ? Le non-gouvernable n'est pas l'ingouvernable, mais son autre, et marque ainsi l'impossibilité quasi native de tout gouvernement.

Aristote, le premier, ouvre le débat dans Les politiques, ouvrage aporétique. Le régime démocratique a-t-il vraiment abandonné l'arkhè ? Si tout individu peut respectivement gouverner et être gouverné, cela signifie-t-il qu'il n'existe aucune « classe dirigeante » habilitée à diriger ? La démocratie ne réintroduit-elle pas ce qu'elle semblait avoir mis à l'écart, à savoir un principe hiérarchique hérité de la vie domestique (oikonomia) ? En se constituant comme modèles de la vie politique, l'oikonomia et sa structure de subordination ne fragilisent-elles pas l'an-anarchie démocratique ? C'est dire que le soupçon qui atteint l'an-archie est déjà en germe dans la philosophie d'Aristote. Renoncer à l'archique ne va pas de soi. Il est vrai que, d'après Schürman, l'arkhè tend à se dissoudre lui-même, ce dont témoignent l'épuisement de la métaphysique et de la théologie elle-même : s'adosser à l'hyper-principiel ne condamne-t-il pas à frôler l'extra-principiel (la transcendance divine, par exemple). En bref, le principe ne peut être à la fois au commencement, à l'origine, et à la fin, voire à l'extérieur de lui-même.

L'an-archie éthique de Levinas

L'hétéronomie de l'arkhè est visible dans l'éthique de Levinas : être responsable d'autrui est proprement « an-archique », puisque nous sommes traumatiquement commandés. Mais paradoxalement, là gît la véritable autonomie, là se manifeste la liberté. Il existerait ainsi des êtres « élus » susceptibles de s'exposer à Autrui selon des modalités an-archiques (sans principe, mais en vertu d'une injonction éthique de soumission à l'Autre) et, par ailleurs, des êtres ayant des « âmes d'esclaves ». Les « élus » seraient-ils donc libres et autonomes, dans leur obéissance à l'injonction éthique, et les esclaves des individus enchaînés, incapables qu'ils sont de réduire la distance entre commandement et obéissance ?

Mais ce qui est troublant, c'est que l'an-archie éthique de Levinas, dans sa démesure, a besoin de l'Etat pour réaliser l'émancipation du peuple « élu », ce qui reconduit ainsi la figure du Maître. En bref, le concept de « servilité » (éthique) ostracise l'hétéronomie véritable de l'esclavage : la construction de l'esclavage comme catégorie éthique est impossible, cette catégorie conduisant de surcroît à camoufler la réalité historique de l'esclavage.

La « pulsion de pouvoir » de Jacques Derrida

Dans les développements consacrés à Derrida, surgit la question de la « déconstruction » : règle-t-elle son compte à l'arkhè ? Il semblerait que les stratégies de rupture ne soient jamais « pures ». Dénoncer l'anarchisme « naïf » de Lévi-Strauss, pointer le rapport entre violence et écriture (dans De la grammatologie) ne suffit pas à déconstruire le principe archique. Dépasser l'archique peut s'effectuer en deux directions : vers un en-deçà, vers un au-delà. Comment rendre compte, par exemple, de l'au-delà du principe, et, en particulier, de l' « Au-delà du principe de plaisir » freudien ?

L'interprétation du texte de Freud par Derrida rend-elle justice à son contenu ? Il ne le semble pas, puisque Freud ne relie pas pouvoir et pulsion de mort, comme Derrida le suggère, nous dit Catherine Malabou. Thanatos, en effet, ne fait pas que dissoudre les liens libidinaux, mais peut faire naître aussi d'autres formes de lien, déliées des tentations de la maîtrise, et autres que des relations « obéissantes ». En bref, la pulsion de mort préfigure aussi l'anarchie politique et pas seulement la destruction. Ce sera la thèse de N. Zaltman.

L'an-archéologie de Michel Foucault

La corrélation entre maîtrise et pouvoir est d'ailleurs contestée par Foucault lui-même. Dans Du gouvernement des vivants, Foucault vise à débarrasser l'anarchisme de toute forme téléologique. Si l'anarchie est le fonds permanent de la guerre civile (comme le sous-entend Hobbes), la résistance est donc première ontologiquement, et la transformation des relations de pouvoir, seule, a quelque efficacité politique. Mais le motif du « non-gouvernable » soutient-il pour autant les analyses en question ? C'est dans son dernier cours au Collège de France, Le courage de la vérité, que Foucault en débat.

Rien n'indique, cependant, que l'indocilité réfléchie rompe effectivement avec la logique de gouvernement. C’est donc un Foucault authentiquement « cynique », et prônant un « isolement éthique », qui révèle le pouvoir d'un « usage politique de la vérité ». Dire le vrai (la parrêsia) était réservé, faut-il le rappeler, aux Cyniques, seuls philosophes, en Grèce, à incarner le « non-gouvernable », et, tout autant, la possibilité de se transformer soi-même ainsi que l'espace public. Si telle est l'idée force de Foucault, dans ses derniers textes, il s'agirait bien alors d'une expérience-limite nous faisant entrevoir l'anarchisme politique, mais simplement l'entrevoir, précise Catherine Malabou.

L'anarchie profanatrice de Giorgio Agamben

C'est d'une « anarchie profanatrice » qu'il est question dans le chapitre VIII, à travers les « zones » de Giorgio Agamben, philosophe né en 1942.  L'originalité d'Agamben est d'interroger le rapport entre anarchie et sacralité, toute « profanation » étant à ses yeux anarchiste, c'est-à-dire confrontée à la suspension du pouvoir. Le sacré - symbole de l'exception - est politique, mais comment le destituer ? La « profanation anarchiste » ne passe pas par un refus du type « Ni Dieu ni Maître », mais, bien au contraire, par la désacralisation de l'inflation symbolique autour du sacré et du paradigme archique. La profanation, à ce titre, n'est en aucun cas transgression, comme l'anarchisme traditionnel semble le supposer.

La thèse d'Agamben est que l'anarchie est logée à l'intérieur du pouvoir : elle inscrit dans l'être une incapacité à commander. En quoi consisterait, dès lors, une destitution de l'arkhè ? En restituant à l'anarchie ses possibilités de contact, la libération s'effectuant en « touchant » un sacré considéré jusqu'ici comme intouchable. Ce mouvement de désacralisation évite l'athéisme naïf, l'iconoclastie brutale ou le sacrilège de carnaval. Mais il demeure problématique, sachant qu'il peut se présenter à son tour comme un « signifiant flottant » s'attardant interminablement dans la zone sacrée qu'il ne parvient pas à réduire (et qui porte in fine le nom de Dieu).

L'anarchie mise en scène de Jacques Rancière

C'est enfin une « Anarchie mise en scène » qui fait l'objet du dernier chapitre de l'ouvrage, sous l'égide de Jacques Rancière. Penseur de l'anarchie politique, Rancière hésite à se déclarer anarchiste. Pour quel(s) motif(s) ? Parce que la faillite du marxisme d'Etat a redistribué les cartes et remis en cause l'idée selon laquelle l'univers de la production et de l'échange étaient libérateurs en soi. Loin de produire un anarchisme politique émancipateur, marxisme et anarchisme « classique » ont finalement légitimé le capital.

C'est la radicalisation du concept de démocratie qui permet en définitive de toucher à la dimension anarchique de la politique : la démocratie se définit comme l'« auto-négation de la légitimité du pouvoir ». « Police » (non pas au sens de répression étatique) et politique s'opposent, la première activant la dimension « politicienne » de la politique. Or la spécificité de la politique, c'est de mettre à distance la représentativité parlementaire, et même, de s'exposer à sa propre dissolution. Mais Rancière ne réintroduit-il pas la « représentabilité » en transférant la sphère politique vers l'esthétique ? Lorsque les ouvriers deviennent poètes, nous dit-il, la désidentification pratiquée modifie la configuration politique. La « mise en scène » de la politique ne fait donc pas disparaître l'« irreprésentable ».

Par ailleurs, si le « partage du sensible » fait la part aux sans-parts, confère aux gouvernés un titre à gouverner, la souveraineté est-elle pour autant congédiée ? De la difficulté, donc, d'être anarchiste … L'anarchisme implique par ailleurs le témoignage de l'innommable, pratique jugée politiquement irrecevable par Rancière. L'oubli de l'altérité se signalerait aussi dans l'égalité des intelligences revendiquée par l'auteur du Maître ignorant, dont le texte serait un « mémoire sans anamnèse », soumis en définitive à un argument d'autorité.

Une « pulsion anarchiste » ?

D'après Nathalie Zaltzman, la pulsion anarchiste est d'abord un désancrage de la domestication, une façon de se défaire de toute illusion de fusion. Bakounine parlait d'une « véritable force plastique » de l'anarchisme :  le non-gouvernable n'est pas l'équivalent d'une violence aveugle. L'anarchisme est au fond un mouvement paradoxal, il « invente ce vers quoi il se retourne ». Ni messianique, ni obsédé par une origine mythique, l'anarchisme est ailleurs : dans la lassitude des peuples, leur épuisement, leur colère face à la dévastation sociale et écologique. Être anarchiste, c'est expérimenter des stratégies conduisant à la défaite de la logique gouvernementale. Mais, là encore, rien ne garantit l'émancipation, excepté qu'il n'y « a rien à attendre d'en haut ».

L'originalité de l'ouvrage de Catherine Malabou tient à l'angle d'attaque. On ne s'attend pas à repérer les figures de l'an-archie dans la philosophie d'Aristote, de Plotin ou de Levinas, voire d'Agamben ou de Derrida, ou à « apprendre » que Foucault et Rancière ont raté le réel anarchiste, mais telle est bien la thèse de l'auteur. Le paradoxe est que l'analyse inédite de Catherine Malabou finit par masquer les références anarchistes qu'elle s'emploie pourtant à nous restituer en creux. A moins de « sortir » de la philosophie – si cela est possible ... – comment en effet « penser » l'anarchisme politique, surtout si les doctrines anarchistes (et les pratiques) sont elles-mêmes entachées de tentations hégémoniques ? La réponse est fournie, semble-t-il, par une référence proprement psychanalytique.