Thomas Scanlon, philosophe majeur quoique méconnu du lectorat francophone, offre une explication nouvelle de l’impératif d’égalité, au nom de l’exigence légitime de respect.

Né en 1940 à Indianapolis, Thomas Scanlon fut professeur de philosophie morale, d’abord à Princeton (de 1966 à 1984), puis ensuite à Harvard (jusqu’à sa retraite en 2016). Après une thèse consacrée à la logique mathématique, il se tourne vers la philosophie politique et la théorie morale. Son œuvre est, aux Etats-Unis, considérée comme majeure. On ne peut dès lors que s’interroger sur les raisons pour lesquelles les lecteurs francophones ne connaissaient, avant la présente traduction par Victor Mardellat de Why Does Inequality Matter ? (livre publié en anglais en 2017), que L’Épreuve de la tolérance (recueil d’articles, publiés entre 1972 et 2001, traduits en 2018, soit 15 années après la parution originale). Mais nous laisserons à d’autres le soin d’interpréter notre tiédeur à l’égard de Scanlon : après tout, Rawls et sa Theory of Justice ont attendu plus encore !

En dépit de la pluralité de ses intérêts, la pensée de Scanlon possède une unité incontestable. Elle nous semble pouvoir être comprise à l’aune de son réalisme quant aux raisons, tel qu’il est défendu, en 2014, dans Being Realistic About Reasons : il existe des vérités normatives irréductibles, indépendantes de nos attitudes à leur égard : nos raisons d’agir font partie de la réalité et elles forment un objet de connaissance parmi d’autres. Néanmoins, une raison est de nature relationnelle car elle dépend de l’existence d’êtres capables d’être mus par elle. Malgré l’importance de ce point – l’égalitarisme de Scanlon étant lui-même, nous le verrons, de nature relationnelle – nous ne pouvons le développer sans nous éloigner de la problématique de l’ouvrage ici recensé.

Un contractualisme moral

Scanlon appartient au courant contractualiste, selon lequel le contrat doit constituer le fondement du lien social. Mais il est un contractualiste moral : alors que Rawls imagine une situation hypothétique (la position originelle) dans laquelle se trouvent les membres de la société qui vont décider des principes fondamentaux de leur coexistence, Scanlon s’en dispense dans la mesure où, selon lui, ce n’est pas l’avantage rationnel de chacun qui doit nous guider, mais les revendications raisonnables des individus, autrement dit ce qu’autrui peut légitimement demander, mais aussi ce que nous pouvons légitimement lui refuser.

Ainsi, dans What We Owe to Each Other (1998), un livre salué par Philip Pettit comme offrant une position nouvelle sur des questions débattues depuis des milliers d’années (un événement philosophique selon Thomas Nagel), Scanlon délimite le domaine de la moralité par le critère de « justifiabilité » : il s’agit de trouver des principes qui ne peuvent être raisonnablement rejetés par autrui, si, toutefois, celui-ci partage notre motivation à trouver un accord raisonnable. Cette idée, opposée à la vision hobbesienne selon laquelle il serait rationnel de fonder les normes de l’interaction sociale sur la maximisation des avantages individuels, revendique l’héritage rousseauiste (que Scanlon considère comme central dans la tradition contractualiste   ). Elle est fondamentale parce que non dérivée d’autres principes, par exemple d’autres faits moraux.

Pour Scanlon, mon devoir moral envers autrui prime sur tout autre considération. Aussi, son contractualisme se construit-il largement contre l’utilitarisme   pour lequel le souci des conséquences de nos actions permet de maximiser des valeurs   , telles que le bien-être. Cet objectif, qui fonde l’action sur des considérations impersonnelles (par exemple, l’état de choses qui contient la plus grande somme de bien-être : aucun individu particulier ne jouit de cette somme), est, selon Scanlon, très éloigné de ce qui nous motive réellement dans la vie morale concrète : l’intérêt que nous portons aux intérêts d’autrui et notre attachement à une relation interpersonnelle fondée sur l’idéal de la justifiabilité réciproque.

C’est à la lumière de cet idéal relationnel que doivent s’interpréter les objections à l’inégalité qu’il examine dans Pourquoi s’opposer à l’inégalité : elles sont toutes liées aux raisons qu’ont les individus de s’opposer aux types de relations interpersonnelles auxquelles conduisent certaines inégalités, et/ou qui donnent lieu à certaines inégalités (lesquelles tirent leur caractère moralement problématique de ce qui est contestable dans le type de rapport à l’autre qui les engendre).

L’égalité d’attention

Dans une conférence donnée à l’université du Kansas, en 1996   , les caractéristiques essentielles de l’égalitarisme de Scanlon sont déjà présentes. Il met en avant un objectif qui, précise-t-il, a joué un grand rôle dans la pensée égalitariste radicale, celui d’une « société dans laquelle les gens se considèrent tous les uns les autres comme des égaux »   . Le fondement des raisons de nous opposer à la différence entre ce qu’ont les uns et ce qu’ont les autres se situe dans l’exigence d’égalité d’attention. Il s’agit d’une norme fondamentale, laquelle jouit, comme Ronald Dworkin l’avait souligné, du statut d’un droit naturel, c’est-à-dire d’un droit que nous possédons simplement en tant qu’êtres humains. L’Etat doit traiter les citoyens avec une égale attention et un égal respect, ce que Dworkin nommera, dans Do Liberty and Equality Conflict?, le principe de l’individualisme éthique.

Ces droits à l’égale attention et à l’égal respect indiquent avant tout le droit à être traité comme un égal. Le droit à l’égalité de respect et d’attention est axiomatique : il n’est pas un droit à côté des autres, il en est le noyau de légitimité. On sait que Dworkin s’attaque ici à l’idée commune selon laquelle liberté et égalité seraient des principes premiers dont nous serions contraints de décrire les rapports en termes d’opposition, de subordination ou de limitation réciproque. Mais il n’en est rien : si l’égalité est un principe fondateur, c’est parce qu’elle implique intrinsèquement l’autonomie, laquelle en est une dimension constitutive. Dans cette perspective, les libertés fondamentales ne sont pas subordonnées à l’égalité, elles procèdent de celle-ci. Le droit à l’égale dignité, droit formel, ne peut être réellement reconnu que par un droit à l’égal traitement.

L’analyse de Dworkin éclaire celle de Scanlon. Ce dernier dit explicitement se situer dans la même perspective, laquelle « fournit un cadre dans lequel s’inscrivent toutes les objections à l’inégalité que j’examinerai »   . Pour Dworkin et Scanlon, le jugement sur la déficience du marché n’est pas fondé sur des considérations économiques mais morales : si le marché est déficient, c’est parce qu’il autorise, dans la répartition des ressources, des distinctions entre les individus dépourvues de signification morale. Plus fondamentalement encore, les deux philosophes se posent la même question : comment pourrions-nous promouvoir l’égalité de traitement sans nous interroger sur ce qui fait la valeur d’une vie ? Celle-ci est diminuée si nous vivons au sein d’une communauté injuste : nous avons donc un intérêt personnel à promouvoir la justice. Pour un contractualiste moral, il existe un lien substantiel entre le fait de se comporter moralement et le souci de l’autre.

L’égalité d’attention est, logiquement, l’objet du premier chapitre. Scanlon se montre sensible à la critique selon laquelle une préoccupation égale peut conduire, si tous se voient refuser un avantage au motif que tous ne peuvent en bénéficier, à un nivellement par le bas. Comme ceux qui font de l’égalité un idéal moral (tels Thomas Nagel, Harry Frankfurt ou encore Derek Parfit, même si ce dernier distingue égalitarisme et prioritarisme), Scanlon considère qu’il convient de donner la priorité aux personnes défavorisées (et non à la satisfaction de besoins particuliers, sans considération pour la situation des plus démunis). Il ne déplore pas tant qu’il y ait des personnes défavorisées plus que d’autres (bien que le fait que X soit moins bien loti que Y peut constituer un problème moral), mais que celles-ci soient moins bien loties qu’elles auraient pu l’être. Dès lors, il n’est pas tenu d’admettre qu’il serait bon de supprimer l’inégalité par le nivellement par le bas : si les plus mal lotis peuvent arguer d’un droit à être élevés au niveau des autres, ils ne peuvent exiger que les autres soient rabaissés à leur niveau.

L’idéal d’égale attention, loin de s’opposer à celui d’égalité distributive, lui fournit une base. Mais une grande part de l’intérêt de l’analyse de Scanlon tient à sa conception pluraliste de l’égalité : les différentes objections à l’inégalité, bien qu’elles se recoupent, font appel à des fondements distincts : « Il y a des raisons de s’opposer au racisme et à d’autres attitudes discriminatoires qui sont indépendantes des raisons de s’opposer à d’autres types de torts »   .

Inégalités de statut et conditions de l’équité

Nous avons des raisons fortes de défendre l’égalité distributive : elles tiennent au fait que l’inégalité crée des différences de statut stigmatisantes. L’égalité distributive est donc précieuse en raison de ses effets (contrairement, par exemple, à la thèse défendue par Derek Parfit selon laquelle elle est précieuse en elle-même). Les raisons auxquelles Scanlon fait appel tiennent à des préoccupations spécifiquement égalitaires comme le caractère néfaste de l’exploitation, de la domination et, plus généralement, des différences de statut.

L'inégalité de statut est une raison clé d’opposition à l'inégalité. Le cas général est celui où les personnes se voient refuser l'accès aux biens ou aux droits sur la base de caractéristiques, telles que le sexe ou la couleur de peau, qui ne sauraient justifier la discrimination : « De nombreuses formes de discrimination impliquent des erreurs fondamentales au sujet de l’importance de certaines caractéristiques individuelles, telles la couleur de la peau »   . Les inégalités économiques peuvent elles aussi produire de l’inégalité de statut (donc sans qu’il y ait discrimination ou que l’on soit dans une société de castes). C’est un point sur lequel Adam Smith avait insisté : les personnes de statut inférieur tendent souvent à intérioriser leur infériorité.

L’une des questions que pose Scanlon est celle de la légitimité de l’opposition aux changements de la part des privilégiés. Cette opposition peut être fondée sur l’utilité sociale de certaines fonctions. Mais qui est fondé à décider quels talents méritent d’être encouragés ? A supposer que soit montré le bénéfice que leur exercice crée pour tous, il reste à s’assurer du respect de l’équité procédurale : seule la capacité à réaliser l’objectif visé doit avoir été prise en considération. Il faut également que tous les candidats à la fonction aient bénéficié de conditions préalables suffisamment bonnes pour jouir d’opportunités substantielles, soit de possibilités réelles de développer les capacités nécessaires pour être choisi. Ce point est décisif car il remet en cause la notion commune de mérite   .

La position de Scanlon est radicale : si le terme « méritocratie » a été forgé, c’est parce que « mettre l’accent sur l’égalité des chances », et laisser croire qu’elle a été largement atteinte, « peut favoriser une inégalité de statut contestable dans laquelle ceux qui ne réussissent pas dans la compétition pour les positions privilégiées sont généralement considérés comme socialement inférieurs à ceux qui réussissent »   . Le montant de nos revenus ne reflète pas notre niveau de perfection morale.

Il convient en outre de veiller aux conditions de l’équité politique, autrement dit de limiter les effets de la richesse économique sur le processus politique   . En effet, une objection importante à l’inégalité économique est qu’elle sape l’équité des institutions politiques. Les citoyens pauvres sont ainsi privés des chances d’influencer les résultats électoraux (alors que les riches exercent une influence disproportionnée). Ce n’est cependant pas, selon Scanlon, l’argument décisif. Ce dernier tient aux « conditions d’arrière-plan de l’équité politique » : les inégalités économiques produisent une inégalité d’accès aux principaux moyens d’expression et rendent possible l’influence corruptrice.

Mais en dehors du fait que le niveau d’inégalité économique produit des effets indésirables, il doit parfois être considéré comme injuste en lui-même.

Pourquoi les inégalités sont injustifiables

Nous avons vu que le mérite moral ne justifie pas les inégalités. D’une façon générale, ces dernières sont contestables lorsque les mécanismes institutionnels qui les engendrent ne peuvent eux-mêmes être correctement justifiés   . Une institution, précise Scanlon, est « inéquitable si elle produit d’importantes différences de revenus et de richesse pour lesquelles on ne peut donner aucune raison suffisante »   . Notons que cette position, proche de celle de Rawls, est différente de celle de Gerald Cohen qui considère les inégalités ne résultant pas d’un choix comme injustes en elles-mêmes, quelles que soient les caractéristiques des institutions qui les produisent. La justice pour Cohen consisterait donc à neutraliser les effets du hasard : la loterie génétique étant injuste, nous ne sommes pas fondés à revendiquer le moindre titre sur les talents et les capacités dont nous sommes porteurs. Mais cette approche ne relativise-t-elle pas l’importance de la responsabilité individuelle (à laquelle, pourtant, Cohen est attaché) ? Dès lors, elle peut sembler moins attrayante que l’égalitarisme scanlonien.

On a pu, en raison de l’insistance commune sur l’équité procédurale, rapprocher Scanlon des libertariens. Ce rapprochement est sans pertinence. Alors qu’Hayek considère les résultats comme justes s’ils procèdent du fonctionnement libre du marché, Scanlon (comme Rawls et son principe de différence) impose des contraintes égalitaires sur les procédures justifiables qu’Hayek n’admet pas. Ces contraintes concernent bien entendu la fiscalité redistributive (nécessaire pour combattre les inégalités injustes), mais surtout les mécanismes de prédistribution. Ces derniers peuvent être définis comme des interventions de nature à mettre les personnes dans des positions plus favorables avant leur entrée sur le marché du travail, autrement dit à permettre une distribution plus équitable des coûts de la productivité économique   .

Il est donc crucial, comme Scanlon le souligne dès les premières pages de l’ouvrage, de « comprendre ce que des lois et des institutions qui promeuvent l’inégalité ont d’injuste, et en quoi il peut être justifié de changer ces institutions en vue de produire une plus grande égalité »   . Cette recommandation, notons-le, vaut au niveau mondial : dès 1973, dans son analyse de Theory of Justice, Scanlon propose d’appliquer le principe de différence rawlsien au système économique mondial (conséquence que Rawls refusait de tirer de ses propres thèses).

Il est important de noter, pour conclure, que de nombreux auteurs contemporains inscrivent leurs travaux dans un cadre proche de la philosophie politique de Scanlon. C’est, notamment, le cas de Brian Barry (1936-2009) et de la place qu’il accorde au désir d’impartialité dans la justification des principes de justice : la présomption d’égalité et l’avantage mutuel, tout comme son opposition à la méritocratie, sont aisément traduisibles dans le vocabulaire scanlonien. On doit également mentionner les apports de Martin O’Neill   qui ne se limitent nullement à ses éclairants commentaires sur la pensée de Scanlon.

L’ouvrage n’est pas la simple traduction de la version originale, laquelle a été revue et complétée par Scanlon, notamment par l’ajout d’une postface très précieuse. Et surtout, il bénéficie de plusieurs notes de bas de page du traducteur, Victor Mardellat, très certainement le meilleur spécialiste français de Thomas Scanlon. Il est difficile désormais à la philosophie politique francophone d’ignorer ce travail primordial.