Le dernier roman de Cynthia Ozick nous raconte l'histoire de deux jeunes hommes dans une « public school » de l'Angleterre du début du siècle précédent.

Depuis 1986, on doit aux Éditions de L’Olivier la traduction des romans fascinants et beaux de la grande romancière américaine Cynthia Ozick, admirée, entre autres, par Saul Bellow, récompensé par le prix Nobel en 1976, et par Philip Roth, qui aurait mérité de le recevoir.

Marcel Proust, Franz Kafka, Vladimir Nabokov, Milan Kundera, Vassili Grossman n’ont pas davantage été élus, tandis que le prix fut offert à l'auteur du Don paisible, le romancier soviétique Mikhaïl Cholokhov, au sommet de la hiérarchie officielle des écrivains soviétiques, au nom du réchauffement des relations entre la Suède et l’URSS, ainsi que le raconte Joseph Brodsky dans son recueil de nouvelles, Loin de Byzance. Mais le jury du Nobel suit les modes, l’une après l’autre. La toute dernière serait de privilégier le « récit de la vie », au détriment de la littérature jugée « élitiste ». Selon ce critère, Cynthia Ozick est loin d’être un écrivain au goût du jour.

Une romancière sophistiquée

Cynthia Ozick ne s’est jamais préoccupée d’appartenir au clan des vertueuses. Les histoires qu’elle raconte, si elles entretiennent un lien avec ses origines ou le cours de sa vie, ne sont pas le fruit du premier degré. Ozick n’a aucun intérêt pour le roman intimiste. Les malheurs quotidiens, les chagrins d’amour, la concupiscence, supposée généralisée et violente, des hommes vis-à-vis des femmes, ne l’inspirent pas. Elle publie des chroniques dont l’ironie et le sens du l’humour ravissent les lecteurs du New Yorker. Les critiques littéraires de la New York Review of Books, de la New York Times Book Review et de la Paris Review encensent ses romans sophistiqués, sarcastiques, labyrinthiques, qui prennent souvent la forme d’une parabole.

Dès son jeune âge, Miss Ozick n’a pas dissimulé son affection pour cette forme, en intitulant sa thèse La Parabole dans les nouvelles tardives d’Henry James, l’écrivain auquel elle voue une grande admiration, et qui a influencé son style si élégant, un tantinet alambiqué, mais sans ostentation.

Elle fait souvent preuve d’une ironie féroce. Ainsi, un jour de 1979, quand Norman Mailer présentant son roman Prisoner of Sex déclara : « Un bon romancier peut se priver de tout, sauf de ses couilles. » (Remnant of his bawls), Ozick répliqua : « Cela fait des années et des années que je m’interroge. Mr Mailer quand vous trempez vos couilles dans l’encre, de quelle couleur est-elle ? »

Ozick peut s’emparer de n’importe quel fait, au demeurant banal, pour le métamorphoser en un conte, envoûtant, malicieux, érudit, dont le dénouement n’est jamais une révélation pour le lecteur, prié de suivre les méandres de la pensée de l’écrivain, afin d’en élucider le sens.

L’extermination des Juifs d’Europe est au centre de ses récits, mais pas de manière directe, anecdotique ou factuelle car, à ses yeux, la Shoah ne saurait être un objet romanesque, dans cette hypothèse, de fort mauvais goût.

Souvenirs d'une public school

Dans Antiquités, ce nouvel opus, nous rencontrons au sein d’une multitude chrétienne, quelques Juifs, mais principalement un Juif en un lieu où ne nous attendons pas à les rencontrer : une public school, qui ressemble dans la description de ses couloirs et de ses chambres glaciales à Trinity College, évoqué par Nabokov dans son roman autobiographique, Speak Memory (1966). Par la bouche du narrateur, Lloyd Wilkinson, Ozick écrit :

« l’esprit de l’Académie était fondé sur des principes religieux et pédagogiques à l’anglaise. Nos professeurs, triés sur le volet pour leur probité et une appartenance à l’Église ad hoc, étaient des maîtres au style impeccable. »

Ce récit, court et dense, commence le 30 avril 1949 sous la plume du narrateur, Lloyd Wilkinson Petrie, qui fut autrefois pensionnaire de l’Académie du Temple (Temple Academy for Boys), cet internat pour garçons qui reçut ses derniers élèves en 1915. Sir William, membre du conseil d’administration, déclare que sept de ses membres sont encore en vie sur vingt-cinq, à l’heure où il rédige ses souvenirs.

Lloyd Wilkinson Petrie est le descendant du célèbre égyptologue anglais William Matthew Flanders Petrie (1853-1942), dont la photographie figure au début de l’ouvrage. Son grand-père, Matthew Flanders, un célèbre explorateur, avait réalisé la première carte géographique de l’Australie. « Cousin William » est l’inventeur de la stratigraphie, qui révolutionna la technique des fouilles archéologiques. Ses derniers travaux le conduisirent en Palestine, où il mourut à 89 ans. Il fut inhumé dans le cimetière du Mont Sion, à Jérusalem.

Au cours d’une réunion à Temple House, les derniers résidants et administrateurs, qui seront bientôt priés de quitter les lieux, décident de réaliser un album commémoratif de leur institution. Chacun y contribuant de sa plume.

Les bâtiments, édifiés sur un terrain ayant appartenu à des cousins de Henry James, seront bientôt détruits et remplacés par de nouveaux édifices. Les vieillards se résignent à quitter les couloirs obscurs, la bibliothèque délabrée, le parc à l’abandon, où ils furent jadis pensionnaires.

Une passion antique

Chaque garçon occupait ce qu’on appelait une cellule, dont la porte ne devait jamais être fermée à clef. Juste en face de celle de Wilkinson se trouvait celle d’un adolescent aux cheveux rouges, qui portait d’étranges et longues boucles sur les tempes (payès, en yiddish). Ce jeune Juif, méprisé et moqué par ses condisciples (y compris par une poignée de six Juifs, très assimilés, mais cependant eux aussi victimes de l’ostracisme de leurs camarades chrétiens), les ignore totalement et s’enferme dans sa chambre, où il dit ses prières chaque jour « dans une langue ancestrale ». Wilkinson est fasciné par ce garçon mystérieux, solitaire, qui ignore ses avances. Son nom : Ben-Sion Eléphantin. Au XXe siècle, on a découvert sur l’île Éléphantine, au milieu du Nil, des papyrus en araméen témoignant de l’existence, au VIe siècle avant notre ère, de la présence d’une colonie juive qui édifia un temple à YHWH. Ben-Sion révèle au cours d’une partie d’échecs à Lloyd qu’il serait un des descendants des Juifs du Nil. Mais, finalement, nous n’en saurons rien. Ben-Sion semble sorti de nulle part : sans famille et sans parents.

Dans le but d’approcher et de sonder Ben-Sion, Lloyd a finalement trouvé un prétexte. Montrer à Ben-Sion le trésor que son père, qui fut explorateur en Égypte, lui a légué dans un pot, enfermé dans un sac : des statuettes semblables à celles qui se trouvaient sur le bureau de Freud à Vienne et une sorte de statue borgne, ressemblant à une cigogne aux pattes repliées. Il pense que la cigogne devrait intéresser le Juif aux cheveux de feu. Il s’en suivra quelques rencontres, quelques dialogues énigmatiques, des parties d’échecs, et surtout une sorte d’envoûtement érotique, à même le sol, sous le lit du narrateur.

« Combien d’heures avons-nous passées ainsi entrelacés. Je ne saurais le dire, et je ne puis non plus me rappeler si l’un de nous avait succombé, comme je l’imagine maintenant, à ce qui devait ressembler à un genre de demi-sommeil. En ce qui me concerne, je sais que je vis le soleil se déplacer d’un angle à l’autre du plafond et que je surveillais sa lente progression d’un œil paresseux. Je ne peux pas non plus affirmer que j’étais parfaitement réveillé, même si les murmures qui tournoyaient autour de moi étaient les vestiges des petits grognements graves et félins de Ben-Sion Éléphantin, qui allaient et venaient, si bien qu’ici et là j’avais l’impression de l’entendre invoquer je ne sais quoi dans une langue étrangère, alors même que je comprenais ce qu’il disait. »

Le 18 février 1950, Lloyd qui va bientôt quitter la vieille demeure pour emménager dans une tour neuve de Manhattan en béton, se remémore une fois encore le garçon aux cheveux rouges :

« Je crois que j’ai connaissance de la chose la plus importante. Ben-Sion Éléphantin, lui aussi, a connaissance de la chose importante.

Nous sommes les deux seuls à en avoir connaissance. Pas plus aux cieux que dans la mer, pas un dieu de pierre inhumé dans la terre. Un temple sans royaume perdu de cigognes sur le Nil, est-ce cela ?

Nous sommes les deux seuls à en avoir connaissance ?

Nous deux, les rois. »

Dans les « Remerciements » adressés à Rachel Hallote, sa fille archéologue, et à Alexandre Joffe, Cynthia Ozick écrit : « grâce à eux, j’ai appris que si, les histoires sont incapables de fabriquer des pots, les pots racontent toutes sortes d’histoires. » La romancière tient aussi à préciser au lecteur que si certains personnages évoqués dans ce livre ont réellement existé, ils ont toutefois été utilisés de façon fictive.